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deux grandes vertus morales: justice et fraternité. A tout système. qui se déclare seul en possession de la vérité absolue et qui, par ses prétentions exclusives, veut usurper injustement un domaine infini, l'historien opposera les conclusions des autres doctrines: il doit nier ce qui est négatif dans ce système, pour rétablir ainsi, par une double négation, la vérité positive. Mais cette critique des erreurs, qui est la tâche la plus ingrate et la moins utile de l'historien, doit être réduite au strict nécessaire. L'historien ne doit exclure que ce qui est exclusif, il ne doit s'opposer qu'aux oppositions, il ne doit faire la guerre qu'à la guerre même. N'avons-nous pas vu que sa tâche véritable et son œuvre positive, c'est de pacifier et de concilier ? Si l'on descend assez profondément dans toute doctrine sincère, on finira par en trouver l'unité avec la pensée commune. Les oppositions poussées à leurs limites se changent presque toujours en harmonies. Aucune pensée n'est méprisable, et les choses les plus humbles, selon Platon, réflètent l'idéal; il faut donc embrasser le plus possible: qui n'embrasse pas assez, mal étreint.

C'est pour cela qu'il faut d'abord savoir comprendre, et l'intelligence la plus pénétrante est aussi la plus ouverte à autrui ou la plus pénétrable. L'intelligence du philosophe ne saurait trop s'élargir dilatamini et vos.

Enfin, pour savoir comprendre et apprécier, il faut savoir aimer. L'universelle sympathie du philosophe ne doit pas être celle de l'indifférence sceptique : l'historien ne doit pas ressembler à ces hommes du monde qui sont aimables pour tous parce qu'au fond ils n'aiment personne, et dont l'apparente sympathie recouvre une réelle impénétrabilité de l'âme. La véritable fraternité philosophique a son principe dans l'ardeur même de la foi à la raison. Le précepte le plus sublime et le plus doux de la morale doit s'appliquer aux philosophes et leur fournir la meilleure règle de critique: « Aimez-vous les uns les autres.» Ne savons-nous pas que les lois du monde moral sont aussi les vraies lois de la logique et de la nature ?

Telle est la méthode de conciliation d'après laquelle on doit juger la diversité des systèmes, pour les ramener chacun à son principe, et tous au principe des principes.

Considérés de ce point de vue, les systèmes entre lesquels se partagent encore les esprits nous apparaîtront comme formant autant de cercles concentriques, qui vont s'élargissant toujours sans

pouvoir embrasser l'immensité de l'universel. Il en est de plus limités et de moins vrais, comme le matérialisme, qui réduit tout aux objets des sens; il en est de plus larges, mais négatifs encore, comme l'idéalisme et le panthéisme, qui réduisent tout aux objets de l'intelligence; une seule doctrine, la plus vaste de toutes, semble exclure enfin par une affirmation suprême toute négation et toute limite c'est celle qui subordonne les autres doctrines, sans les détruire, à la conception la plus haute qu'on puisse atteindre l'idée morale de la Bonté libre. C'est la philosophie de la volonté ou de la liberté, supérieure à la philosophie de l'intelligence, comme celle-ci est elle-même supérieure à la philosophie des sens.

Cette méthode de conciliation ne doit pas se confondre avec la méthode proposée sous le nom d'éclectisme, bien qu'elle s'efforce de retenir ce que l'éclectisme avait de bon. Les Alexandrins désignèrent par ce nom un choix fait dans les divers systèmes. Sans reproduire le mot, Leibnitz reproduisit la chose, en parlant de « prendre le meilleur des doctrines »; mais il avait soin d'ajouter qu'on doit ensuite aller plus loin, et il ne croyait pas qu'un choix de vérités déjà exposées par d'autres pût constituer toute la philosophie. Il comprenait la nécessité d'une doctrine à la fois conciliatrice et originale; seulement il ne traça point les règles de la méthode pour la découvrir, et il procéda souvent lui-même sans une méthode assez régulière. Par une sorte de curiosité universelle, il était porté à voyager en quelque sorte au milieu des systèmes, à citer les opinions des uns et des autres, à y mêler les siennes, et plutôt à juxtaposer le tout qu'à montrer l'intime liaison des parties.

Dans notre siècle, Victor Cousin, à son retour d'Allemagne, sous l'influence de Schelling et de Hegel, renouvela l'éclectisme et crut y voir la méthode unique de la philosophie même. Il partit de ce principe que tout avait été dit, ou à peu près, par les philosophes, et que l'histoire de la philosophie contient toutes les vérités. De là, cette conséquence que la philosophie s'absorbe dans l'histoire de la philosophie, et qu'il faut presque renoncer à l'originalité des découvertes. En outre, Victor Cousin considère l'éclectisme comme un choir, au sens propre de ce mot; mais ce choix, il ne dit pas selon quelle règle on peut le faire, et il le fit lui-même bien souvent sans autre règle que ses préférences pour un système particulier et adopté d'avance, qu'on a justement appelé une sorte de

