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la méthode d'appréciation. Un système bien compris est déjà à moitié apprécié, et semble prendre de lui-même la place qui lui appartient dans l'ensemble des doctrines philosophiques.

On a prétendu qu'il n'y avait pas d'absurdité que les philosophes n'eussent dite; ou pourrait prétendre mieux encore qu'il n'est pas d'absurdité qu'on ne leur ait prêtée. Les erreurs qu'on croit voir chez eux sont souvent des aspects nouveaux des choses, et d'incomplètes vérités qui n'en ont pas moins leur place dans la vérité parfaite.

L'appréciation des systèmes contient deux parties principales: correction des erreurs et conciliation des vérités.

Les erreurs, à leur tour, peuvent être de deux sortes. Tantôt ce sont des erreurs de conséquences et d'applications; tantôt ce sont des erreurs de principes. Par exemple, de ce que l'intérêt de la société est d'être liée par un lien aussi fort que possible, nous verrons Hobbes conclure que l'intérêt de la société est le despotisme absolu. Or, même en admettant le principe de Hobbes, celui de l'intérêt, - cette conséquence est fausse; car le despotisme n'est pas la plus grande force qui puisse maintenir le lien social, et la liberté est ici plus puissante que la force matérielle. - Voilà donc une erreur de déduction, de conséquence, d'application. Pour corriger les erreurs de ce genre, est-il besoin de sortir du système même qu'on examine, et de les réfuter au nom d'un autre système? Nullement; mieux vaut corriger d'abord les fausses déductions d'une doctrine avec les principes mêmes de cette doctrine; ici, par exemple, il faudra raisonner dans l'hypothèse de Hobbes mieux que Hobbes ne l'a fait, et lui dire : supposant avec vous qu'il n'y ait d'autre règle sociale que le plus grand intérêt de la société, ce principe n'a pas même la conséquence que vous prétendez; vous ne pouvez donc refuser de corriger sur ce point votre système, car une telle correction, après tout, le complète et le perfectionne.

- En

Cette correction des conséquences est une rectification analogue à celle qu'emploierait un mathématicien pour corriger des erreurs de calcul, par exemple des fautes d'addition ou de multiplication.

Mais, remarquons-le, les erreurs d'application ne prouvent rien, à elles seules, contre les principes eux-mêmes, et ne réfutent pas la théorie dans son essence; de même, corriger les erreurs d'une addition ou d'une multiplication, ce n'est pas réfuter la théorie de l'addition ou de la multiplication: c'est simplement faire

voir que cette théorie a été mal appliquée. Malgré cela, beaucoup d'historiens de la philosophie s'imaginent avoir réfuté un système en réfutant ses propres inconséquences ou ses applications illégitimes. Une déclamation éloquente contre le despotisme auquel Hobbes aboutit n'est cependant point une réfutation suffisante du système utilitaire. Aussi qu'arrive-t-il? Vous croyiez avoir réfuté une doctrine en réfutant ses erreurs de déduction ;· mais d'autres partisans des mêmes principes évitent ces erreurs, et le système reparaît avec eux d'autant plus fort qu'il est désormais mieux lié et mieux déduit. Par exemple, Bentham et Stuart Mill, en acceptant l'utilitarisme de Hobbes, ont abouti à des conclusions libérales, au lieu d'aboutir à des conclusions despotiques. On ne réfute donc pas un système en réfutant des erreurs qui ne lui sont pas essentielles; tout au contraire, on l'a fortifié en croyant l'affaiblir et on l'a reconstruit sur un meilleur plan en croyant le détruire.

Au reste, il est nécessaire de rectifier et de perfectionner d'abord les systèmes en les corrigeant ainsi dans leurs conséquences par leurs propres principes. Ce n'est pas une œuvre négative et destructive que l'on fait en rectifiant, par cette méthode, les erreurs de conséquences qu'un système peut contenir. Réfuter de cette manière, c'est compléter, c'est raisonner selon un système mieux que ses auteurs mêmes. Et ce travail préparatoire ne doit pas être négligé.

C'est seulement quand une doctrine a été ainsi reconstruite et débarrassée de ses imperfections accidentelles, qu'on peut enfin lui appliquer la critique de fond. Ici l'appréciation des conséquences, des applications fausses, des erreurs de détail, serait insuffisante si vous ne prenez pas le système dans son principe, dans son essence, et pour ainsi dire dans sa vérité, vous ne pouvez guère le réfuter.

