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Le gouvernement ne devant être que l'ensemble d'hommes et de moyens les plus capables de faire respecter la volonté générale, la première règle du gouvernement est d'exclure tout ce qui serait une abdication, une aliénation totale ou partielle. Une forme de gouvernement qui n'assure pas à toutes les volontés, présentes ou futures, la souveraineté sur elles-mêmes, est illégitime par essence et repose sur une violation du droit commun à tous. De là Rousseau conclut que a tout gouvernement légitime est républicain.

Les formes diverses que peut prendre le gouvernement ne doivent donc pas consister, selon Rousseau, dans diverses manières d'attribuer le pouvoir législatif; car il n'y a qu'une seule attribution légitime du pouvoir législatif, l'attribution à tous. Si on donnait le pouvoir législatif à un seul ou à plusieurs, ce serait la destruction du contrat social. Les formes diverses de gouvernement doivent regarder seulement l'organisation de la puissance exécutive. Faut-il faire « exécuter » la volonté de tous par tous, ou par quelques-uns, ou par un seul ? Voilà l'unique question; mais un seul, plusieurs ou tous devront toujours être de simples magistrats de la nation, révocables et responsables. Pour exprimer le nombre des gouvernants dans le pouvoir exécutif, Rousseau se sert à tort des mots ambigus de démocratie, d'aristocratie, de monarchie, qu'il détourne de leur vrai sens; d'après cette terminologie inexacte, la république américaine, confiant le pouvoir exécutif à un seul homme, serait une monarchie. Mais laissons. les termes pour considérer les choses, et demandons-nous de nouveau si, d'après Rousseau, il convient de confier à tous ou à plusieurs ou à un seul l'exécution des volontés de tous.

Confier à tous l'exercice direct du pouvoir exécutif, et faire du peuple entier assemblé l'exécuteur des décisions générales, c'est chose qui n'est possible, dit Rousseau, que dans de petites cités, et qui offre d'ailleurs une foule d'inconvénients. Il est plus dangereux encore, ajoute-t-il, de concentrer la force exécutive entre les mains de quelques-uns ou d'un seul. Mieux vaut diviser les fonctions et aboutir à un système mixte.

Rousseau rencontre ici le mécanisme établi par les Anglais sous le nom de gouvernement représentatif. Il reconnaît avec Montesquieu qu'il faut partager les pouvoirs gouvernementaux (non pas la souveraineté nationale elle-même); mais il rejette le principe de la représentation proprement dite, comme contraire à la véritable liberté. Un représentant, à proprement parler, serait un

homme ou un ensemble d'hommes que la nation se substituerait à elle-même pour la représenter, et auxquels elle donnerait tous ses pouvoirs. Mais, objecte Rousseau, avec un pareil système la nation n'est libre que le jour de l'élection, puis elle se trouve à la merci de ses représentants; c'est donc une aliénation au moins temporaire de la liberté nationale, c'est un reste de servitude. La nation, ajoute-t-il, peut bien avoir des commissaires, des mandataires, des fonctionnaires, ayant un mandat défini et révocable avec une responsabilité effective; elle ne peut pas avoir des représentants qui substitueraient leur conscience à la sienne, qui feraient tout à sa place, sous leur seule responsabilité. « La sou<< veraineté ne peut être représentée [au sens exact du mot] par la « même raison qu'elle ne peut être aliénée; elle consiste essen<< tiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se repré<< sente point; elle est la même ou elle est autre, il n'y a point de << milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être «ses représentants, ils ne sont que ses commissaires... La loi n'é<< tant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que, « dans la puissance législative, le peuple ne peut être représenté; << mais il peut et doit l'être dans la puissance exécutive, qui n'est « que la force appliquée à la loi... Le peuple anglais pense être <«< libre, il se trompe fort; il ne l'est que durant l'élection des << membres du parlement; sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il « n'est rien (1). » Le peuple anglais, en effet, abandonne sa souveraineté législative à ses représentants et par là, selon Rousseau, aliène sa liberté pour plusieurs années.

