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CHAPITRE ONZIÈME

École anglaise contemporaine.

L'école anglaise contemporaine (Stuart Mill, Darwin et Herbert Spencer) continue la tradition de Hume. Elle aboutit, en psychologie, en cosmologie, en morale, en sociologie, à un nouveau naturalisme.

I. PSYCHOLOGIE ANGLAISE.

Méthode purement expérimentale.

Fait primitif: la sensation. L'idée n'est qu'une sensation continuée et affaiblie, la volition n'est qu'une sensation dominante. La loi la plus générale qui régit les faits psychologiques est l'association des idées; elle est produite par la ressemblance ou par la contiguïté dans le temps ou dans l'espace. — L'association habituelle de deux idées produit l'attente de la première après la seconde cette attente est l'induction. L'accord de notre attente avec la réalité vient de ce que l'association de nos idées est produite par l'association même des choses en dehors de nous. Quand une habitude intellectuelle est très-forte, elle se fixe dans les organes et se transmet par hérédité. C'est l'hérédité qui explique l'innéité de certaines notions. Les idées a priori se réduisent à des instincts intellectuels ou habitudes héréditaires. Leur universalité et leur nécessité viennent de ce qu'elles sont imposées à l'individu par l'espèce elle-même. - Les instincts intellectuels ou habitudes héréditaires sont soumis à une loi de progrès et d'évolution, grâce à laquelle s'accroît l'harmonie mutuelle de notre pensée et de la nature. Part de vérité que contient cette doctrine pour l'explication de la connaissance sensible. Son insuffisance apparait surtout quand il s'agit d'expliquer l'idée du moi et l'idée de l'absolu. Efforts de Stuart Mill pour expliquer, par une simple combinaison de sensations, la distinction du moi et du non-moi, du sujet et de l'objet. L'école anglaise, pour établir cette distinction, se trouve à la fin obligée de la ramener à la distinction de l'actif et du passif, du volontaire et de l'involontaire. Par là elle dépasse ses propres principes. - L'école anglaise s'efforce d'abord de rejeter la notion de l'absolu, et reproduit les thèses de Hamilton; Stuart Mill montre ensuite l'exagération de ses thèses: si nous ne pouvons connaitre l'absolu et le parfait, nous pouvons cependant le concevoir. Bien plus, selon M. Spencer, cette conception de l'absolu se retrouve au fond de toutes les autres; elle est la condition de la pensée et l'élément immuable de la conscience. De là, selon M. Spencer, la perpétuité de la spéculation métaphysique et du sentiment religieux.

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L'école anglaise propose un système du monde qui n'est pas sans analogie avec les systèmes allemands, et dont le fond est l'idée de l'universelle évolution. Principe fondamental de la cosmologie : permanence de la force. Corollaire transformation et équivalence des forces. Perpétuité du mouvement. Sa direction selon la ligne de la plus grande force et de la plus faible résistance. Sa loi de rhythme. Conséquences dernières :

l'évolution et la dissolution. L'évolution par laquelle les choses prennent une forme de variété et d'unité croissantes explique la formation du monde, le développement de la vie, puis de la société humaine, du gouvernement, de l'industrie, du commerce, de la science et de l'art. Rien n'est fixe; aucun équilibre n'est stable. Les individus et les espèces sont également soumis à des métamorphoses. Pour les espèces mêmes, il n'y a point de type immuable. Elles sont produites, selon M. Darwin, par la sélection naturelle qui résulte de la lutte pour la vie. Les êtres animés sont en concurrence perpétuelle. Les plus forts et les plus intelligents l'emportent, transmettent leur supériorité à leurs descendants et produisent, peu à peu, des variétés et des espèces. - Destinée du monde. Après des milliers de siècles, l'équilibre se produira parmi les forces dont se compose notre système solaire, puis la dissolution détruira de nouveau cet équilibre, et ainsi de suite à l'infini.

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MORALE ET SOCIOLOGIE ANGLAISE.