Mais par quelle méthode pourra-t-on réfuter le principe qui fait l'essence d'un système? Ce principe est toujours un fait ou une notion qui a sa valeur et sa vérité. L'absurde pur ne saurait être conçu ni exprimé, et un système qui reposerait sur un principe complétement absurde ne pourrait se développer ni vivre. L'erreur des principes consiste donc plutôt dans une vérité incomplète que dans une fausseté absolue. C'est tantôt une observation partielle donnée pour une observation totale, comme l'égoïsme, prétendu par La Rochefoucauld, universel; tantôt une notion particulière et abstraite donnée comme expression de la vérité tout

entière, - par exemple, la notion de l'étendue, ou la notion de la pensée. Dès lors, comment réfuter un principe de ce genre? - En montrant que la vérité qu'il affirme n'est pas toute la vérité. Or, pour montrer qu'une vérité n'est pas tout, il faut faire voir qu'elle ne subsiste qu'à la condition d'être complétée par d'autres vérités, et que, sans ce complément, elle demeure impuissante à expliquer les choses.

Nous arrivons par là à cette proposition en apparence étrange: On ne peut réfuter sérieusement, utilement et définitivement les systèmes que par leurs vérités. Mais entendons-nous le : mot de réfuter n'a plus ici d'autre sens que celui de compléter. On réfute une vérité usurpatrice en prouvant qu'elle n'est pas la vérité tout entière et que son légitime domaine n'est pas tout ce que la pensée conçoit ou tout ce que la réalité fournit. Par exemple, l'étendue et des changements de relation dans l'étendue ne suffisent pas à reproduire tout ce que la conscience trouve en ellemême de là l'insuffisance de l'atomisme mathématique.

En conséquence, pour réfuter, il ne faut pas détruire, mais construire, et absorber tout ce que les autres ont dit de vrai dans une vérité plus large et plus compréhensive. De même, dans l'histoire, une race n'en conquiert une autre qu'en l'absorbant et en l'unissant à elle; mais le vrai triomphe, en philosophie, n'est pas une victoire destructive; c'est une victoire de conciliation.

Pour cette conciliation, il est nécessaire d'abord de chercher tout ce qui peut être admis en commun par les systèmes contraires il faut accepter des autres et faire accepter de soi le plus possible.

Puis, au point où cesse l'accord, il faut voir si, en poussant plus loin les divers systèmes, chacun dans son sens légitime, on ne les verrait pas prendre une direction convergente et se rapprocher de plus en plus; si, par exemple, la morale fataliste et la morale fondée sur la liberté ne tendraient pas à se rapprocher quand on pousse très-loin et très-logiquement leurs conséquences. Pour augmenter encore ce rapprochement, on cherchera des moyens-termes entre les idées opposées. Par exemple, n'y a-t-il pas un moyen-terme que peuvent et doivent accepter en commun ceux qui nient comme ceux qui affirment notre libre-arbitre ? C'est l'idée de notre liberté, qui, lorsque nous nous appuyons sur elle, finit par nous conférer à l'égard de nos passions un pouvoir analogue à la liberté même. Cette idée, commune aux partisans de la fatalité et du libre-arbitre, offre un premier moyen

de rapprochement. D'autres intermédiaires, comme le désir de la liberté, pourront les rapprocher encore plus. On intercalera ainsi le plus grand nombre possible de ces moyens-termes, afin de réduire progressivement l'écart des doctrines.

Par cette méthode, on arrive à combiner entre eux les systèmes et à les superposer comme les parties diverses d'un même édifice. On s'efforce de mettre chaque doctrine à sa vraie place; on n'a, à chaque degré, que des choses qui puissent être admises en commun et qui soient vraies relative:nent à ce point de vue.

