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LA

CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE

ire année. N° 6.

CRITIQUE. BEAUX-ARTS. SCIENCES. ERUDITION.

5 avril 1857.

Pour tout ce qui regarde la rédaction et l'administration, s'adresser à M. LUDOVIC LALANNE, directeur-gérant.

SOMMAIRE.

Un petit démêlé littéraire : M. Théophile Lavallée et M. le duc de Noailles, 121.- Mémoires inédits de Jean Rou, 124.— D'une récente édition de Théophile, par M. L. DANIEL, 127.— Un nouveau dogme de la théologie égyptienne, par M. L. RITTER, 128.- Voyage dans l'île de Rhodes, de M. Guérin; le Colosse, 130.— Une lettre inédite de M. de Lamenuais au cardinal ***, ***, 131.Sur un bijou d'Alfred le Grand; lettre de M. F. de LASTEYRIE, 131.-Lettre au sujet de Le Prince, 133.-Revue dramatique, 134.- Nouvelles littéraires de la GrandeBretagne, par M. G. MASSON, 134. - Camma, de M. Montanelli, 136.- Concours de la Société d'Utrecht, 136.— Questions et réponses: le grand et le petit Credo; Portrait des académiciens vivants, de Benserade, 136. - Bulletin des ventes, 137.

Bulletin bibliographique. Le livre des Miracles de Grégoire de Tours, trad. par H. BORDIER, 137. Maxime Du Camp. Les six Aventures, 138.- Laotseu, etc. (le livre de la voie et de la vertu, de Laosteu), par M. STAN. JULIEN, 139. · Annuaire de la Société archéologique de Constantine, 139.- Table des Mémoires de l'Académie des inscriptions, par MM. de ROZIÈRE et CHATEL, 139.- Handbuch, etc. (Manuel de l'histoire de la philosophie gréco romaine), par M. BRANDIS, 140.-The Chinese and their Rebellion, par M. MEADOWS, 140.- Histoire de Château-Vilain, par M. CARNANDET, 140.-Delphinalia, par M. H. GARIEL, 141.- Récit de l'arrestation de Louis XVI à Varennes, par M. V. FOURNEL, 141.

Publications nouvelles. Livres français et allemands, 141.— Journaux français, 142.- Périodiques français, 143.

UN PETIT DEMELÉ LITTÉRAIRE.

M. THÉOPHILE LAVALLÉE ET M. LE DUC DE NOAILLES. Quand le duc de Chevreuse fit son grand parc à Dampierre, il s'y prit, pour l'arrondir, d'une très-ingénieuse façon. « Il enferma dans ses murs, 1857.

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Ce que l'on trouvait fort réjouissant au XVIIe siècle n'est plus guère de mise aujourd'hui, excepté pourtant en littérature; car voici qu'un autre duc, un académicien, M. de Noailles, voulant ajouter un troisième volume à son Histoire de Madame de Maintenon, s'est avisé de recourir au procédé si commode de M. de Chevreuse. Il a « enfermé » dans son livre quelques bons morceaux qui ne lui appartenaient pas, il est vrai, mais qui étaient si bien à sa convenance, qu'il a cru devoir se passer du consentement du propriétaire, M. Théophile Lavallée. Malheureusement comme il ne paraît lui avoir promis aucune espèce de clef, celui qu'il dépouillait s'est récrié et justice a bientôt été faite. M. Charles Louandre s'est rendu, dans le Journal général de l'instruction publique (1), l'interprète des plaintes de la victime et les particularités qu'il y a révélées sont assez piquantes pour que nous les fassions connaître à nos lecteurs.

Il y a longtemps que M. le duc de Noailles et M. Théophile Lavallée se trouvent en concurrence, c'est-à-dire travaillent sur le même sujet. Le premier a fait paraître en 1843 une brochure sur la maison de Saint-Cyr (2), brochure tirée à un petit nombre d'exemplaires et dont ne put avoir connaissance M. Lavallée, lorsque dix ans plus tard, en 1853, il publia une Histoire de la maison de Saint-Cyr, où il utilisa des documents déjà donnés, et à son insu, par son devancier. Ce fait lui fut très-vivement reproché par M. C. Lenormant dans un article du Correspondant, auquel

(1) Voir les numéros du 28 février et du 7 mars dernier. (2) Saint-Cyr, Histoire de la maison royale de Saint-Louis. Paris, imprimerie de Lacrampe, in-8. Ne se vend pas.