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1o Négation de la liberté morale, 2o réduction du bien à l'utile. Stuart Mill essaye de perfectionner le système de Bentham en introduisant dans l'évaluation des plaisirs, outre la considération de la quantité, celle de la qualité. Comment cette considération dépasse la morale utilitaire. - De plus, Stuart Mill substitue à l'intérêt particulier l'intérêt du genre humain. Ne pouvant attribuer à l'intérêt du genre humain un caractère moralement obligatoire, il s'efforce de remplacer l'obligation morale par une contrainte intellectuelle résultant de l'association indissoluble entre l'intérêt de chacun et l'intérêt de tous. - Impossibilité de cette association. Comment la morale anglaise s'absorbe à la fin dans la science sociale ou sociologie. De même que l'idée essentielle du devoir fait défaut à la morale de l'école anglaise; de même l'idée essentielle du droit fait défaut à sa sociologie. Stuart Mill définit le droit un pouvoir que la société a intérêt de conférer à l'individu. Il ajoute que l'intérêt de la société est de laisser à l'individu la plus grande liberté possible. La liberté développe les facultés de l'individu, favorise l'originalité, suscite le génie, assure le progrès social par le libre jeu des volontés individuelles. Théorie du droit de propriété. Comment l'école anglaise y mêle, sans les distinguer, les considérations de droit et celles d'intérêt. Stuart Mill perfectionne la théorie de Locke. Il fait reposer le droit de propriété sur le droit de l'homme aux produits de son travail, qui n'existeraient pas sans lui. Application qu'il fait de ce principe à la théorie des monopoles. Caractère mixte et parfois indécis de sa doctrine. Même caractère dans la question du droit à l'assistance. Application à la société de la loi d'évolution par M. Herbert Spencer. Le développement des sociétés est la résultante de la prédominance des penchants altruistes sur les penchants égoistes. Equilibre final entre les intérêts de tous les individus au sein de l'humanité; équilibre final entre l'humanité et la nature. L'école anglaise, n'ayant point admis la liberté morale, ne peut fonder ni véritable devoir ni véritable droit; elle demeure un naturalisme qui aspire en quelque sorte à reproduire et à remplacer la moralité, mais qui demeure toujours au-dessous d'elle.

L'école anglaise contemporaine, qui continue la tradition de Hume, a pour principaux représentants MM. Stuart Mill, Darwin et Spencer. Elle correspond à une des principales directions qui se partagent aujourd'hui les esprits, la direction expérimentale; et,

par l'usage exclusif qu'elle fait de cette méthode en psychologie, en cosmologie, en morale, en sociologie, elle aboutit à une nouvelle forme du naturalisme.

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La psychologie des Anglais est tout expérimentale : elle prend pour objet les faits de conscience et leurs lois; ce qu'est l'esprit en soi, elle fait profession de l'ignorer, comme elle ignore ce qu'est la matière en soi. Du reste, elle ne se borne pas à une description superficielle, comme l'école écossaise; elle s'efforce de ramener les faits intérieurs à un système et d'en montrer le développement. Son analyse est, pour ainsi dire, une généalogie des phénomènes intérieurs.

Le seul fait psychologique qui soit primitif et irréductible, selon l'école anglaise, c'est la sensation. L'idée n'est qu'une sensation continuée ou affaiblie ; la volition n'est qu'un mouvement produit par la sensation dominante. La liberté, qui consisterait dans la puissance de se déterminer soi-même, n'est qu'une entité : tout s'enchaîne en nous selon des lois de succession uniformes. La spontanéité et l'activité ne sont qu'apparentes et se ramènent à des sensations qui se suivent; nous ne saisissons en nous aucune initiative, aucune puissance spontanée, aucune action proprement dite. Quand, par exemple, nous croyons apercevoir en nous une action motrice de nos organes, nous n'apercevons en réalité qu'une sensation de mouvement succédant à un sentiment de désir; de même, quand nous croyons faire acte de volonté indépendante, nous n'apercevons en nous qu'un désir plus fort ou une idée plus puissante qui est suivie d'exécution. On reconnaît le sensualisme de Hume, que reproduit l'école anglaise contemporaine.

De la sensation sort d'abord l'intelligence. Toute sensation, en effet, est la perception d'une différence qui se produit au sein de notre conscience: par exemple, sentir de la douleur, c'est percevoir une certaine différence entre l'état actuel et l'état précédent; or, la conscience d'une différence est le premier fait intellectuel. Le second fait intellectuel est la perception d'une ressemblance, qui permet de classer les objets selon leurs analogies. Penser n'est autre chose, à l'origine, que sentir des différences et des ressemblances.

Les ressemblances qui existent entre les sensations font que l'une s'associe à l'autre, et la loi la plus générale qui régit les faits psychologiques, c'est cette association. La ressemblance, puis la contiguité dans le temps ou dans l'espace, qui n'est elle-même qu'une forme de ressemblance, sont les causes de l'association entre les idées, ou plus généralement entre les faits intérieurs.

