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LIVRE DEUXIÈME

LE MOYEN AGE ET LA RENAISSANCE

CHAPITRE PREMIER

Caractères généraux de la philosophie scholastique. La science qui se développa dans les écoles religieuses du moyen âge a pour trait dominant l'union plus ou moins étroite de la philosophie et de la théologie. De là ses caractères : absence de liberté sur le fond des idees, qui était fixé par le dogme; liberté dans la méthode d'explication. - Cette méthode prend deux formes principales, d'abord la forme logique ou dialectique, puis la forme mystique. Les livres anciens qui furent d'abord à la disposition des scholastiques furent des traités logiques, principalement l'Organum d'Aristote. On étudie et on commente ces traités; on use et on abuse du syllogisme; cet abus entraîna la subtilité, le goût des divisions et subdivisions, la réduction du raisonnement à un mécanisme. En même temps se développa la tendance mystique, conséquence naturelle des mystères proposés par la religion et de la vie contemplative des religieux. Trois périodes dans la scholastique 1° subordination de la philosophie et de la dialectique à la théologie et au mysticisme; 2° union de ces deux éléments; 3o leur dissolution et leur antagonisme.

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I. PREMIÈRE PÉRIODE DE LA SCHOLASTIQUE.

L'influence du mysticisme néoplatonicien et chrétien domine à l'origine de la scholastique. L'irlandais Scot Erigene (IXe siècle) reproduit en grande partie les doctrines de Platon et de Plotin. I. Querelle des nominalistes et des réalistes. Les dialecticiens. Bientôt reparut le problème qui avait séparé Platon et Aristote: celui des idées. Les idées universelles ou universaux, par exemple l'humanité, ont-elles une existence séparée des individus qui les manifestent (Platon), ou n'ont-elles d'existence que dans les individus mèmes (Aristote)? Ce grand problème de l'origine des idées, qui enveloppe celui de l'origine des choses, devait agiter tout le moyen âge. La question fut d'abord résolue dans le sens platonicien : les idees universelles répondent à des réalités distinctes de notre pensée et de la nature; c'est la doctrine réaliste, soutenue surtout par saint Anselme (X1° siècle). Saint-Anselme, outre qu'il reproduit la dialectique platonicienne, y ajoute un argument nouveau en faveur de l'existence de Dieu l'argument ontologique. Selon lui, il est contradictoire de penser que la perfection n'existe pas,

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car, l'existence étant elle-même une perfection, cela revient à penser que la perfection est imparfaite. En face de ce realisme platonicien, selon lequel l'idéal est ce qu'il y a de plus réel, se développe un système qui. reproduisant et exagérant une partie des objections d'Aristote à Platon, refuse toute réalité aux idées universelles. Ces idées, selon Roscelin, ne sont que des mots et des noms Tel est le nominalisme. Guillaume de Champeaux combat Roscelin en poussant le réalisme jusqu'à ses dernières exagérations. Entre ces deux doctrines extrèmes se place le conceptualisme d'Abélard, selon lequel les idées universelles sont des conceptions de la pensée résultant de sa nature essentielle; doctrine analogue à celle d'Aristote. L'indépendance et la libre dialectique d'Abelard lui attirèrent les condamnations de l'Eglise. - II. Les mystiques de la première période. Saint Bernard oppose la pieté mystique aux hardiesses de la dialectique rationaliste - Mème tendance dans l'école de saint Victor (Hugues et Richard, de l'abbaye de SaintVictor). Les mystiques finissent par admettre, eux aussi, une sorte de liberte d'esprit opposée aux formules de l'autorité. La libre pensée faisant des progrès, l'Eglise condamne au bùcher un grand nombre d'heretiques et irappe d'anathème les ouvrages d'Aristote (1209). — Un peu plus tard, Aristote devient la principale autorité dans les choses humaines, præcursor Christi in rebus naturalibus.

