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les sensations : c'est « un faisceau ou une collection de diffé<< rentes perceptions, qui se succèdent l'une à l'autre avec une « rapidité incroyable (1). » Les impressions proprement dites constituent ce que nous appelons l'extérieur; les reflets affaiblis de ces impressions, ou les idées, constituent l'intérieur; or le moi, n'étant ni une impression ni une idée, ne peut être que la succession même des idées, comme le non-moi est la succession même des impressions. C'est ainsi que le prétendu objet du sens interne, tout comme l'objet des sens, s'évanouit et se résout en une série mouvante de phénomènes.

Si Berkeley, tout en rejetant la matière, voulait conserver la substance spirituelle, c'est qu'il croyait y voir, avec Leibniz, la causalité, la puissance active; mais, selon Hume, en dehors des phénomènes et de leurs rapports, la cause n'a pas plus de réalité que la substance. Berkeley n'a-t-il pas lui-même démontré, après Locke et Descartes, que nous ne saisissons au dehors de nous aucune cause proprement dite, c'est-à-dire aucune puissance active? Nous voyons le mouvement d'une bille, puis le mouvement d'une seconde bille rencontrée par la première; mais nous ne voyons pas l'énergie active, la puissance efficace, la «< cause » qui produit le mouvement. « L'esprit, dit Hume, ne saurait aper«< cevoir l'effet dans la cause supposée, fût-ce par l'examen le « plus profond et le plus attentif; car l'effet est totalement diffé«rent de la cause, et par conséquent ne peut être découvert en «elle... Il n'y a rien dans un objet, considéré en lui-même, qui « nous puisse fournir une raison de tirer aucune conclusion au « delà de l'objet même. » « Tous les événements semblent entiè«<rement détachés les uns des autres. Un événement suit l'autre, <«< mais nous ne saurions jamais apercevoir entre eux aucun lien. «Ils semblent rapprochés, jamais enchaînés (2). » Voilà pour les causes extérieures. Quant à la causalité intérieure, Hume prétend que nous ne l'apercevons pas davantage. Où serait-elle ? Dans l'influence de notre volonté sur nos membres ? Mais nous ne saisissons point cette influence: nous voulons un mouvement, et le mouvement suit, pourquoi? nous l'ignorons. Parfois aussi le mouvement ne suit pas, et l'homme frappé soudain de paralysie n'est averti que par l'expérience de l'impossibilité où il est de se mouvoir. Reste l'influence prétendue de la volonté sur les facultés

1. Nature humaine, 1, 437, 448.

2. Essais, II, 40. Nat. hum., I, p. 245. Essais, 11, 88.

intérieures de l'esprit; mais cette influence se manifeste également par une simple succession

je veux me souvenir, et le vient pas. Hume ne se de

souvenir vient; parfois aussi il ne mande point si la volonté n'exerce pas encore une influence sur elle-même, dans l'acte libre, et si ce n'est point là que nous apercevons enfin la vraie puissance active, la vraie cause. Hume, d'ailleurs, ne reconnaîtrait pas cette liberté de détermination; car nos déterminations ne font à ses yeux que suivre certains motifs, et quand les mêmes motifs reparaissent, les mêmes déterminations suivent. Partout donc, selon lui, une simple succession de phénomènes, sans substance et sans cause.

Cependant, remarque Hume, l'idée de cause n'est pas absolument sans valeur, pourvu qu'on y voie seulement l'expression d'une succession nécessaire. La succession du soleil et de la lumière a un caractère de nécessité; voilà pourquoi nous appelons le soleil cause de la lumière. Reste à savoir en quoi consiste cette nécessité qui s'attache à certaines successions de phénomènes le feu et la chaleur, le soleil et le jour, etc. Faut-il entendre par là une puissance mystérieuse, inhérente aux objets? Pas le moins du monde. La nécessité n'est point hors de nous, mais en nous; elle n'est point dans les objets pensés, mais dans le sujet pensant. C'est nous qui sommes nécessités à faire suivre l'idée de soleil par l'idée de lumière, et cette nécessité est une contrainte tout intérieure: « La nécessité n'est autre chose qu'une impression interne de l'esprit ou une détermination à conduire. nos pensées d'un objet à l'autre (1). »

