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imaginez une statue et donnez-lui les sens, vous en ferez une personne humaine. Une sensation dominante devient l'attention; une sensation faible qui en accompagne une vive, c'est le souvenir; deux sensations simultanément dominantes, c'est la comparaison, qui engendre le jugement, qui engendre le raisonnement, et ainsi de suite. A la sensation Locke joignait la réflexion, c'està-dire la conscience; mais, selon Condillac, la réflexion n'est encore que la sensation se sentant elle-même. Le moi d'une personne « est la collection des sensations qu'elle éprouve, et de celles que la mémoire lui rappelle ». Toutes nos sensations sont les signes des choses, et nous les représentons elles-mêmes par des sensations plus subtiles qui deviennent les signes de ces signes : l'analyse des signes et la reconnaissance de leur identité fondamentale sous leurs différentes transformations, font toute la force de l'algèbre et de la géométrie; les sciences ne sont au fond que des langues bien faites, et la nature est un ensemble de symboles qu'elles traduisent en symboles de plus en plus abstraits.

Diderot (1), l'un des fondateurs de l'Encyclopédie, âme ardente et énergique, souvent traversée par des éclairs de génie, se représente la nature comme un grand Tout dont les individus sont les parties et dont l'universelle transformation est la loi. Naître et mourir, ce n'est que changer de forme; une fermentation sans relâche, un échange incessant de substance, une circulation perpétuelle de la vie, voilà l'énigme de l'existence, telle que déjà Héraclite l'avait conçue. « Élargissez Dieu,» disait Diderot, « montrez-le à l'enfant, non dans le temple, mais partout et « toujours. » Il termine ainsi son traité de l'Interprétation de la nature: « J'ai commencé par la nature, qu'ils ont appelée ton << ouvrage, et je finirai par toi, dont le nom sur terre est Dieu. << O Dieu, je ne sais si tu es; mais je penserai comme si tu voyais « dans mon âme, j'agirai comme si j'étais devant toi... Je ne te << demande rien dans ce monde; car le cours des choses est néces«sité par lui-même si tu n'es pas, ou par ton décret si tu es. « J'espère en tes récompenses dans l'autre monde s'il y en a un, « quoique, tout ce que je fais dans celui-ci, je le fasse pour moi. Si « je suis le bien, c'est sans effort: si je laisse le mal, c'est sans « penser à toi... Me voilà tel que je suis, portion nécessairement

1. 1713-1781. Pensées philosophiques, La Haye (1746). Pensées sur l'interprétation de la nature, Paris (1754). OEuvres philosophiques (1772).

« organisée d'une matière éternelle et nécessaire, ou peut-être ta << créature! »

Le baron d'Holbach (1) expose des idées analogues, mais plus mécanistes, et ramène tout aux lois de la nature. Lamettrie réduit l'homme à une sorte de mécanisme brut, dans l'Hommemachine et dans l'Homme-plante.

Les naturalistes Bonnet (2) et Robinet insistent principalement sur les idées leibniziennes de série, de développement continu, de progrès historique. Bonnet admet la possibilité pour tout être d'une naissance nouvelle, manifestée par des organes supérieurs, ou d'une palingénésie. Voltaire professe un demi-spiritualisme, et défend toute sa vie la croyance en un « Dieu rémunérateur et vengeur », ainsi qu'en la liberté morale de l'homme. Il condamne le système d'Helvétius. Buffon, Montesquieu, Turgot, J.-J. Rousseau, demeurent également attachés à une philosophie semi-spiritualiste; le dernier réfute éloquemment le sensualisme dans sa Profession de foi d'un vicaire savoyard.

En résumé, dans l'ordre des recherches métaphysiques et morales, la philosophie française ne s'élève guère alors au-dessus du naturalisme ou d'un demi-rationalisme. En revanche, dans l'ordre des recherches sociales, elle va préparer l'avénement et d'un monde nouveau et d'une philosophie nouvelle.

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HELVÉTIUS, MONTESQUIEU, VOLTAIRE, ROUSSEAU, TURGOT ET CONDORCET.

Le dix-huitième siècle a étudié l'ordre social sous les trois points de vue différents que nous avons déjà rencontrés dans l'ordre métaphysique. Il nous offre d'abord une conception sensualiste et utilitaire de la société celle d'Helvétius et de ses adeptes, qui fondent tous les rapports des hommes entre eux sur la recherche du plaisir. Nous y trouvons ensuite une conception rationaliste et intellectualiste qui ramène les lois sociales aux rapports nécessaires des choses: c'est celle de Montesquieu et de son école. Enfin, nous y voyons naître une philosophie

1. 1722 1789. Système de la nature ou Des lois du monde physique et du monde moral. Londres (1770).

2 Né à Genève en 1720, mort en 1793. La palingénésie philosophique, ou idées sur l'état passé et sur l'état futur des étres vivants. Genève (1769).

supérieure où la volonté a le principal rôle, et où les lois sociales deviennent des rapports libres entre les volontés: c'est la doctrine de Rousseau, qui cherche à fonder l'ordre civil et politique, non plus sur l'intérêt sensible ni sur les nécessités logiques saisies par l'intelligence, mais sur l'égalité des libertés. La loi, dit Helvétius, est la sensation; la loi est la raison, dit Montesquieu; la loi est la liberté, dira Rousseau.