Il en résulte une gradation des doctrines selon leur valeur et leur degré de vérité reproduction par l'esprit du progrès même des choses. Pour établir cette gradation, on cherchera quelle est la direction intime d'un système, par exemple du matérialisme, et le point le plus élevé auquel il tend. On se demandera ensuite si ce point vers lequel s'élève l'ensemble de la doctrine ne se trouve pas précisément contenu dans un autre système, par exemple dans l'idéalisme; d'où on aurait le droit de conclure que le second système est le complément auquel le premier aspire. Ainsi nous verrons le matérialisme, par un mouvement irrésistible, réduire la physique à la mécanique, la mécanique aux mathématiques, les mathématiques à la logique; mais les lois de la logique, à leur tour supposent les lois des idées, et nous nous trouverons ainsi amenés, par le développement même du matérialisme, à un système qui lui est supérieur puisqu'il lui est nécessaire pour son propre achèvement: je veux dire l'idéalisme. L'idéalisme, à son tour, manifeste une direction qui lui est propre; il est emporté par un mouvement naturel vers une certaine conception finale de l'univers : des idées purement abstraites, en effet, ne sauraient produire le monde: il faut des idées actives, des idées vivantes dans une intelligence, qui elle-même ne saurait se concevoir sans une volonté. L'explication abstraite des choses par les rapports des idées tend donc à une explication. vivante des choses par l'action de l'esprit, et l'idéalisme semble chercher lui-même son complément dans un vrai spiritualisme.

C'est ainsi qu'on peut arriver à découvrir l'ascension graduelle des systèmes et à monter toujours plus haut. En outre, l'histoire confirme par les faits l'analyse rationnelle des doctrines: l'histoire, par exemple, nous montre le matérialisme se transformant toujours à la fin en idéalisme, et l'idéalisme se transformant en spiritualisme. Voilà encore un élément nouveau d'appréciation. Outre cette classification des doctrines selon leur degré d'éléva

tion, que leur direction logique et historique nous révèle, on peut les considérer encore, non plus dans leur hauteur, mais, pour ainsi dire, dans leur largeur. Il y a, en effet, des systèmes plus étroits et plus particuliers, qui ne comprennent dans leurs explications qu'un petit nombre de choses; d'autres embrassent un domaine plus étendu et plus voisin de l'universel. Or le degré de largeur est ici un degré de vérité. En effet, l'idéal de la philosophie serait une doctrine assez large, assez universelle en extension et en compréhension, pour réconcilier dans son sein tous les systèmes. Que cet idéal puisse être complétement embrassé par l'esprit humain, cela est sans doute impossible; mais enfin, nous le concevons et le cherchons; et si nous ne pouvons entièrement l'atteindre, du moins est-il possible d'en approcher sans cesse. C'est donc d'après cet idéal de la philosophie, non d'après un système particulier et préconçu, qu'on doit juger les systèmes des philosophes. Dès lors, plus ces systèmes seront larges, déterminés et positifs, moins ils seront éloignés de la vérité universelle et infinie. En présence de chaque système, nous devons dire: - Ce n'est pas là toute la vérité, ce n'est pas là tout le bien, et cependant il y a là une partie de cette lumière et de cette chaleur que cherche notre âme. Au lieu de prononcer d'une manière absolue que telle doctrine est vraie, telle autre fausse, il vaut mieux dire: Ceci est plus vrai, étant moins exclusif et moins négatif; ceci est plus faux, étant moins large et moins positif. On connaît le mot profond de Leibnitz Les systèmes sont généralement vrais par ce qu'ils affirment et faux dans ce qu'ils nient. La métaphysique universelle, que poursuit noblement notre pensée, ne peut donc être aucun des systèmes bornés; elle est plutôt l'ensemble des systèmes; disons mieux, elle n'est ni aucun ni tous. Si nous ne sommes pas pénétrés de ce principe, nous nous enfermerons dans un système particulier, exclusif et intolérant, et notre système passera comme les autres ont passé.

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Si nous croyons au contraire, avec Platon et Leibnitz, d'une part que la vérité est implicitement dans notre âme, mais d'autre part qu'elle dépasse toujours infiniment notre science actuelle, nous éviterons à la fois l'indifférence du scepticisme et l'intolérance du dogmatisme. Nous aurons ces grandes vertus du philosophe l'amour de la vérité absolue, la croyance à sa réalité, et l'espérance de s'en rapprocher sans cesse.

A ces trois vertus en quelque sorte religieuses l'historien de la philosophie doit joindre, dans l'appréciation des systèmes, les

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