Cette contrainte intérieure, à son tour, s'explique par l'habitude. « L'habitude a deux effets primitifs sur l'esprit : elle lui « donne une facilité à accomplir quelque action ou à concevoir « quelque objet, et en second lieu elle lui imprime une tendance << ou une inclination à le faire; or ces deux effets peuvent nous « expliquer tous les autres (2). » L'induction, qui nous fait attendre que la même cause soit suivie du même effet, c'est-à-dire simplement que le même ensemble de phénomènes soit suivi des mêmes phénomènes, est une simple habitude produite par la répétition.

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L'hypothèse de la ressemblance de l'avenir au passé n'est fondée sur aucune espèce d'arguments, mais dérive entièrement de l'habitude qui

1. Nat. hum., I, 289.

2. Ibid., 11, 261.

nous détermine à attendre pour l'avenir la même série d'objets à laquelle nous avons été accoutumés.... Un nombre quelconque d'exemples, supposés exactement similaires, ne renferme rien qui diffère de chaque exemple pris à part; seulement, après une certaine répétition d'exemples similaires, l'esprit est entraîné par l'habitude à attendre, après l'apparition d'un événement, ce qui l'accompagne ordinairement, et à croire que cela se produira en effet. Cet enchaînement senti dans notre esprit, ce passage accoutumé de l'imagination d'un objet à ce qui l'accompagne d'ordinaire, est le sentiment ou l'impression par laquelle nous nous formons l'idée de puissance ou de connexion nécessaire... Une cause est un objet qui en précède un autre, qui lui est contigu dans le temps, et lui est uni de telle sorte que l'idée de l'un détermine l'esprit à se former l'idée de l'autre (1). Il existe donc une sorte d'harmonie préétablie entre le cours de la nature et la succession de nos idées; et quoique les puissances et les forces par lesquelles la première est gouvernée nous soient pleinement inconnues, nos pensées et nos conceptions ne laissent pas, en définitive, d'avoir toujours suivi la même marche que les autres ouvrages de la nature. L'habitude est le principe par lequel cette correspondance a été effectuée... Comme la nature nous a enseigné l'usage de nos membres, sans nous donner la connaissance des muscles et des nerfs par lesquels ces mouvements sont accomplis, de même elle a implanté en nous un instinct qui entraîne la pensée en avant, suivant un cours correspondant à celui qu'elle a établi parmi les objets extérieurs.... Que nous attachions de toutes nos forces notre attention sur nous-mêmes, que nous portions notre imagination jusqu'aux cieux ou jusqu'aux derniers confins de l'univers, nous ne faisons point un seul pas hors de nous-mêmes, et nous ne concevons d'autre existence que les perceptions qui nous sont apparues dans ces étroites limites. C'est là l'univers de l'imagination, et nous n'avons point d'autre idée que ce qui s'y produit (2).

Tel est l'empirisme de Hume. Il sera renouvelé plus tard par toute l'école anglaise et par le positivisme français; il sera combattu en Allemagne par Kant, et en France par Maine de Biran (3).

IV. — ADAM SMITH ET LA MORALE DE LA SYMPATHIE.

Déjà Hume avait fait reposer la morale sur le sentiment de la sympathie. L'économiste Adam Smith (1723-1790) développe

1. Nat. hum., 236, 298, 123. Essais, II, 89, 69.

2. Essais, ibid. et ss.

3. Voir, pour l'appréciation de cette théorie de l'induction, nos Principes de Philosophie.

cette idée, et analyse avec finesse les faits où la sympathie se manifeste. Pour lui, la fin de la vie humaine est la sympathie universelle. Bien agir, c'est obéir à des sentiments qui obtiennent la sympathie d'autrui; mal agir, c'est obéir à des sentiments avec lesquels les autres hommes ne peuvent sympathiser. Cette sympathie est du reste un sentiment tout spontané, passif et fatal. Adam Smith ne voit pas qu'un sentiment semblable ne saurait offrir le caractère de la moralité libre. En outre, la sympathie a le défaut d'être aussi variable que les personnes et les caractères : pour échapper à cette variabilité, Adam Smith veut que nous réglions nos sympathies sur celles qu'éprouverait «< un spectateur impartial ». Mais ce spectateur impartial serait précisément un homme qui consulterait sa raison et non plus ses sympathies passives. Tel est le cercle vicieux où le système tout empirique d'Adam Smith finit par s'enfermer.

