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qu'une idée abstraite inférieure à la réalité : loin de là, il n'y a rien de plus réel que l'idéal; le devoir produit le pouvoir, ce qui doit être est plus que ce qui est. En ce sens, Dieu est la réalité suprême car il est la liberté se réalisant progressivement dans le monde; il est le vrai moi de chaque homme, de l'humanité entière, du monde entier (1).

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La nature, avait dit Fichte, est le produit inconscient du moi, ou, ce qui revient au même, le produit de la partie inconsciente du moi; mais, objecte Schelling, cette partie inconsciente n'est plus vraiment le sujet ou le moi; elle n'est pas non plus l'objet même ou la nature, car, Kant l'a montré, l'objet n'existe pas sans le sujet ; elle est donc un principe antérieur à cette dualité. « Le « moi et le non-moi, la pensée et l'être, dérivent l'un et l'autre « d'un principe supérieur qui n'est ni l'un ni l'autre bien qu'il « soit la cause de l'un et de l'autre principe neutre, indifférence << ou identité des contraires (3). » C'est la raison absolue et impersonnelle; la nature est cette raison en tant qu'existante; l'intelligence est cette raison en tant que pensante: « L'une se développe suivant la même loi que l'autre (4). » La série de ces développements est l'histoire, « évolution de l'absolu. » Dans l'histoire, il y a harmonie entre les libertés humaines et une nécessité rationnelle qu'on nomme tantôt destin, tantôt providence. Une telle harmonie suppose un principe supérieur tout

1. Le système de Fichte est appelé par les Allemands l'idéalisme subjectif. Il est idéalisme en ce sens qu'il fait de l'idéal le principe de toute existence; et il est idéalisme subjectif, en ce qu'il place cet idéal dans le sujet moral, dans le moi considéré comme absolu. Fichte prend pour point de départ le sujet ou le moi intelligible, et en fait sortir l'objet ou la nature sensible. Schelling va suivre la marche inverse il va commencer par la philosophie de la nature, non par la philosophie de la liberté; il va professer un idéalisme objectif. Quant à Hegel, il identifiera absolument la marche de la nature et de la liberté avec le développement de l'idée : il professera un idealisme absolu.

2. 1775-1854. Né en Souabe, professeur à léna, à Munich, à Berlin. Principaux ouvrages: Philosophie de la nature, 1797; Systeme de l'idéalisme transcendantal, 1800, traduit par Grimblot; Bruno ou du principe divin et naturel des choses, traduit par Grimblot; Recherches sur la liberté humaine; Philosophie de la révélation. Voir les Ecrits philosophiques de Schelling, extraits de ses œuvres, par Ch. Bénard.

3. OEuvres, 1 série, tome X, p. 92. Comparer Spinoza et Plotin. 4. OEuvres, IV, p. 105.

ensemble à notre liberté et à notre intelligence, dont la conscience est l'attribut essentiel. « Cet être éternellement sans conscience, « soleil éternel dans l'empire des esprits, se dérobe à nous par la << pureté même de sa lumière. » Toutefois on peut avoir de l'absolu, identité des contraires, une sorte d'intuition simple, comme l'extase alexandrine: Schelling l'appelle l'« intuition intellectuelle.» A cette intuition, selon lui, la science entière est suspendue.

La science n'est que le premier degré de la vie spirituelle; audessus est l'art, révélation plus profonde de ce principe absolu où le sujet et l'objet coïncident.