L'idéal de Rousseau est donc que la loi soit faite par tous aussi directement qu'il est possible, et que l'exécution de la loi soit seule confiée à des représentants ou, pour mieux dire, à des commissaires.

Alors se présente une grave objection. Comment les citoyens, dans un grand État, pourront-ils exercer le pouvoir législatif directement, ou du moins par des mandataires placés sous leur immédiate action? C'est là, répond Rous seau, chose impossible. Aussi la vraie liberté réclame-t-elle, selon lui, de petits Etats, de petites associations où tout se fasse directement par les intéressés; là seulement régnera la liberté intérieure. — Mais ces petits États seront livrés sans défense à l'ambition des grands. Non, répond Rousseau, les petits États, en s'associant, formeront des

1. Contrat social, II, XV.

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confédérations capables de résister aux agressions extérieures. La solution de la difficulté réside, selon lui, dans l'idée de confédération, idée qu'il n'a d'ailleurs pas eu le temps de développer. Sa conclusion, qu'on n'a pas toujours bien comprise, est que la vraie république est la république confédérative, dont il trouvait en Suisse un exemple. Ajoutons qu'une confédération peut dépasser beaucoup la Suisse en étendue, et que, si la Suisse est une confédération relativement faible, rien n'empêche l'existence de vastes et fortes confédérations.

Reste une dernière question, celle des rapports de l'Église et de l'État. Rousseau demande leur séparation, du moins quand il s'agit des religions surnaturelles. « Chacun peut avoir « telles opinions qu'il lui plaft, sans qu'il appartienne au souve« rain d'en connaître; car, comme il n'a point de compétence << dans l'autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à « venir, ce n'est pas son affaire, pourvu qu'ils soient bons ci« toyens en celle-ci (1). »

Rousseau croit cependant, par une regrettable inconséquence, devoir maintenir dans l'État une sorte de religion naturelle et civique : « Il y a, dit-il, une profession de foi purement civile, << dont il appartient au souverain (c'est-à-dire à la nation) de fixer « les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais «< comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible << d'être bon citoyen ou sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne « à les croire, il peut bannir de l'État quiconque ne les croit pas; «< il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable... « Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes << dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de <«< mort; il a commis le plus grand des crimes : il a menti devant « les lois. » Ce sont là de fâcheux écarts de pensée et de langage; il est juste pourtant de remarquer qu'on prête d'ordinaire à Rousseau plus qu'il ne dit: il ne veut punir de mort que ceux qui commettent des crimes contraires à une morale naturelle et à une religion naturelle dont ils auraient préalablement accepté les principes. Il ne punit pas ceux qui ne croient point, mais ceux qui se conduisent contrairement à la morale et à la religion civique qu'ils avaient promis d'exercer.

Ce qui manque encore à Rousseau, dans cette question comme

1. Ibid., III, VIII.

dans beaucoup d'autres, c'est une claire distinction de ce qui est vraiment un droit et de ce qui n'est qu'un intérêt. Il place parmi les dogmes de la religion civile « l'existence de la divinité puis<< sante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la « vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants; mais ce sont là des croyances qu'on peut ne pas avoir sans être pour cela coupable d'injustice envers ses semblables: l'État n'a donc vraiment rien à voir dans ces problèmes.

En résumé, dans sa philosophie sociale, Rousseau a posé des principes excellents, dont il n'a pas toujours su tirer les vraies conséquences: il aurait dû aboutir à la liberté individuelle, et il aboutit trop souvent à l'exagération des droits de l'Etat. Il n'en a pas moins démontré, avec une rigueur philosophique, que la société tout entière repose, non sur les intérêts matériels ou sur la raison abstraite, comme l'avaient soutenu Helvétius et Montesquieu, mais sur la volonté réelle, qui seule fait de l'homme un être moral. Rousseau, » dit Hégel dans son histoire de la philosophie, « a proclamé la liberté l'essence de l'homme; ce << principe est la transition à la philosophie de Kant, dont il fera « le fondement (1).