demi-spiritualisme timide, moitié écossais et moitié allemand. Enfin, au lieu d'insister surtout, dans ce choix, sur la part de vérité qu'un système peut contenir, il insista de préférence sur les erreurs ou sur ce qu'il croyait des erreurs; il arrivait ainsi, sous prétexte de choix, à rejeter presque tout. Ce fut un abus de réfutations prétendues, la plupart superficielles et trop oratoires, faites au nom du sens commun, c'est-à-dire, bien souvent, au nom de l'arbitraire. Quant à ce qui pouvait rester des systèmes ainsi mutilés et émiettés, l'éclectisme le juxtaposait un peu au hasard dans une doctrine sans forte unité: il empruntait telle et telle chose à un système, sans expliquer pourquoi il ne prenait pas aussi bien telle autre partie de la doctrine; puis, passant à un autre système, il y prenait aussi çà et là quelques affirmations, et après avoir ainsi cueilli à droite et à gauche sur le terrain d'autrui, il faisait une sorte de faisceau si mal lié, qu'il suffisait d'entr'ouvrir la main pour voir s'échapper ce qu'on croyait tenir. On avait voulu contenter tout le monde, et on arrivait à ne contenter personne; c'était, dans la philosophie, l'équivalent d'une politique d'équilibre, procédant par concessions arbitraires et par refus non moins arbitraires aux divers partis. Telle n'est point, semble-t-il, la vraie méthode. Il ne s'agit pas de choisir, mais de réunir tout ce que chaque système contient de positif dans ses principes et de logique dans ses conséquences; il ne faut rejeter que les négations et les exclusions. Platon disait : « Quand on me propose de choisir entre deux choses, je fais comme les enfants, qui prennent les deux à la fois. >>

En outre, loin de se persuader que tout a été dit avant nous, il faut se persuader que les philosophes, dans leurs propres systèmes, ont oublié une foule de conséquences et de déductions nécessaires; qu'ils ont ébauché plutôt qu'achevé leur œuvre; que, par exemple, la morale de l'utilité n'a pas été entièrement construite ni menée jusqu'au bout de ses conséquences, pas plus que la morale du devoir; en un mot, que toutes les doctrines ont à la fois besoin d'être complétées par elles-mêmes et d'être complétées par les autres.

Outre la méthode éclectique, on a proposé encore, dans la philosophie et dans son histoire, une méthode qu'on pourrait appeler panthéistique, parce qu'elle fait de l'erreur même une partie intégrante de la vérité, comme du mal une partie du bien: c'est la méthode hégélienne. Hegel transporte dans l'histoire de la philosophie le fatalisme logique qu'il a déjà introduit dans l'histoire

générale « Tout ce qui est réel est rationnel ». Faisant rentrer les systèmes comme les évènements, de gré ou de force, dans une loi de triplicité monotone qu'il leur impose à priori, il semble absoudre l'erreur dans la philosophie au même titre que le mal dans l'histoire, parce que les contradictoires, selon lui, s'identifient au fond des choses.

Mais, tout en retenant encore ce que cette méthode peut avoir de légitime, il faut se souvenir que la seule conciliation réelle est celle des vérités avec les vérités, non des erreurs avec la vérité : il ne s'agit pas d'accepter à la fois les affirmations et les négations, mais de rejeter toutes les négations pour ne conserver que les affirmations. Ne croyons pas, par ce procédé, être à la fin moins riches que celui qui prendrait à la fois les erreurs et les vérités, car, en ayant l'air de prendre davantage, il prendrait moins. Comme disent les algébristes, tout le négatif ajouté au positif est une diminution, et non une addition. Loin de concilier les contradictoires, il faut considérer la contradiction logique d'une doctrine avec elle-même comme le signe d'une erreur de déduction, et rectifier cette erreur en restituant au système la cohésion et la conséquence logique. De même, de deux principes qui seraient absolument contradictoires sous le même point de vue, il faudrait bien rejeter l'un pour admettre l'autre. Mais ce qu'on peut concilier, ce sont les points de vue différents, les degrés différents de la pensée, les relations différentes des choses. En un mot, la vraie méthode est une série de corrections, de constructions, de déductions et de vérifications scientifiques, non dans le but de confondre le vrai et le faux en une doctrine préconçue, mais d'écarter le faux sans rien abandonner du vrai, et de ramener ainsi la plus grande multiplicité possible à la plus grande unité possible. Ainsi procède la nature dans le développement de la vie ; ainsi doit procéder la pensée par une méthode vraiment naturelle.

C'est là, dira-t-on, un idéal irréalisable. - Mais toute méthode n'est autre chose qu'un idéal dont on se rapproche de plus en plus par des moyens déterminés. Un système particulier et exclusif est quelque chose de fixe, d'immobile, de pétrifié ; la méthode est un mouvement, une évolution et un progrès. La conciliation des idées est la légitime direction du mouvement philosophique comme du mouvement historique lui-même : elle n'est pas et elle ne sera jamais une œuvre entièrement achevée. Du reste, la métaphysique est ici analogue aux autres connaissances: l'impossibilité d'achever la physique ou les mathématiques prouve-t

elle quelque chose contre la méthode des physiciens ou celle des mathématiciens? La vérité de leur méthode se reconnaît au progrès qu'elle rend possible; c'est de même à l'accord progressif des philosophes sur des points de plus en plus nombreux qu'on reconnaîtra l'introduction de la vraie méthode dans la philosophie et dans son histoire (1).

1. Nous indiquons ici la méthode qui nous semble la meilleure pour tous ceux qui voudront entreprendre une étude approfondie des systèmes philosophiques. Dans cet ouvrage élémentaire, nous avons dù nous borner le plus souvent à l'exposition des grandes doctrines et des principales vérités qu'elles contiennent, sans pouvoir entrer toujours en de longues appréciations. Au lieu de faire une complète revue des systèmes philosophiques, mème de second ordre, nous avons insisté assez longuement sur les grands inventeurs, et nous n'avons fait que mentionner les auteurs de doctrines secondaires.

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