En effet, considérez l'art dans sa partie vraiment inspirée, qui est l'œuvre du génie, non dans sa partie réfléchie et technique, qui est l'œuvre du talent, vous verrez qu'il nous donne le sentiment de l'identité éternelle entre la nature inconsciente et la liberté consciente. D'une part l'artiste inspiré a conscience de son activité productrice, mais d'autre part il n'a pas conscience des moyens qu'il emploie. Quand on analyse le produit de l'art, il semble que la conscience réfléchie en a déterminé toutes les parties, tant elles offrent une merveilleuse coordination; et cependant, c'est là une œuvre de pure spontanéité. L'art nous initie de cette manière au secret de la nature, qui, elle aussi, produit sans conscience des choses marquées du caractère de l'ordre, de la sagesse, de la conscience réfléchie. En un mot, le génie de l'artiste, comme la vie de la nature et le développement de l'histoire, ramène à l'unité le conscient et l'inconscient; l'intuition esthétique est donc une révélation de l'identité qui existe dans l'absolu entre la conscience et l'inconscience. « Voilà pourquoi l'art est pour le philosophe ce qu'il y a de plus élevé; c'est qu'il lui ouvre le sanctuaire où brûle d'une << même flamme, en une primitive et éternelle union, ce qui « existe séparé dans la nature et dans l'histoire, ce qui se fuit << constamment dans la vie et dans la pensée. Ce que nous appelons la Nature est un poême dont l'intelligence est impos«sible parce qu'il est écrit en caractères mystérieux, mais dans lequel, si nous pouvions le déchiffrer, nous reconnaîtrions. l'Odyssée de l'Esprit, qui, livré à une merveilleuse illusion, se << cherchant lui-même, se fuit sans cesse lui-même... La Nature « est pour l'artiste ce qu'elle est pour le philosophe, le monde idéal "apparaissant sans cesse sous des formes finies, le pâle reflet d'un « monde qui n'est pas hors de sa pensée, mais en lui-même. »

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Le comble de l'art, comme celui de la nature, est la grace. « Après que l'art a donné aux choses le caractère qui leur imprime l'aspect de l'individualité, il fait un pas de plus il leur « donne la grâce, qui les rend aimables, en faisant qu'elles << semblent aimer. Au delà de ce second degré, il n'y en a plus << qu'un, que le second annonce et prépare : c'est de donner aux « choses une âme; par quoi elles ne semblent plus seulement << aimer, mais elles aiment. » La grâce dans l'art est l'expression de l'âme « A l'approche de l'âme une douce aurore se répand << sur l'œuvre; les contours se tempèrent et s'adoucissent; c'est le << moment où naît la grâce. La pure image de la beauté arrivée à « ce degré de développement, c'est la déesse de l'amour. L'esprit « de la nature n'est opposé à l'âme qu'en apparence; en soi il « est son organe et son symbole. Toutes les autres créatures << sont animées par le seul esprit de la nature; dans l'homme << seulement apparaît l'âme, sans laquelle le monde serait comme «< la nature sans le soleil... L'âme n'est pas dans l'homme le prin«cipe de l'individualité; mais c'est précisément ce par quoi il « s'élève au-dessus de tout égoïsme, ce par quoi il est capable de « renoncement à soi, d'un amour désintéressé, et, qui plus est, « de la contemplation et de la connaissance de l'essence des « choses. Elle n'a plus pour objet la matière, et n'est plus en rapport immédiat avec elle, mais seulement avec l'esprit, qui est « la vie des choses. Tout en apparaissant dans le corps, elle est << cependant indépendante du corps, dont la conscience n'est en << elle que comme un songe léger qui ne la trouble pas. En ce << sens, l'âme n'est pas une qualité, une faculté, rien de particulier << de cette espèce; elle ne sait pas, elle est la science même ; elle « n'est pas bonne, elle est la bonté même; enfin elle n'est pas « belle, elle est la beauté même (1). »

Pourtant, au-dessus même de l'art, Schelling éleva, dans la dernière partie de sa vie, la moralité ou la religion. Cette unité suprême d'où sortent les contraires, et qui apparaît tour à tour dans la nature inconsciente ou dans l'humanité consciente, la première philosophie de Schelling n'en avait donné qu'une idée négative et vide; sa seconde philosophie en fournit une conception positive, et reconnaît que l'absolu véritable est la liberté absolue du vouloir. Par là, Schelling revient à Fichte et à Kant.

1. Discours sur le rapport des beaux arts avec la nature, 366, 368.

C'est la volonté qui est le principe de toutes choses; elle s'individualise dans les différents êtres, et chacun de ces êtres, pour accomplir l'acte moral et religieux, doit nier son individualité propre, renoncer à son vouloir propre pour se perdre dans la volonté universelle.

Cette dernière phase du système de Schelling fut une réaction contre la philosophie toute rationaliste et intellectualiste de Hegel.

