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il est comme l'or qui s'échange contre tout, et contre lequel tout s'échange. Enfin le mouvement universel est soumis au rhythme et à la mesure, c'est une évolution qui traverse des périodes régulières, tantôt ascendantes tantôt descendantes. Evolution éternelle; car le monde n'a ni commencement ni fin. — III. Morale d'Héraclite. Notre âme, étincelle du feu divin et pensant, ne participe à la vérité que quand elle participe à la pensée du tout, à la raison universelle. Se résigner à la nécessité des choses, voilà la loi pratique. Pour cela, il faut purifier l'âme de tout ce qui peut l'obscurcir ou l'éteindre. Mortelle dans sa partie individuelle, l'âme est immortelle dans ce qu'elle contient d'universel. Comme l'individu, la cité doit se nourrir de l'universel et façonner ses lois à l'image des lois de l'univers. Conclusion. La doctrine d'Héraclite est le vrai commencement de la philosophie et offre le tableau fidèle du monde sensible: Platon montrera, au-dessus de ce monde mobile, un monde immobile et intelligible.

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1. Le monde. Au lieu de considérer, avec Héraclite, le mouvement comme la cause des choses, Anaxagore le regarde comme un simple effet, comme une simple relation entre des choses préexistantes: rien ne naît ni ne périt, à proprement parler; il n'y a que des combinaisons mécaniques entre les choses. De là une explication toute mécanique du monde. - Chaque objet est un infini, un univers qui renferme toutes choses en diverses proportions: tout est dans tout. En outre, chaque objet se subdivise en une infinité de parties similaires, le sang en une infinité de gouttes de sang, la chair en une infinité de particules de chair ce sont les homœoméries ou parties similaires. Tant que toutes les parties des choses sont confondues, rien n'apparaît; c'est un chaos insaisissable. Cette confusion régnait au commencement des temps. Pour la faire cesser, et pour introduire la distinction dans les choses, un mouvement était nécessaire. Ce mouvement est venu de l'intelligence divine qui meut l'univers comme l'âme meut le corps. «Tout était confondu, l'intelligence vint et mit l'ordre en toutes choses. II. L'intelligence motrice du monde. L'intelligence, considérée en elle-même, est pure et sans mélange; elle est simple, elle est indépendante, elle connait tout, présent, passé, avenir; elle meut tout. Conclusion. Ainsi l'école ionienne, après avoir cherché l'explication des choses dans la matière, finit par reconnaître que cette explication se trouve dans la pensée. Héraclite plaçait cette pensée dans la matière même, qu'elle anime intérieurement; Anaxagore la place en dehors et au-dessus de la matière, qu'elle meut extérieurement. Plus tard, on comprendra que la pensée doit être tout ensemble au dedans du monde et au-dessus du monde.

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Démocrite d'Abdère développe l'explication mécanique du monde, mais il n'admet point, comme Anaxagore, une intelligence motrice superieure au monde. Le mouvement, étant éternel, s'explique par lui-même. - Le plein et le vide sont les éléments de toutes choses; le plein se divise en atomes dont la combinaison produit tout. L'âme elle-même n'est qu'un composé d'atomes plus subtils. Ainsi l'école d'Abdère aboutit à un complet matérialisme.

1. PREMIERS PHILOSOPHES D'IONIE, THALES.

I.

La philosophie, comme science indépendante des dogmes reli

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gieux, a sa vraie patrie en Grèce, où elle arriva de bonne heure à un tel développement que les premiers philosophes grecs nous étonnent encore par la profondeur de leurs conceptions métaphysiques.

Le point de départ de la réflexion philosophique en Grèce fut la Nature visible. Les philosophes ioniens sont, selon l'expression d'Aristote, des physiciens, et leur philosophie est une physique générale. Nous les verrons peu à peu revenir de l'extérieur à l'intérieur par l'inévitable progrès de la réflexion, qui fait que la pensée, emportée d'abord vers la Nature, rentre en soi et se retrouve elle-même.