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du reste il répondit péremptoirement deux mois après (1). En 1848, M. le duc de Noailles publia, sous le titre de Histoire de Madame de Maintenon, et des principaux événements du règne de Louis XIV (2), deux volumes qui lui ouvrirent les portes de l'Académie française. De son côté, M. Lavallée a entrepris sur la vie et les écrits de Mme de Maintenon un grand travail dont 4 volumes ont paru successivement, de 1854 à 1856 (3), sous le titre de Lettres historiques et édifiantes, Lettres sur l'éducation, — Entretiens sur l'éducation; le tout enrichi d'introductions et de notes. Enfin, en 1857, il y a quelques semaines, M. le duc de Noailles a mis au jour le troisième volume de son Histoire de Madame de Maintenon, volume que nous avons sous les yeux, et à la première page duquel nous lisons la note suivante : "Le premier chapitre a déjà été imprimé et publié à petit nombre en 1843..... Depuis cette époque, en 1853, M. Th. Lavallée a donné une histoire de la maison de Saint-Cyr, en un volume in-8, qui est le développement des faits consignés ici, avec quelques additions dontje me suis permis de profiter.

Voyons donc comment M. de Noailles a usé de la permission qu'il s'était donnée lui-même et quel sens a pour lui le mot profiter (4).

Si nous demandons, par exemple, qu'est-ce que Marie-Madeleine de Glapion de Broutis? M. Lavallée nous répond en ces termes, non pas dans l'Histoire de la maison de Saint-Cyr, mentionnée uniquement par M. de Noailles, mais dans les Lettres historiques et édifiantes (5), t. I, p. 379-382.

1°C'était une de ces créatures angéliques qui semblent douées de tous les dons du ciel. Elle était grande et bien faite, fort blanche et un peu pâle, les yeux pleins de feu et d'esprit, le visage long, le nez bien fait, de belles dents, les lèvres un peu minces. Toute sa personne était douce, tendre et souriante; tout en elle respirait la grâce et la bonté.

20,, Mme de Maintenon avait distingué tout enfant Mlle de Glapion et elle en avait fait son élève chérie; elle en fit plus tard sa confidente la plus intime, elle l'aima réellement comme si elle eût été sa fille, et s'estima heureuse

(1) Numéros du 25 novembre 1853 et du 25 janvier 1854. (2) Paris, Comon, in-8.

(3) Chez Charpentier, in-18.

(4) C'est dans les numéros mentionnés plus haut du Journal de l'Instruction publique que nous puisons nos citations. (5) Publiées en 1856.

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de mourir dans ses bras. Mlle de Glapion ayant témoigné, dès l'enfance, le désir et la volonté de demeurer comme religieuse dans la maison de Saint-Louis auprès de celle qu'elle aimait, qu'elle vénérait comme une mère et comme une sainte, Mme de Maintenon tourna toutes ses vues à la fortifier dans cette vocation.

3o » Mais M11o de Glapion ne s'était pas rendu un compte parfait de sa vocation : elle n'avait pas cette piété ardente, sévère, pleine d'abnégation et de renoncement qu'exige la vie du cloître.

4° » Elle ne parvint que dans l'âge mûr à cette piété solide, à cette sérénité de pensées et de sentiments, à cet anéantissement de son cœur et de son esprit qu'exigeait sa profession. Nous verrons, dans les lettres admirables que Mme de Maintenon lui écrivit, avec quelle constance, quel zèle, quelle tendresse et quelle sévérité elle travailla à cette transformation, et comme elle parvint à faire, de cette femme pleine de charme et que le monde aurait adorée, une parfaite religieuse, d'une piété angélique, d'une dignité incomparable, considérée de tout ce que la France avait de plus grand, et qui, sans rien perdre de ses aimables qualités, gouverna Saint-Cyr de telle sorte, qu'elle put en être regardée comme la seconde fondatrice. "

M. le duc de Noailles s'est posé la même question sur le même personnage; et en 1857, un an après M. Lavallée, il y a répondu de la manière suivante (1):

1o« C'était une de ces créatures angéliques qui semblent douées de tous les dons du ciel; grande, bien faite, d'un teint uni et un peu pâle, des yeux bleus pleins de feu et de vivacité, le visage long et la physionomie expressive. Toute sa personne était douce, tendre et souriante; tout en elle respirait la grâce et la bonté.