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L'absolu, chez Schelling, avait été encore représenté comme un principe supérieur à la nature et à l'histoire, qui n'en sont que les symboles et qui, en le révélant, le cachent l'absolu demeurait immobile derrière le voile mouvant de la nature. Hegel rejette ce principe transcendant, cette chose en soi » différente « du devenir»: selon lui, l'absolu est intérieur et immanent à la réalité même. L'absolu est la pensée, la raison, et non une volonté supérieure à la pensée; la raison n'a besoin ni d'une activité supérieure à elle ni d'une activité inférieure à elle pour la réaliser : elle se réalise par cela même qu'elle est la raison, et porte en elle la nécessité de sa propre existence. «<< Tout ce qui est rationnel est donc réel. » D'autre part, la réalité ne peut exister que s'il y a une nécessité à son existence; et cette nécessité ne saurait être que la raison même : << Tout ce qui est réel est donc rationnel. » C'est le principe du déterminisme absolu; mais ce déterminisme, pris en son ensemble, n'est produit que par lui-même : il est donc libre, et la suprême nécessité se trouve identique à la suprême liberté dans la Raison absolue.

La Raison absolue n'est pas une vérité immobile ou une pensée itnmobile: elle est une raison vivante, sans cesse en mouvement

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1. Né à Stuttgard en 1770, mort à Berlin en 1831, compagnon de Schelling au séminaire théologique de Tubingue; professeur à léna, à Heidelberg, à Berlin. - Principaux ouvrages : Phénoménologie de l'esprit, 1807; Logique, 1812-1816; Encyclopédie des sciences philosophiques, 1817; Philosophie du droit, 1821; Leçons sur l'histoire de la philosophie; Esthetique, etc. M. Véra a traduit la Logique, la Philosophie de la nature et la Philosophie de l'esprit. M. Bénard a traduit l'Esthétique. Voir, sur Hegel, Wilmm, Histoire de la philosophie allemande, Secrétan, Philosophie de la liberté, Weber, Introduction historique à la philosophie hégélienne.

et en progrès: la réalité, qui ne fait qu'un avec la raison, est donc aussi mouvement et progrès. Ce qui est tout à la fois absolument rationnel et absolument réel, c'est le progrès considéré en sa totalité. Les différents moments du progrès ne sont rationnels et réels que d'une manière relative: sans doute ils ont toujours un caractère de nécessité, puisque en définitive ils sont des moments de la nécessité même; mais ils n'ont qu'une nécessité provisoire et passagère. L'universelle nécessité est dans le tout, non dans les parties; aussi tend-elle à s'affranchir de toutes ses manifestations particulières, pour se révéler enfin comme ne faisant qu'un avec l'universelle liberté.

Il ne faut donc pas dire avec Schelling que les choses procèdent de l'absolu, mais que l'absolu lui-même procède dans les choses, c'est-à-dire qu'il avance et progresse dans ses propres manifestations. Si on appelle Dieu l'absolu, il faut dire alors, selon Hegel: « Dieu n'est pas, mais devient. » Ainsi reparaît la doctrine d'Héraclite: Une seule chose est absolue, c'est le devenir. N'est-ce point là, dira-t-on, identifier les contraires : absolu et relatif, liberté et nécessité, idéal et réel? — Oui, sans doute, répond Hegel; mais l'identité des contraires est précisément le secret du progrès universel, le secret de la pensée et de la vie. Penser, c'est unir des idées différentes et, en définitive, concilier des contraires; vivre, c'est passer d'un contraire à l'autre par une action qui domine les deux. Tout progrès est une évolution, un devenir, un mouvement, et tout mouvement, comme le montrèrent Héraclite et Platon, est une contradiction réalisée.

L'évolution de la pensée à travers les contraires est absolument identique à l'évolution de l'être, puisqu'il n'y a d'être que dans la pensée et de réalité que dans la raison. La science de la pensée ou logique ne fait donc qu'un avec la science de l'être ou métaphysique. Les catégories et les lois de la pensée ne sont pas seulement des formes abstraites et des moules vides, elles sont des formes vivantes et des moules flexibles où la réalité entre, sans jamais s'y enfermer.

Il y a, selon Hegel, deux logiques. L'une, toute relative, est soumise au principe de contradiction: Une chose ne peut être elle-même et son contraire; c'est la logique inférieure de l'entendement, qui travaille sur des abstractions. L'autre logique, la Logique absolue, celle de la raison et de la réalité, qui n'est plus seulement un jeu d'abstractions, mais un actif développement

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