Thalès de Milet (vers 600) s'efforce de tout ramener à un seul principe, et de découvrir l'élément primitif ou substance du monde. Les animaux, dit-il, se nourrissent de plantes, les plantes viennent de la terre; mais la nourriture de tous les êtres est humide, leur semence est également humide, et c'est l'humidité qui entretient la vie; or, l'eau est le principe de l'humidité; donc l'eau est le principe de toutes choses. Nous voyons l'eau se changer tantôt en glace, tantôt en vapeur; pourquoi ne se changerait-elle pas en terre, en pierre, en végétal, en animal? L'eau n'a point de forme propre elle peut donc prendre toutes les formes, par exemple celle du vase qui la contient. L'eau est instable et toujours mouvante; or, partout où il y a du mouvement, il y a de la vie, il y a une âme. Le principe humide est donc l'âme du monde répandue en tout c'est le divin (tò Oɛīov), et on peut dire que l'intelligence divine« parcourt l'onde avec rapidité (1).

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Dans l'état imparfait de la science à l'époque de Thalès, on ne pouvait guère imaginer une plus remarquable explication de l'univers. Au reste, l'hypothèse de Thalès se retrouve encore dans la science moderne, mais subordonnée à des conceptions supérieures : les physiciens modernes admettent la fluidité primitive de la terre, et ils font sortir de l'Océan les premiers êtres animés: on peut donc dire avec Thalès que la terre et ses habitants proviennent de la mer.

Thalès contribua beaucoup à faire avancer la science de son époque. En géométrie, il démontra une proposition fondamentale que les angles inscrits dans le demi-cercle sont droits (2).

1. Aristote, Métaphysique, I, III.
2. Diogène, Vie de Thales, 1, 27.

En astronomie, il enseigna que la terre est ronde, que les astres sont des terres enflammées, que la lune est un corps opaque illuminé par le soleil, que l'interposition de la lune entre la terre et le soleil produit les éclipses; il parvint même à prédire une éclipse. Ajoutons la découverte de la petite Ourse et de l'étoile polaire, le calcul de la durée de l'année et des époque de solstices et d'équinoxes, l'évaluation approximative du diamètre apparent du soleil, et des grandeurs de la terre, du soleil et de la lune (1).

Le premier principe des choses, tel que Thalès l'avait conçu, devait paraître encore trop grossier à ses successeurs. Anaximène (557) et Diogène d'Apollonie substituent à l'eau un élément plus subtil, l'air infini et vivant, qui produit tous les objets par son mouvement éternel et par ses alternatives de dilatation et de condensation (2).

Anaximandre de Milet (590) reconnaît enfin que l'eau, l'air et toutes les autres choses déterminées ou finies ne sauraient représenter la vraie nature du premier principe. L'air lui-même, étant sensible, doit être dérivé de quelque chose qui n'a plus rien de sensible. Tout ce qu'on peut affirmer du premier principe, c'est qu'il est indéfini en quantité et indéfini en nature. Aussi Anaximandre l'appelle l'indéfini ou infini, tò epov. C'est l'unité primitive qui renferme tous les contraires; c'est une substance sans forme qui n'est ni ceci ni cela, mais qui peut tout devenir (3).

II. HERACLITE.

Jusqu'ici, les philosophes ioniens ont recherché surtout la substance immuable des choses, terre, eau, air, matière indéfinie. Sous ce qui devient, ils s'efforçaient de saisir ce qui est, ou, pour emprunter leurs formules, sous le devenir, tò yévez, ils cherchent Tatre, τὸ εἶναι.

Héraclite (800) conduit sa pensée dans une direction nouvelle. La conception d'Héraclite est un des plus grands systèmes de la métaphysique: elle a souvent reparu dans l'histoire, et, reproduite en grande partie par Hégel et par l'école anglaise, elle subsiste encore de nos jours. Heraclite semblait donc prévoir l'avenir

1. Diogène, ibid.

2. Ciceron, De natura deorum, I, X.

3. Thémistius, Commentaire sur la Physique d'Aristote, I, XVIII, a.

réservé à ses doctrines, lorsqu'il disait de lui-même : « Je suis ⚫ comme les sibylles, qui parlent par inspiration, sans jamais sourire, sans ornement, sans chaleur; et dont la voix retentit pendant les siècles des vérités divines. »