V. BENTHAM ET LA MORALE DE L'INTÉRÊT.

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Le même empirisme aboutit, chez Bentham, à des conséquences. toutes différentes. Le principe unique de nos actions, pour Bentham comme pour Hobbes et Helvétius, c'est l'intérêt personnel. Bentham pose en principe que tout homme est nécessairement et essentiellement égoïste. Suivre le devoir pour le devoir même lui semble un «< ascétisme » impossible et absurde. « Nul homme, dit-il, ne lèvera pour autrui le petit bout du doigt» s'il n'y voit son plus grand intérêt. La morale n'est que la « régularisation de l'égoïsme, » et le critérium du bien n'est que le calcul du plus grand plaisir. Bentham croit possible cette évaluation des plaisirs, par une « arithmétique morale. » Il faut, dit-il, comparer les plaisirs entre eux sous les rapports suivants: intensité, durée, fécondité en plaisirs rouveaux, pureté ou absence de mélange avec la douleur, proximité, certitude, étendue en conséquences sociales; puis, une fois la balance faite entre les divers plaisirs, on choisit celui qui est supérieur en quantité. Bentham nie toute qualité de nos actions qui ne se réduirait pas à une quantité supérieure de plaisirs. « Le plus abominable plai« sir du plus vil des malfaiteurs est bon en soi, et ne devient « mauvais que par la chance des peines qu'il entraîne à sa « suite. » Ces peines qui suivent la pratique du vice suffisent à produire, d'après Bentham, l'accord de l'intérêt et de la vertu.

On objectera que l'intérêt particulier peut se trouver en opposition avec l'intérêt général. Par un hardi paradoxe, Bentham nie cette opposition. Il y a, dit-il, entre les intérêts une identité naturelle, que sanctionne la loi civile et religieuse. L'intérêt bien. entendu, à l'en croire, se trouve toujours d'accord avec la justice: le respect de la justice, dit-il, nous rend heureux du bonheur d'autrui, grâce à la sympathie naturelle qui unit les hommes ; les autres nous renvoient pour ainsi dire le plaisir que nous leur faisons, comme un miroir renvoie la lumière. Bentham aboutit par cette voie à des considérations de philanthropie. Jurisconsulte éminent, il veut réformer les lois pour le bonheur de l'humanité, mais d'après les principes de l'intérêt, non d'après les idées de droit chères à la philosophie française. Il reproche à la Révolution de 1789 d'avoir invoqué et « déclaré » les droits de l'homme, au lieu de s'appuyer sur les intérêts positifs. Ainsi est fondée par Bentham la morale utilitaire, que développera l'école anglaise contemporaine.

ECOLE ÉCOSSAISE (XVIII ET XIX SIÈCLES).

REID, STEWART, HAMILTON.

Selon Thomas Reid (1710-1796), l'excès de la spéculation conduit au scepticisme et éloigne du sens commun (1). La vraie méthode, c'est d'appliquer l'observation aux faits intérieurs comme aux faits extérieurs, et de faire une « histoire naturelle de l'âme » sous le nom de psychologie. Quant aux questions métaphysiques de cause, de fin, de substance, d'origine, on s'en rapportera sur ces points aux suggestions spontanées du sens commun. En un mot, Thomas Reid supprime la métaphysique, et réduit la psychologie à une étude empirique des phénomènes selon la méthode de Bacon. L'école écossaise n'est qu'une école descriptive, qui énumère des faits ou qui invoque des croyances générales sans faire la critique de ces prétendues « vérités du

sens commun. »

Dugald-Stewart (1753-1828), dans ses Éléments de la philosophie de l'esprit humain, continue la même tradition.

L'école écossaise ne s'élève qu'avec Hamilton à des vues systé

1. Recherches sur l'entendement humain d'après les principes du sens

commun.

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