2o, Mme de Maintenon l'avait distinguée tout enfant, et en avait fait son élève favorite; elle en fit plus tard sa confidente la plus intime, l'aimant comme si elle eût été sa propre fille, et s'estima heureuse de mourir dans ses bras. Dès que Mme de Glapion fut sortie de l'enfance, elle témoigna le désir de demeurer comme religieuse dans la maison de Saint-Louis, auprès de celle qu'elle aimait comme une mère, et qu'elle révérait comme une sainte. 3o, Mais elle ne s'était peut-être pas rendu un compte suffisant de sa propre vocation, et n'eut pas d'abord cette piété ardente, sévère, pleine d'abnégation qu'exige le cloître.

4° " Ce ne fut que dans l'âge mûr qu'elle parvint à cette piété solide, à cette sérénité de pensées et de sentiments, à cet anéantissement de tout son être qu'exigeait sa profession. Mme de Maintenon lui prodigua ses consolations et ses conseils. On peut voir, dans les lettres admirables

(1) Hist. de Mme de Maintenon, t. III, p. 166-168.

qu'elle lui écrivit, avec quelle constance, quel zèle, quelle tendresse et quelle sage sévérité elle travailla à cette transformation, et comme elle parvint à faire de cette femme pleine de charmes, et que le monde aurait adorée, une parfaite religieuse, d'une piété angélique, d'une dignité incomparable, considérée de tout ce que la France avait de plus grand, et qui, sans rien perdre de ses aimables qualités, gouverna Saint-Cyr de telle sorte, qu'elle put en être regardée comme la seconde fondatrice. "

Autres questions sur Mme de la Maisonfort. Réponses identiques de M. Lavallée et de M. le duc de Noailles.

1° « C'était, dit M. Lavallée, une demoiselle d'une ancienne famille du Berry....; elle avait beaucoup de vivacité....; une beauté médiocre, et pourtant pleine d'agrément. Elle avait vingt-quatre ans lorsqu'elle vint à Paris (1684) pour tâcher de se placer honorablement auprès de quelque princesse, et fut présentée par l'abbé Gobelin à Mme de Maintenon, qui lui proposa de venir à Noisy en qualité de maîtresse des demoiselles. Mme de la Maisonfort y consentit.

2o, A Noisy, puis à Saint-Cyr, elle fit des prodiges, et Mme de Maintenon, qui se laissait prendre aisément à des dehors séduisants et aux agréments de l'esprit, conçut pour elle la plus vive affection.... Elle y plaisait à tout le monde par ses talents, son bon cœur, sa gaieté, ses entretiens.

3o » Fénelon, en effet, s'était vu avec chagrin dépossédé de la royauté de Saint-Cyr par les conférences de Bossuet; il s'en plaignit à Mme de Maintenon, et lui reprocha excès d'ombrage et d'effroi (Hist. de Saint-Cyr, 1853, p. 155, 156, 167). ”

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-1° « C'était, nous dit à son tour M. le duc de Noailles, une demoiselle d'une famille ancienne du Berry, d'une beauté médiocre, mais de beaucoup d'agréments, qui, à l'âge de vingt-quatre ans, était venue à Paris, en 1684, pour se placer honorablement auprès de quelque princesse, et qui fut présentée par l'abbé Gobelin à Mme de Maintenon. Celle-ci lui proposa d'entrer à Noisy en qualité de maîtresse des demoiselles. Me de la Maisonfort y consentit.

2o» Ses agréments ne tardèrent point à charmer Mme de Maintenon, qui se laissait prendre aisément aux dehors séduisants et aux qualités de l'esprit. La jeune maîtresse fit des prodiges à Noisy, puis à Saint-Cyr. Tout le monde l'aimait et la recherchait pour ses talents, sa bonté, sa gaieté, ses entretiens tour à tour pieux et profanes, et toujours attrayants et délicieux.