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I. Héraclite se demande d'abord si cette recherche de l'être, qui a tant préoccupé ses devanciers, ne serait point vaine. On aura beau chercher, trouvera-t-on quelque chose qui réellement subsiste et existe? Non. Jamais le mobile devenir ne parvient à l'existence fixe. Il n'y a pas une seule chose qui soit; chaque chose, à la fois, est et n'est pas. « Tout s'écoule », dit Héraclite, non sans mélancolie, « tout marche, et rien ne s'arrête. » Poète en même temps que métaphysicien, Héraclite expose sa doctrine sous une forme imagée : « On ne descend pas deux fois », dit-il, « dans le même fleuve ; car c'est une autre eau qui vient à « nous : elle se dissipe et de nouveau s'amasse, elle recherche et « abandonne, elle s'approche et s'éloigne. » Nous-mêmes, nous ne sommes pas plus permanents que ce fleuve insaisissable : « Nous y descendons et n'y descendons pas; nous sommes à la fois et

le sommes pas. >>

Or, ce qui tout ensemble est et n'est pas, c'est ce qui devient. En effet, on ne peut dire de ce qui change: « C'est telle chose », puisqu'à l'instant même c'est une autre chose. Il faut donc poser en principe l'universel devenir, l'universel changement, l'universel mouvement.

Mais la mobilité de l'eau ne semble pas encore à Héraclite une expression assez forte du mouvement qui entraîne tout à l'écoulement universel, il substitue l'universel embrasement (1). Tout brûle et se consume. Voilà pourquoi le repos n'est qu'une apparence; la flamme d'une lampe semble immobile, et cependant elle n'est qu'un mouvement sans fin de particules, qui en même temps brillent et s'éteignent.

Parmi les phénomènes de la nature, celui qui est le symbole de tous les autres, plus même qu'un symbole, le phénomène caché sous tous les autres, c'est le feu. N'est-ce pas, en effet, du feu, c'est-à-dire de la lumière et de la chaleur, que vient toute vie? Et, en même temps que le feu allume la vie, ne la consume

1. Diogène IX; Stobée, 916; Clément d'Alexandrie, Pædagog., II, 196. Sur Héraclite, voir Zeller, Philosophie der Græc., 1, 450-496; Marbach (Phil. 46), et Lassalle (Heracleitos), Comparer Hegel, Leçons sur l'hist. de la phil. gr., XIII, 330, et sqq.

t-il pas ? Si donc on demande la forme visible que prend le devenir dans l'univers, le phénomène matériel par lequel il s'exprime, ce n'est pas l'eau, comme l'a cru Thalès, ce n'est pas l'air, comme l'a cru Diogène : c'est le feu.

Seulement, il ne faut pas se méprendre sur la vraie nature de ce feu. N'entendons pas par là le feu grossier que nos yeux aperçoivent, mais un feu subtil qui échappe aux regards. Ce feu n'est pas même matériel; ou plutôt il est à la fois matière et intelligence: car ces deux choses sont indivisibles dans l'universel devenir d'où tous les phénomènes procèdent. C'est donc un feu vivant, Tüp di ov; un feu intelligent (up vopó); « un feu divin qui gouverne toutes choses sans s'éteindre jamais. >>

Aussi ne faudrait-il pas croire que la doctrine d'Héraclite fût une doctrine d'inertie et de mort, expliquant toutes choses par un mécanisme vide de pensée et de vie; c'est au contraire un système qui met l'activité partout, le repos nulle part, c'est-à-dire un dynamisme universel.

L'activité mobile, dont le mouvement n'est que la forme visible, est, selon Héraclite, un « désir » éternel de vivre, et un « dégoût » éternel de vivre (1). Désir qui est toujours rassasié et qui n'est jamais rassasié! Le feu animé par ce désir, produit; et, las d'être devenu quelque chose, détruit.

Nous venons de voir la philosophie d'Héraclite, dans ses principes, se ramener à deux points: instabilité éternelle, et stabilité de cette instabilité même.

Ce qui est stable n'est pas le mouvement ou le devenir, mais la loi du mouvement. Alors se présente une nouvelle question : Quelle est cette loi qui régit le mouvement même ?

Le mouvement ou devenir consiste à être et à n'être pas; sa loi est donc l'union des contraires, piži; tāv vzvtiwv, ou la conciliation des différences : « Tout se sépare et se réunit. » - « C'est là, dit

Aristote, ce que nous lisons dans l'obscur Héraclite : Unis << tout et non tout, ce qui se joint et ce qui se sépare, le conson«nant et le dissonnant; fais de tout un, et d'un, tout (2). » Identité mobile des contraires, telle est la suprême loi. Aussi peut-on dire que « l'être n'est pas plus que le non-être », car l'être

1. Philon, Allegor., leg. III, p. 88.

2. Du monde, 396 d.

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