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Avec Hobbes et Larochefoucauld, Helvétius enseigne que l'intérêt personnel doit être et est réellement l'unique mobile de nos actions. L'égoïsme transformé produit le monde moral, comme la sensation transformée produit le monde intellectuel, comme le mouvement transformé produit le monde matériel. La vraie morale n'est que la physique des mœurs. Au fond, il n'y a pas de morale proprement dite, mais simplement une branche supérieure des sciences naturelles qui enseigne les moyens de procurer le plus grand bonheur possible, soit à l'individu, soit à la société. Pour l'individu, la loi de nature, qui est la seule, c'est de savoir calculer son intérêt; pour la société, même loi. Une fois l'intérêt de la société découvert, le législateur l'érige en loi pour les individus qui en font partie, et sanctionne cette loi par des peines ou des récompenses: tout l'art de la législation est de faire que l'individu trouve plus d'intérêt à suivre la loi qu'à la violer; si le contraire a lieu, c'est que la loi est mal faite, c'est qu'elle est fondée sur des préjugés mystiques, sur des distinctions de bien et de mal absolus, tandis qu'elle devrait être la simple expression de l'intérêt commun. La vraie morale s'absorbe dans la législation, qui s'absorbe elle-même dans la science de la nature. De là, chez Helvétius, l'ardent désir du progrès dans la législation, laquelle peut seule, selon lui, assurer le bonheur de l'humanité. Helvétius contribue par là à montrer, du point de vue utilitaire, la nécessité d'une réforme politique et sociale; parti de l'égoïsme, il finit par des thèses philanthropiques. « Toute l'étude « des moralistes consiste à déterminer l'usage qu'on doit faire « des récompenses et des punitions, et les secours qu'on en peut a tirer pour lier l'intérêt personnel à l'intérêt général. Cette << union est le chef-d'œuvre que doit se proposer la morale. Si les « citoyens ne pouvaient faire leur bonheur particulier sans faire

<< le bien public, il n'y aurait alors de vicieux que les fous; tous <«<les hommes seraient nécessités à la vertu, et la félicité des « nations serait un bienfait de la morale (1) ».

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Helvétius avait voulu faire la physique des mœurs et des lois : Montesquieu veut pour ainsi dire en faire la logique. Selon Montesquieu (2), les lois, au sens général de ce mot, sont « les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. >> « Il y << a une raison primitive, et les lois sont les rapports qui se << trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces « différents êtres entre eux... Les êtres particuliers et intelligents << peuvent avoir des lois qu'ils ont faites, mais ils en ont aussi « qu'ils n'ont pas faites; avant qu'il y eût des lois, il y avait « des rapports de justice possibles; dire qu'il n'y a rien de « juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé des cercles, tous << les rayons n'étaient pas égaux. » La vraie loi de l'humanité est « la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples « de la terre; les lois politiques et civiles de chaque nation ne << doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison « humaine.» « La justice est un rapport de convenance qui << existe entre deux choses; ce rapport est toujours le même (3). » On reconnaît la doctrine rationaliste de Platon et des stoïciens. Le dix-huitième siècle s'élèvera bientôt, avec Rousseau, à une conception de la loi moins intellectuelle et plus voisine de la libre volonté.

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Il semblerait, d'après les définitions fondamentales de Montesquieu, que la loi possède un caractère absolu, comme la raison dont elle émane. Montesquieu au contraire insiste sur la relativité des lois, et sur leur dépendance par rapport à toutes les conditions extérieures. C'est que l'intelligence est essentiellement la faculté de comprendre, et que comprendre, c'est saisir entre les choses des relations, c'est apercevoir la relativité des choses. Après avoir paru rationaliste comme Platon, Montes

1. De l'Esprit, II, 22.

2. Esprit des lois, I, III. Lettres persanes, 112.

3. Voir sur la vraie nature de la loi nos Principes de Philosophie.

quieu devient bientôt empiriste en politique comme Aristote. « Les lois, dit-il, sont relatives à la nature et au principe du gouver«nement; elles sont relatives au physique du pays, au climat « glacé, brûlant ou tempéré, à la qualité du terrain, à sa situa«tion, à sa grandeur, au genre de vie des peuples, laboureurs, << chasseurs ou pasteurs; elles doivent se rapporter au degré « de liberté que la constitution peut souffrir; à la religion des « habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, « à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Eufin, « elles ont des rapports entre elles; elles en ont avec leur origine, avec l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C'est dans toutes ces vues qu'il « faut les considérer. J'examinerai tous ces rapports: ils forment tous ensemble ce qu'on appelle l'esprit des lois. »

L'esprit des lois ne signifie donc pour Montesquieu que leur nature, ou leur histoire naturelle. Montesquieu, au fond, ne s'élève guère au-dessus des considérations naturalistes, qui ont essentiellement pour objet les choses et leurs rapports nécessaires; il n'a pas encore atteint dans les lois le véritable esprit, qui réside dans les rapports libres des personnes. De là, chez lui, une tendance à comprendre ce qui est plutôt qu'à chercher ce qui doit être ; un penchant à expliquer les choses par la nécessité des causes et des effets, plutôt qu'à montrer dans les personnes la liberté morale et sociale se dégageant peu à peu des nécessités naturelles. Cette tendance historique et parfois fataliste se retrouvera dans l'école allemande contemporaine, qui s'appelle elle-même École historique. Néanmoins il est si difficile de comprendre les lois dans leurs causes sans les juger par rapport à leur fin, que Montesquieu mêle sans cesse des jugements à ses explications, et qu'il se fait ainsi le promoteur d'un grand nombre de réformes.

Si Montesquieu eût introduit dans son histoire des lois humaines la grande idée d'évolution ou de développement progressif que les savants d'alors commençaient à transporter dans l'histoire de la nature, les observations de ce grand penseur y eussent gagné plus d'exactitude. C'est en se plaçant à ce point de vue du progrès historique qu'on pent le mieux apprécier sa doctrine et qu'on la voit sous son meilleur jour.

Montesquieu nous montre dans le développement des sociétés civiles et politiques deux termes extrêmes et un intermédiaire qui les relie. Au point de départ, les peuples n'obéissent qu'à la

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