3o, Fénelon s'était vu avec chagrin dépossédé de sa petite royauté de Saint-Cyr par ces conférences de Bossuet, et il s'en plaignit à Mme de Maintenon, en lui reprochant « son excès d'ombrage et d'effroi (Hist. de Mme de Maintenon, 1857, t. III, p. 221, 222, 241). »

Encore une citation :

"Encore bien qu'il y eût à Saint-Cyr, dit M. Lavallée, un enseignement régulier et un ordre du jour, chaque maîtresse disposait à peu près à son gré du temps et des leçons. Elle ne faisait pas ce que nous appelons des cours; elle n'imposait pas des devoirs; mais comme tout était subordonné à l'éducation, elle profitait de tout, d'un mot, d'une lecture pour faire des instructions morales à ses demoiselles, pour les redresser sur leurs défauts, pour leur donner des conseils sur leur vie actuelle et future. D'après cela, Mme de Maintenon arrivait souvent à l'improviste dans une classe : elle prenait occasion, soit d'une instruction faite par les dames, ou répétée par les demoiselles, soit d'une question qui lui était adressée par les unes ou les autres, pour prendre la parole, et elle donnait ainsi aux demoiselles, sur tous les sujets, les instructions les plus variées, les plus attrayantes, les plus sages. Elle se laissait interroger par les plus petites comme par les plus grandes; elle répondait à toutes avec une patience, une bonté égale à la justesse et à la droiture de son esprit; elle mêlait aux préceptes les plus sérieux des détails curieux, des anecdotes agréables; puis, après avoir recommandé à ses chères enfants de mettre en pratique ce qu'elle leur avait dit, elle les quittait, les laissant émerveillées de son beau et doux langage, de sa raison pleine de grâce et d'agrément (Entretiens, préface II et III). »

- « Bien qu'il y eût dans les classes, répète M. le duc de Noailles, un enseignement et des devoirs réguliers, chaque maîtresse y disposait un peu à son gré du temps et des leçons. Elle profitait d'un mot, d'une lecture, pour faire des instructions morales et pratiques. Mme de Maintenon arrivait souvent à l'improviste dans ces classes, et, suivant la même méthode, elle prenait occasion, soit d'une instruction faite par les dames, soit d'une question qui lui était adressée, pour donner aux demoiselles, sur tous les sujets, les explications les plus variées et les plus appropriées à leur âge; les éclairant sur leurs défauts, leur apprenant à réfléchir sur elles-mêmes, cherchant à développer leur raison, qu'on ne développe jamais trop ni trop tôt, avait-elle coutume de dire; se laissant interroger par les plus petites comme par les plus grandes, répondant à toutes avec une patience et une bonté égales à la justesse et à la droiture de son esprit; mêlant aux préceptes sévères des anecdotes agréables; puis, après avoir recommandé à ses chères enfants de mettre en pratique ce qu'elle leur avait dit, elle les quittait, les laissant émerveillées de son beau et doux langage, de sa raison pleine de grâce et d'agréments (Histoire de Me de Maintenon, t. III, p. 193-194). »

Nous pourrions continuer encore longtemps ce parallèle, car M. Louandre nous a fourni tous les matériaux nécessaires (1); mais un numéro de la

(1) Voici par exemple quelques autres renvois indiqués

Correspondance littéraire y passerait tout entier, et ce qui précède suffit pour mettre le lecteur à même de juger en connaissance de cause.

