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l'esclavage sur un prétendu droit de guerre qui autoriserait le vainqueur à tuer le prisonnier; d'autres le fondaient sur un prétendu contrat; aux uns et aux autres Montesquieu répond :

« Il n'est pas permis de tuer dans la guerre, sauf le cas d'absolue néces sité; mais dès qu'un homme en a fait un autre esclave, on ne peut pas dire qu'il ait été dans la nécessité de le tuer, puisqu'il ne l'a pas fait. ■ -La vente suppose un profit. L'esclave se vendant, tous ses biens entreront dans la propriété du maître; le maître ne donnerait rien, et l'esclave ne recevrait rien... La liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique... Si un homme n'a pu se vendre, encore moins a-til pu vendre son fils qui n'était pas né. Si un prisonnier de guerre ne peut être mis en servitude, encore moins ses enfants. »

Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais. Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher si on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves! Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête, et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les peindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très-sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir... De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains, car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la misé'ricorde et de la pitié (1) ? »

C'est aux philosophes du dix-huitième siècle, et aux peuples libres qui ont suivi leurs principes, que le monde civilisé doit l'abolition de l'esclavage.

Montesquieu fut également novateur et initiateur dans la réforme de la pénalité. La protestation de Montaigne au seizième siècle contre la rigueur et l'absurdité des peines n'avait point trouvé d'écho au dix-septième siècle. Le code de Richelieu semble avoir été écrit avec du sang. Dans les fameuses ordonnances de Louis XIV, la peine de mort est prodiguée, et quelle riche variété de supplices! Heureux encore si les supplices n'avaient fait que suivre la condamnation; mais ils la précédaient, et l'innocent expiait dans les tortures de la question le crime de ne pouvoir avouer aucun crime. Ma de Sévigné parle, sur un ton de plaisanterie, des atroces vengeances du duc de

1. Esprit des lois, XV, 5. Voir le passage en entier dans nos Extraits des philosophes.

Chaulnes en Bretagne; elle rit de ces paysans bretons « qui ne se lassent pas de se faire pendre »; elle appelle même cette pendaison un divertissement », et déclare que « tout est bien, pourvu qu'elle puisse aller sous ses grands arbres. » La pitié, qu'une femme de cour n'a point connue, le philosophe du dixhuitième siècle l'a ressentie. Montesquieu a réclamé l'abolition de la torture et l'institution du jury. Il a montré la nécessité d'adoucir les lois pénales.

« Dans les États modérés, l'amour de la patrie, la honte et la crainte du blâme, sont des motifs réprimants qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine d'une mauvaise action sera d'en être convaincu. Les lois civiles y corrigeront donc plus facilement, et n'auront pas besoin de tant de force. Dans ces États, un bon législateur s'attachera moins à punir les crimes qu'à les prévenir; il s'appliquera plus à donner des mœurs qu'à infliger des supplices... Qu'on examine la cause de tous les relâchements, on verra qu'elle vient de l'impunité des crimes, et non pas de la modération des peines... Il reste un vice dans l'État, que cette dureté a produit: les esprits sont corrompus; ils se sont accoutumés au despotisme. Il y a deux genres de corruption, l'un, lorsque le peuple n'observe pas les lois; l'autre, lorsqu'il est corrompu par les lois; mal incurable, puisqu'il est dans le remède même (1).

»

C'est à Montesquieu et à son école (2) que nous devons la sécurité dont nous jouissons aujourd'hui sous nos institutions pénales, et ces lois qui respectent de plus en plus, jusque dans l'individu coupable, le caractère auguste de l'humanité.

Les persécutions religieuses subsistaient encore au temps de Montesquieu. Il réclame la tolérance. « Tolérer une religion, remarque-t-il, ce n'est pas l'approuver. » Les diverses religions doivent se supporter mutuellement et rester en paix : « car il ne << suffit pas qu'un citoyen n'agite pas l'État, il faut encore qu'il << ne trouble pas un autre citoyen. » « Vous prouvez que votre religion est divine parce qu'elle s'est accrue par la persécution « des païens et le sang des martyrs; mais aujourd'hui vous << prenez le rôle de Dioclétien, et vous nous faites prendre le « vôtre... Il faut que nous vous avertissions d'une chose, c'est « que si quelqu'un, dans la postérité, ose jamais dire que, dans « le siècle où nous vivons, les peuples d'Europe étaient poli« cés, on vous citera pour prouver qu'ils étaient barbares; et « l'idée que l'on aura de vous sera telle qu'elle flétrira notre

1. Esprit des lois, XXV, 13.

2. Beccaria fut disciple de Montesquieu.

« siècle et portera la haine sur tous vos contemporains. >

Dans les questions économiques, Montesquieu ne manque pas d'originalité. Selon lui, la liberté est liée à l'égalité, et l'égalité est impossible si on ne maintient pas entre de certaines limites la différence de fortunes: des hommes trop pauvres en présence d'hommes trop riches ne seront pas libres et égaux. De là il croit pouvoir conclure la légitimité des lois qui ont pour but d'empêcher soit l'accumulation extrême des capitaux, soit l'extension des industries du luxe aux dépens des industries du nécessaire. Par là il explique et justifie certaines lois somptuaires et certains impôts des républiques anciennes.

