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sont multiples, il faut qu'ils soient à la fois semblables et dis⚫ semblables entre eux (1). ›

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Ce qu'il y a de plus remarquable dans la doctrine de Zénon, c'est son argumentation subtile et profonde contre la réalité du mouvement, et en général, contre la réalité de la matière.

Cette notion de la matière qui semble si évidente et si claire à la foule, Zénon la soumet à sa vigoureuse analyse et il la résout en un amas de contradictions. Tous les éléments de cette idée, espace, temps, changement dans le temps, mouvement dans l'espace, sont incompréhensibles et contradictoires.

D'abord, la matière est-elle divisible à l'infini dans l'espace en parties non-étendues; il faudra dire alors que des zéros d'étendue ajoutés à des zéros d'étendue finissent par faire de l'étendue! Est-elle divisible en un nombre fini d'atomes étendus ? Mais ces atomes étendus seront eux-mêmes divisibles.

Quant au temps, il se compose d'instants indivisibles et sans durée qui, ajoutés l'un à l'autre, finissent par faire une durée !

Le changement dans le temps se comprend-il mieux? Changer, c'est n'être ni ce qu'on était ni ce qu'on sera; on n'est plus ce qu'on était, autrement il n'y aurait pas eu de changement; on n'est pas ce à quoi on tend, car il n'y aurait pas besoin de changement. On n'est donc rien !

Enfin, le mouvement dans l'espace est inadmissible comme réalité absolue. Sans doute nous voyons des apparences de mouvement, Zénon ne le conteste pas, et ce n'est point répondre que de le faire à la manière de Diogène le cynique : en marchant. La question est de savoir si le mouvement est une réalité, non une apparence. Eh bien, essayez d'en faire une réalité, comme le voulait Héraclite : vous voilà entraîné de contradictions en contradictions.

Premier argument: - Pour aller d'un point à un autre, il faut parcourir d'abord la moitié de l'espace, et aussi la moitié du temps; mais avant de parcourir cette moitié, il faut parcourir la moitié de la moitié, et ainsi de suite à l'infini. Vous voilà obligé d'épuiser préalablement une infinité de positions intermédiaires, de finir cette infinite. Peu importe que l'espace soit petit ou soit grand; vous devez parcourir une infinité de points et une infinité d'instants dans un espace fini et un temps fini.

Le second argument est resté célèbre sous le nom de l'Achille.

1. Ib., 127.

Achille aux pieds légers n'atteindra pas une tortue, le plus lent des animaux. En effet, pour que le plus lent puisse être atteint par le plus rapide, il faut que la distance intermédiaire soit d'abord franchie; mais pendant ce temps, la tortue prend nécessairement une certaine avance, qui doit être de nouveau franchie par Achille, et ainsi de suite à l'infini: la tortue aura toujours une avance de plus en plus petite, jamais nulle. On répond que, le temps se divisant de la même manière que l'espace, Achille pourra en un temps limité franchir l'intervalle; mais la difficulté est la même pour le temps, dont il faut toujours parcourir une infinité de parties.

Troisième argument: La flèche qui vole est immobile. En effet, elle ne se meut pas dans le lieu où elle est actuellement, puisqu'elle y est; elle ne se meut pas davantage dans le lieu où elle n'est point encore, puisqu'elle n'y est pas. Où donc se meut-elle ? Nulle part. Elle est à chaque instant immobile dans chaque lieu qu'elle occupe, et son prétendu mouvement est une succession de repos.

De tous ces raisonnements, Zénon tire cette conclusion: Le mouvement est tout relatif et illusoire.

Tant qu'on ne pourra pas définir d'une manière absolue le changement de lieu, on ne pourra répondre d'une manière satisfaisante à ces arguments de Zénon, qui reposent, comme on le voit, sur l'incompréhensibilité de la division à l'infini et des quantités continues.

La dialectique de Zénon fut un rude coup porté aux adorateurs de la matière, qui voulaient tout expliquer par des changements de rapports dans l'espace et dans le temps; leur explication est elle-même ce qu'il y a de plus inexplicable. Il faut donc, selon Zénon, sortir de l'espace, du temps et du mouvement, pour poser la vraie existence dans une sphère supérieure. Une existence qui serait tout entière dans l'espace, dans le temps et dans le mouvement ne serait pas.

III. EMPEDOCLE.

Les doctrines pythagoriques, mêlées à celles des Éléates et des Ioniens, se retrouvent sous une forme moins abstraite dans Em

pédocle, philosophe enthousiaste, qu'inspirait un ardent amour de la science et de l'humanité (1).

I. « Je t'annonce deux choses, dit Empédocle dans son poème sur la Nature: tantôt tout s'élève de la pluralité à l'unité, tantôt tout passe de l'unité à la pluralité. » Il y a deux principes l'amour et l'inimitié, c'est-à-dire l'attraction et la répulsion.