IV.

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Turgot, économiste, philosophe, homme d'État, défend la liberté industrielle, religieuse, civile et politique. Dans son Discours sur l'histoire universelle, il développe l'idée du progrès,

1. On a voulu rendre les doctrines de Rousseau responsables des crimes de la Terreur. Voici au contraire comment Rousseau condamne d'avance ce régime « Qu'on nous dise qu'il est bon qu'un seul périsse pour tous, « j'admirerai cette sentence dans la bouche d'un digne et vertueux patriote « qui se consacre volontairement à la mort pour le salut de son pays; mais, « si l'on entend qu'il soit permis au gouvernement de sacrifier un innocent << au salut de la multitude, je tiens cette maxime pour une des plus exe«< crables que la tyrannic ait inventées... Loin qu'un seul doive perir pour << tous, tous ont engagé leur vie et leurs biens à la defense de chacun d'eux, << afin que la faiblesse particuliere fùt toujours protégée par la force publique, « et chaque membre par tout l'Etat. Après avoir, par supposition, retranche du peuple un individu après l'autre, pressez les partisans de cette maxime « à mieux expliquer ce qu'ils entendent par le corps de l'Etat, et vous verrez « qu'ils le reduiront à la fin à un petit nombre d'hommes, qui ne sont pas le «peuple, mais les officiers du peuple.» (Article Economie politique dans l'Encyclopédie.)

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encore très-vague à cette époque, et montre l'humanité avançant toujours malgré les perturbations mêmes de sa marche : « Ce n'est « qu'après des siècles et par des réactions sanglantes que le des<< potisme a enfin appris à se modérer lui-même, et la liberté à se « régler; et c'est ainsi que, par des alternatives d'agitation et de «< calme, de biens et de maux, la masse totale du genre humain a << marché sans cesse vers la perfection. »

Condorcet, poursuivi par la tyrannie jacobine, écrit avant de mourir son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. « Si l'homme peut prédire avec une assurance « presque entière les phénomènes dont il connaît les lois; si, lors « même qu'elles lui sont inconnues, il peut, d'après l'expérience « du passé, prévoir avec une grande probabilité les événements de « l'avenir, pourquoi regarderait-on comme une entreprise chimé<rique de tracer avec quelque vraisemblance le tableau des desti«nées futures de l'espèce humaine d'après les résultats de son « histoire? » Ces progrès seront, d'après Condorcet, 1o la destruction de l'inégalité entre les nations, et de leurs luttes; 2o les progrès de l'égalité dans un même peuple sous le rapport des richesses et de l'instruction; égalité que produira la liberté même, par l'abolition des lois factices, des prohibitions, des formalités, des monopoles, par les caisses d'épargne, par les assurances sur la vie, par les institutions de crédit et les associations. Condorcet voudrait qu'on instruisît « la masse entière du peuple de tout ce << que chaque homme a besoin de savoir pour l'économie domestique, pour l'administration de ses affaires, pour le libre développement de son industrie et de ses facultés, pour connaître ses droits, les défendre et les exercer; pour être instruit de ses de<< voirs, pour les bien remplir, pour juger ses actions et celles des « autres d'après ses propres lumières, et n'être étranger à aucun << des sentiments élevés ou délicats qui honorent la nature hu<< maine. >>

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Ces progrès auront pour résultat, dit Condorcet, le perfectionnement réel de notre espèce: 1° progrès des méthodes, qui permettra d'apprendre en moins de temps un plus grand nombre de connaissances et de les répandre dans un plus grand nombre d'esprits; 2o perfectionnement des sciences de la nature et des inventions; 3° perfectionnement des sciences morales et philosophiques par l'analyse des facultés intellectuelles et morales de l'homme; 4o perfectionnement de la science sociale par l'application du calcul des probabilités à cette science; 5o par suite,

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