α

Dans sa théorie des impôts, Montesquieu définit la contribution politique « une portion que chaque citoyen donne de son bien pour « avoir la sûreté de l'autre. » « Pour bien fixer les revenus, ajoute«t-il, il faut avoir égard aux nécessités de l'État et aux nécessités << des citoyens. Il ne faut pas prendre au peuple sur ses besoins « réels pour des besoins de l'Etat imaginaires. » Quant à l'assiette des impôts, Montesquieu dit qu'il faut distinguer dans les biens de chacun, par des calculs de moyennes, trois portions très-distinctes le nécessaire, l'utile et le superflu. Le nécessaire, ajoute-t-il, ne doit pas être taxé; l'utile doit l'être, et le superflu beaucoup plus que l'utile. Principe d'une grande justice, que nous voyons aujourd'hui mis en pratique par l'Angleterre, où un certain minimum de revenu est exempt de taxe, et où le superflu est taxé plus que l'utile. La loi de l'impôt, en effet, doit être l'égalité proportionnelle; or, comme Montesquieu l'a compris, la quantité prélevée sur le nécessaire est une charge proportionnellement plus grande pour le pauvre que la quantité prélevée sur le superflu du riche: la proportion purement numérique et brutale n'exprime donc pas une réelle proportionnalité des charges. C'est ainsi que Montesquieu est amené à considérer certaines inégalités de taxe fondées sur la distinction du nécessaire, de l'utile et du superflu, comme des conditions de l'égalité même ou de la proportionnalité dans les charges.

Enfin Montesquieu a des vues hardies sur le devoir d'assistance de l'État envers les misérables. Il remarque d'abord que ce qui fait la vraie richesse, c'est le travail, et la vraie pauvreté, l'absence de travail. « Un homme n'est pas pauvre, dit-il, parce qu'il n'a rien, mais parce qu'il ne travaille pas (1). » Il y a des

1. Esprit des lois, livre XXIV, ch. 29.

vieillards, des malades et infirmes, des orphelins; le remède à ces maux n'est pas une aumône stérile: « Quelques aumônes « que l'on fait à un homme nu dans les rues ne remplissent << point l'obligation de l'État. » Montesquieu va jusqu'à dire : « L'État doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la << nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne << soit pas contraire à la santé. Un État bien policé tire cette sub«<sistance du fond des arts mêmes: il donne aux uns les travaux « dont ils sont capables, il enseigne aux autres à travailler, ce « qui fait déjà un travail. » Montesquieu dépasse ici dans l'expression sa propre pensée, qui est que l'État doit un secours lorsque des infortunes naturelles ou passagères, l'âge, les infirmités, les chômages imprévus, travailleurs de la ressource du travail.

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privent tout d'un coup les

En somme, Montesquieu a montré une grande pénétration d'esprit dans une foule de questions relatives à la science de la société. Cependant, l'absence de principes philosophiques assez sûrs laisse dans ses œuvres du décousu, des contradictions et des erreurs. Le défaut de Montesquieu, c'est d'avoir été encore plus jurisconsulte et historien que philosophe. « Quand j'ai eu « découvert mes principes, dit-il, tout ce que je cherchais est « venu à moi. » Par malheur il n'a pas su découvrir le premier et le plus important des principes celui qui fonde le droit sur l'absolue inviolabilité de la volonté libre, et qui ramène tous les rapports sociaux à de libres contrats entre les volontés (1).

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VOLTAIRE.

Voltaire, sans produire d'idées vraiment originales sur la législation et la politique, soutient avec éloquence la cause de « l'humanité. » Il proteste avec Montesquieu contre la torture, et remarque que « tout ce qui est outré dans la loi tend à la destruction des lois. » Il défend aussi la tolérance: « Il faut dis« tinguer, dit-il, dans une hérésie entre l'opinion et la faction... « La religion est de Dieu à l'homme. La loi civile est de vous à « vos peuples. » En politique, il corrige Montesquieu sur plusieurs points: il montre qu'il n'y a point de limite exacte entre

1. Voir sur Montesquieu le commentaire de Destutt de Tracy.

la monarchie pure et le despotisme, « deux frères qui ont tant de ressemblance qu'on les prend souvent l'un pour l'autre (1). » Montesquieu approuvait la vénalité des charges dans la monarchie « La monarchie, lui répond Voltaire, n'est donc « fondée que sur des vices! Il eût mieux valu mille fois, dit « un sage jurisconsulte, vendre les trésors de tous les couvents « et l'argenture de toutes les églises, que de vendre la justice! » Dans ses Idées républicaines (1765), Voltaire définit le gouvernement << la volonté de tous exécutée par un seul ou par plu<< sieurs en vertu des lois que tous ont portées. » « Une société, « ajoute-t-il, étant composée de plusieurs maisons et de plusieurs << terrains, il est contradictoire qu'un seul homme soit le maître << de ces maisons et de ces terrains; il est dans la nature que « chaque maître ait sa voix pour le bien de la société... On sait a assez que c'est aux citoyens à régler ce qu'ils croient devoir a fournir pour les dépenses de l'État.» « Liberté et propriété ! « c'est le cri anglais. Il vaut mieux que Saint-Denis et Montjoie. « C'est le cri de la nature. >>

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ROUSSEAU.

L'école sensualiste, représentée surtout par Helvétius, avait considéré la justice comme conventionnelle et non naturelle; l'école rationaliste, à laquelle Montesquieu se rattache, avait considéré la justice comme fondée sur la nature même des choses telle que la raison la conçoit; avec Jean-Jacques Rousseau, un mouvement nouveau se manifeste dans la philosophie sociale. Rousseau va chercher le fondement de la justice dans un principe où se réconcilieront le naturel et le conventionnel: la volonté libre, qui est la nature même de l'homme et en même temps l'origine de toutes les conventions ou contrats. -Rousseau n'arrive cependant pas du premier coup à cette importante conception. Il commence par se préoccuper, comme ses contemporains, des oppositions qui existent entre l'état de nature et l'état social. Le xvII° siècle s'est souvent plu à opposer ces deux états l'un à l'autre; dans son vif sentiment des servitudes et des inégalités qui accablent les hommes, il a souvent accusé la société et la civilisation des maux qui pesaient sur l'individu. On

1. Voir plus haut.

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