Quand deux sensations, comme celles du feu et de la brûlure, se sont mille fois succédées en nous, nous contractons l'habitude de concevoir la seconde après la première, et cette habitude est une attente. L'induction n'est autre chose au fond, selon Stuart Mill comme selon Hume, que cette attente toute machinale.

Lorsque nous avons bien démêlé, au moyen de l'expérimentation, les faits qui sont liés l'un à l'autre par un rapport de succession ou de simultanéité, les événements extérieurs confirment notre induction intérieure: en d'autres termes, la sensation attendue se produit. Pourquoi cette confirmation a-t-elle lieu? - C'est, selon l'école anglaise, que la liaison des faits en dehors de nous est précisément ce qui a produit la liaison des idées en nous; la seconde n'est que la copie et le prolongement de la première. La nature, par des coups répétés, imprime en nous ce qui est en elle et nous façonne à son image, si bien que les deux mécanismes, celui du cerveau et celui de l'univers, se mettant de plus en plus en harmonie, finissent par marcher d'accord. Cet accord constitue la science. Aux faits extérieurs répondent les représentations intérieures, aux séries de faits les séries de représentations; plus celles-là se répètent, plus celles-ci, se répétant aussi, deviennent immuables. La plus grande partie de nos idées est ainsi le résultat de perceptions répétées et accumulées à l'infini, «< comme se « sont formés, dit M. Spencer, par l'entassement successif de zoo«nites presque imperceptibles, des îles et des continents entiers. >>

Si une habitude intellectuelle est très-forte, elle finit par devenir « organique », c'est-à-dire qu'elle se fixe dans les organes, et y produit un mécanisme approprié qui fonctionne d'une manière automatique. Or, tous les états organiques sont susceptibles d'une transmission héréditaire. L'individu transmet donc à sa postérité les organes de ses habitudes intellectuelles. Aussi renfermons-nous en nous-mêmes, dès notre naissance, les traces de l'expérience des générations: la science du passé est en quelque sorte écrite à l'avance dans notre cerveau. Chaque tête humaine est une espèce d'encyclopédie. C'est ce qui fait la fausseté de la

doctrine des anciens sur la table rase, et la vérité des doctrines qui admettent des éléments à priori dans la connaissance; mais les formes ou cadres dont Kant a fait quelque chose de mystérieux sont simplement, selon l'école anglaise, un mécanisme reçu par hérédité des générations antérieures: ce sont des habitudes héréditaires, et conséquemment des instincts intellectuels.

Ces instincts, antérieurs à l'expérience de l'individu, sont postérieurs à l'expérience de l'espèce, et on peut dire que chaque individu porte en lui-même l'espèce entière, sous la forme d'un mécanisme résultant des efforts accumulés de ses prédécesseurs. L'innéité métaphysique se trouve ainsi ramenée en quelque sorte à un fait historique l'hérédité. L'hérédité, voilà le principe des connaissances universelles et nécessaires. Elle explique leur universalité, puisque aucun individu ne peut échapper à l'héritage de son espèce; elle explique leur nécessité, puisque cet héritage s'impose à l'individu comme une constitution toute faite et une sorte de tempérament intellectuel. Nous ne pouvons pas plus nous défaire de ce que Leibniz appelait les muscles intérieurs de la pensée, que nous ne pouvons nous défaire des muscles extérieurs du corps.

Demande-t-on pourquoi, dans ces principes supérieurs de la pensée, nous ne trouvons pas seulement une universalité ou une nécessité relative à nous et subjective, mais encore une valeur indépendante de nous et objective? Demande-t-on pourquoi la nature extérieure confirme et vérifie de plus en plus ces principes comme s'ils existaient universellement dans les choses et étaient nécessaires pour les choses mêmes? La réponse est simple, à en croire M. Herbert Spencer. Si les principes de la pensée représentent fidèlement les choses, c'est qu'ils sont l'œuvre des choses elles-mêmes. Il s'est produit sous l'action des objets un ajustement de l'esprit à la nature. De là résulte, dans les instincts intellectuels et humains, cette infaillibilité plus grande encore que dans les instincts sensitifs et animaux.

Toutefois, cet ajustement merveilleux de la pensée aux choses n'a pas été immédiatement atteint il est le résultat d'une longue suite de progrès; il est, selon le terme consacré, une évolution. C'est la loi d'hérédité qui fixe les résultats dans l'espèce; c'est la loi d'évolution qui modifie les espèces mêmes. Grâce à ces deux lois, tout se conserve et tout s'accroît.

Cette évolution s'accomplit, selon M. Spencer, par le procédé

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