Le monde prend son origine dans une période primitive, qui est l'empire absolu de l'amour. Le caractère de cette période est l'unité tous les éléments y sont confondus, tous les contraires identifiés. Un, uniforme, universel, harmonieux et heureux, le dieu sphérique ou Sphérus, ainsi appelé parce qu'il est présent à l'espace comme à une sphère immense, repose immobile en lui-même, sans distinction de parties, sans division, sans pluralité actuelle, comme l'Unité multiple des Pythagoriciens (2). Ce dieu ne fait qu'un avec l'Amour, souverain de la félicité et de l'innocence. Mais, au temps prescrit par la Nécessité, l'action de l'inimitié commence, pénétrant par degrés à l'intérieur du dieu sphérique, << agitant les membres l'un après l'autre (3),» séparant les diverses parties, introduisant dans les choses la différence et la multiplicité. C'est la période de répulsion succédant à la période d'attraction. « S'il n'y avait pas d'inimitié dans les choses, tout << serait un (4). » « Tout vient donc de l'Inimitié, excepté Dieu », qui est l'Amour. L'amour, dit magnifiquement Empédocle, est « la charité qui unit (5); » il est la « grâce persuasive, qui hait mortellement l'intolérable nécessité (6). » Ainsi Empedocle

1. Empédocle, d'Agrigente (444) connut à la fois les doctrines des Pythagoriciens, des Eléates et des Ioniens. Il fut célèbre comme médecin, comme magicien, comme prêtre, philosophe et poète. On lui offrit la souveraineté d'Agrigente, qu'il refusa. Sa fin est mystérieuse: exilé ou volontairement retiré dans le Péloponnèse, victime peut-être d'une éruption de l'Etna, peut-être enseveli dans l'abime où il se serait précipité lui-même, son tombeau fut toujours ignoré dans la Grèce. Il ne resta de lui qu'un poème sur la Nature dont Lucrèce fait un haut éloge:

Carmina quin etiam divini pectoris ejus

Vociferantur, et exponunt præclara reperta;
Ut vix humana videatur stirpe creatus.

2. Emp., Fragm., v, 23. Arist., Met., p. 1000, a.
3. Arist., ib.

4. Ibid.

5. Clément Alex, Strom., V, 552.

6. Plutarq., Banquet, IX, 14, 4.

semble avoir entrevu que ce qui fait le prix de l'amour et le charme de la grâce, c'est la liberté.

Un principe intelligent et pensant, selon Empedocle comme selon Anaxagore, anime et meut le monde, non plus par le dehors, mais par le dedans l'acte de la pensée, parcourant l'univers, y introduit l'amour.

« Il n'est pas possible de voir l'Amour avec les yeux,

Ou de le prendre avec les mains, ce qui est la plus grande
Voie de persuasion pour le cœur des hommes.

Une tête humaine ne sert pas d'ornement à ses membres;
Deux branches ne s'élancent pas de ses épaules;

Pas de pieds, pas de jambes ;

Mais un esprit sacré, ineffable, existe,

Qui traverse le monde entier de ses rapides pensées (1). »

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A l'amour correspond en nous la raison; à la discorde, les sens. Notre connaissance est nécessairement imparfaite, à cause de l'inimitié qui s'y mêle: elle ne peut atteindre l'amour en sa parfaite unité, dans laquelle cependant consiste la vérité pure. La vraie unité des choses n'est donc visible que pour elle-même; elle est réservée à la connaissance divine. « Personne n'a vu l'amour dans l'universalité des choses; non, pas un mortel (2). »

Le progrès consiste à revenir vers l'unité, soit par la connaissance, soit par l'action. Pour cela, il faut passer continuellement d'une forme à une autre, d'une existence à une autre la métempsychose est la malheureuse condition des mortels; car l'espèce mortelle provient de la discorde et des gémissements.

"

Les vivants se font avec les morts, par le changement des espèces.
Que le genre des mortels est misérable!

Hommes, de combien de luttes et de gémissements vous êtes nés! « J'ai pleuré, j'ai versé des larmes, en voyant ce séjour inaccoutumé (3). » L'unique moyen de s'affranchir de notre exil consiste dans la purification de toute haine, et dans un abandon sans réserve à l'amour vivifiant; il ne faut répandre le sang d'aucun être animé, créature de l'amour, et on doit s'abstenir de tout aliment impur. Car nous sommes parents de toutes choses par la nature, quoique nous ne reconnaissions plus cette parenté à cause des transformations que la discorde a produites (4). Par la vertu, l'âme

1. Ammonius, in Arist. de Interp., 7, a.

2. v. 53, ss.

3. Clément Alex., Strom., III, 432. 4. v. 377, 392.

devient digne de revenir en Dieu, et tout rentrera à la fin dans l'unité primitive de l'amour.

Beaucoup de ces idées, qui rappellent à la fois l'Égypte, Moïse, Boudha et Zoroastre, se retrouveront dans la physique et dans la métaphysique modernes. La physique admet encore l'attraction et la répulsion, ou, pour s'en tenir aux faits, le mouvement centripète et le mouvement centrifuge, l'intégration et la désintégration. La métaphysique considère Dieu comme l'amour dans sa pureté, et la Nature comme un mélange d'amour et de discorde, de liberté et de nécessité, de tendances égoïstes et de tendances désintéressées, de guerre et de paix. La théorie d'Empédocle fut un progrès notable, et mit en lumière un principe nouveau, supérieur à la force et même à l'intelligence abstraite : l'amour « ennemi de l'intolérable nécessité. » Néanmoins, le dieu d'Empédocle est encore un germe qui se développe, et dont les êtres divers sont les membres; amour immanent au monde, providence immanente, divinité panthéistique qui ne semble pas parvenir à se poser en dehors du monde comme la Bonté absolument libre et consciente de sa liberté.

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