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En dénonçant au public ces singulières et remarquables coïncidences, M. Louandre a voulu très-spirituellement n'y voir qu'un « oubli de guillemets. » Pourquoi ne pas supposer, en effet, que M. le duc de Noailles avait d'abord voulu en mettre partout où cela était nécessaire, mais que l'imprimeur n'a pu lui en fournir autant qu'il en désirait? De là une omission tout involontaire de sa part. Cette hypothèse me souriait fort, et je l'aurais adoptée sans aucune difficulté, si, dans un article (1), que plusieurs personnes ont regardé comme une très-malicieuse raillerie, M. D. Nisard, l'inventeur de la littérature difficile, ne nous avait donné une explication bien autrement satisfaisante de ce qu'il appelle « la plus innocente des méprises»: « Quiconque, nous dit-il, écrit un livre peut avoir à se la faire pardonner. Quel est donc l'auteur plein d'un sujet favori auquel il n'est pas arrivé de confondre ses extraits avec ses propres réflexions? - Voilà évidemment ce qui fait que votre fille n'est pas muette. Mais enfin quand on est atteint de la petite infirmité de confondre ce que l'on a tiré de sa poche avec ce que l'on a emprunté au sac du voisin, ne devrait-on pas chercher quelque remède? Est-ce que M. Nisard et les autres collègues de M. le duc de Noailles à l'Académie, eux qui, par esprit de corps, doivent se trouver un peu intéressés dans la question, ne pourraient point l'engager à prendre

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par M. Louandre qui a cité en outre textuellement, divers passages que nous avons dû laisser de côté.

"Ouvrons l'Histoire de Mme de Maintenon aux pages 32, 45, 53, 54, 55, 56, 92, 94, 98, 113, 117 et 129, et comparons-la, dans l'ordre des numéros que nous venons d'indiquer, au pages 49, 63, 53, 54, 55, 80, 94, 85, 87, 102, 107 et 121 de l'Histoire de Saint- Cyr; - continuons ce même

examen, en observant toujours l'ordre de correspondance des numéros, entre les pages 164, 165, 166, 167 et 168 de l'Histoire de M. de Maintenon, et les pages 62, 60, 55, 99, 134, 379, et 380 du tome premier des Lettres édifiantes, publiées par M. Lavallée; - rapprochons enfin les pages 189, 191, 193, 196, 199, 201 et 222, du livre de M. le duc de Noailles, des pages 189 et 143 de l'Histoire de Saint-Cyr; des pages 2 et 1 de la préface des Entretiens sur l'éducation, et enfin des pages 184, 201, 203, 156 et 157 de cette même Histoire de Saint-Cyr, déjà mentionnée plusieurs fois. (1) Voy. la Patrie du 22 mars.

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contre lui-même certaines précautions quand il travaillera à un quatrième volume? Si j'osais, je les prierais de lui insinuer tout doucement d'écrire, à l'avenir, de la main gauche, « ses propres réflexions, » et de la main droite « ses extraits. Il serait bien sûr alors, en faisant son inventaire, de distinguer à la première vue son bien de celui d'autrui; et, à la grande joie de ses amis et de M. Lavallée, il ne courrait plus le moindre risque de retomber dans la plus innocente des méprises."- C'est la grâce que je lui souhaite. LUD. LALANNE.

MÉMOIRES INÉDITS DE JEAN ROU.

La société de l'Histoire du protestantisme français va publier, d'ici à quelques semaines un document fort curieux. Ce sont les mémoires du protestant Jean Rou (1), avocat au parlement de Paris, et qui fut pendant vingt-deux ans, de 1689 à 1711, secrétaire-interprète des États généraux de Hollande. M. Ch. Read, à qui l'éditeur, M. F. Waddington a dédié le livre pour le remercier de sa collaboration, a bien voulu nous en donner communication, et nous nous empressons d'en offrir la primeur à nos lecteurs.

Jean Rou, naquit à Paris, le 10 juillet 1638, et " j'étais, dit-il,

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et à la faiblesse du procureur du roi, faillirent échapper au châtiment de leur crime. Mais la veuve tint bon et les deux coupables furent roués vifs en place de Grève. Leur père, qui était évidemment leur complice, se consola fort aisément; car une petite heure après l'exécution « il fut trouvé dans un des cabarets les plus fameux de Paris, la tête affublée d'une serviette, fort occupé à la déconfiture d'un grand plat de cerneaux, et ayant à ses côtés un carafon de vin de Bourgogne qui rafraîchissait dans un seau plein de glace.

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Passons sur la jeunesse de Rou et ses études à Saumur et Orléans qu'il nous raconte un peu trop longuement. S'étant marié en 1669, avec la fille de Pierre Elle Ferdinand, peintre du roi, il quitta le barreau et se livra tout entier à la confection d'un

grand ouvrage intitulé: Tables chronologiques pour l'histoire ancienne et moderne. Aussitôt que son travail fut assez avancé, il le fit graver sur cuivre, et grâce à la recommandation de Chapelain et surtout de Conrart, qui l'introduisirent auprès du duc de Montausier, il eut l'honneur d'offrir (en 1672), deux exemplaires de ses Tables, tirées sur satin, au dauphin d'abord, puis au roi, qui l'année suivante, lui accorda une gratification de 1,200 livres et deux ans après une autre de 600 livres.

Cette publication, lorsqu'elle fut terminée, fit assez de bruit pour que Bossuet, à qui l'auteur l'avait présentée, le retînt à dîner un samedi, et l'illustre prélat qui savait fort bien (quoiqu'il le niât plus tard) avoir affaire à un protestant, lui fit excuse sur ce qu'il ne le régalait que de poisson, ce qu'il appelait faire maigre chère. "

Pendant cinq mois, Rou jouit assez paisiblement ❝ des revenants-bons de son travail. » Mais il avait eu le malheur dans ses Tables de porter sur plusieurs papes certains jugements qu'on aurait tolérés de la part d'un catholique, mais qu'on ne pouvait, comme on le lui dit, supporter de la part d'un huguenot aussi un beau jour, le 25 novembre 1675, un commissaire et un exempt (le fameux Desgrais) se présentèrent chez lui, saisirent les cuivres et les exemplaires des Tables, gardèrent l'auteur à vue, et deux jours après le menèrent à la Bastille, d'où il ne sortit qu'au mois d'avril 1676, grâce à l'intervention du duc de Montausier, qui lui avoua avoir provoqué lui

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même son arrestation pour être sûr de la faire finir plus tôt.

Le récit de son séjour à la Bastille est fort curieux. Rou nous donne des renseignements trèsintéressants sur les bastillars en compagnie desquels il se trouvait, et entre autres sur le chevalier d'Aigremont, qui, comme amant de la marquise de Villiers (ou de Villars), avait été compromis dans la conspiration du chevalier de Rohan. Citons un passage:

"Comme tous les complices de cette affaire étaient enfermés séparément, d'Aigremont ne put rien savoir de précis touchant l'exécution des quatre condamnés Rohan, la Villars, Preau et le Flamand Van den Eynde; mais, sur quelque doute d'inquiétude ou de pressentiment, il avait fait un petit échafaudage dans sa chambre pour parvenir à la hauteur d'une demi-fenêtre fort élevée, qui donnait sur la rue Saint-Antoine, où deux ou trois échafauds étaient dressés, et à quelques pas de là, une potence; et justement, comme en montant il arrivait à la portée de vue de tout ce qui se passait sur cette place remplie de monde, le premier objet qui se présenta à ses yeux fut la tête de sa belle maîtresse, qui tombait de dessus ses épaules au même temps que le bourreau l'en eût séparée. Son effroi fut tel qu'il tomba lui-même de dessus son propre échafaud, presque aussi mort que la belle défunte, qui régnait uniquement dans son cœur. Il se releva, néanmoins, après quelques moments de défaillance, et je l'ai ouï plusieurs fois faire, et à moi et à d'autres, la description de ce funeste spectacle, plus d'un an après l'affaire passée, avec de si étranges émotions, que les syncopes de son esprit attaqué le replongeaient aussitôt dans les mêmes égarements qui l'avaient si fort dérangé.

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› Il n'aurait guère été moins frappé à la vue d'un autre spectacle, concernant encore la même dame, et qu'il n'apprit que longtemps depuis : ce fut la manière dont le lieutenant de la Bastille vint, le mardi 27 novembre 1674, vers les huit heures du matin, dans la chambre de cette dame, qui n'était pas encore levée, et cela pour lui rendre sa dernière visite. Pour être bien capable de se représenter cette scène, il faudrait que le lecteur sût que la figure du lieutenant La Grisolle était telle, qu'en un seul sujet et en un seul corps, il y avait à proprement parler deux La Grisolle : celui de ces

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