II. — DEUXIÈME PÉRIODE CE LA SCHOLASTIQUE.

Les Arabes avaient traduit et commenté les écrivains grecs : leurs principaux philosophes peripateticiens furent le médecin Avicenne (XIe siècle) et Averrhes (XIIe siècle). Les doctrines des Arabes furent transmises aux chrétiens par les Juits venus d'Espagne, qui eux-mèmes avaient produit plusieurs philosophes distingués, principalement Maimonide (XIIe siècle). On connut bientôt en Occident les principaux ouvrages d'Aristote : Physique, Métaphysique et Morale. De là un flot d'idees nouvelles et une puissante impulsion donnee aux esprits. — I. Le dominicain Albert le Grand, à cause de sa science, passe pour magicien. Son disciple saint Thomas, l'ange de l'école, essaie de concilier la philosophie d'Aristote et le christianisme. Dans sa doctrine de la volonté, il compromet le libre arbitre par la prémotion physique, selon laquelle Dieu veut éternellement que nous fassions tel ou tel acte et cependant que nous le fassions librement. Dans sa doctrine sur le principe de l'individualité ou de l'individuation (probleme alors dominant), il compromet l'individualité de la personne en la faisant reposer sur la matière ou le corps, non sur la volonté libre. Dans sa conception de Dieu, saint Thomas fait prédominer l'attribut de l'intelligence sur celui de la volonté et semble placer en face de la volonté divine une vérité nécessaire qui en est indépendante. Dieu est encore pour lui une nature parfaite plutôt qu'une liberté parfaite. Dans l'ordre de la morale et du droit, saint Thomas professe que la propriété n'est ni de droit naturel ni contraire au droit naturel; il admet l'esclavage et rejette la liberté de penser. La politique de saint Thomas, empruntée à Aristote, est assez liberale dans ses principes. II. L'ordre des dominicains, chez lequel dominaient les idées autoritaires, eut pour adversaire l'ordre des franciscains. dont les tendances etaient plus libérales. Cet ordre contient des observateurs de l'ame, comme le mystique saint Bonaventure (XIIe siècle), et des observateurs de la nature, devanciers de la science moderne, tels que Roger Bacon et Raymond Lulle. Roger Bacon enrichit la science et en particulier l'optique de theories nouvelles. Le grand rival de saint Thomas et le metaphysicien par excellence dans l'ordre des franciscains est Duns Scot (doctor subtilis). Il place le principe

de l'individualité dans l'activité libre; il élève la volonté au-dessus de l'intelligence en Dieu comme dans l'homme.

III. TROISIÈME PÉRIODE DE LA SCHOLASTIQUE.

Avec l'esprit d'indépendance qui se fait jour au XIVe siècle commence la décadence de la scholastique. Elle est précipitée à la fois par les dialecticiens et les mystiques. Le dialecticien par excellence fut le franciscain et scotiste Jean d'Okkam qui renouvelle avec éclat la grande querelle des réalistes et des nominalistes; il se range parmi les derniers. Après lui, la dialectique des écoles se perd de plus en plus dans les subtilités et les arguties. Par opposition, le dégoût de la logique et de la métaphysique rationaliste incline un grand nombre d'esprits au mysticisme Pétrarque en Italie, Eckart et Tauler en Allemagne, Gerson en France. Le mysticisme populaire trouva sa plus admirable expression dans l'Imitation de Jésus Christ, dont l'auteur est inconnu.

C'est dans les couvents qu'il y avait, au moyen âge, le plus d'instruction acquise et le plus de loisir pour en acquérir encore. Les religieux copièrent un grand nombre de manuscrits; de plus, ils fondèrent des écoles, qui rivalisaient avec celles des évêchés (1). La Grande-Bretagne possédait à l'origine les monastères modèles de ses écoles sortirent Bède le vénérable, Alcuin, conseiller et ami de Charlemagne, qui fut placé par lui à la tête de l'Académie palatine, et surtout Scot Erigène, qui fut presque le créateur de la scholastique.

L'union plus ou moins étroite de la théologie et de la philosophie est le trait dominant du moyen âge (2).

De là dérivent d'autres caractères généraux qui appartiennent à la science de cette époque. Le dogme théologique étant alors le fond des spéculations philosophiques, et ce dogme étant imposé par l'autorité religieuse, la philosophie du moyen âge manque de ce qu'il y a de plus essentiel à toute science: la liberté. Aussi est-elle peu originale et peu inventive. Les idées qu'elle n'emprunte pas à l'autorité religieuse, elle les emprunte à l'au

1. Sur la scholastique ou science des écoles (scholæ), voir Ritter, Histoire de la philosophie au moyen age; Hauréau, Histoire de la philosophie scholastique, 2 vol., Paris, 1850; Cousin, Fragments de philosophie scolastique; K. Fischer, Histoire de la philosophie moderne, introduction; Rousselot, Etudes sur la philosophie du moyen âge; Janet, Histoire de la politique.

2. Comme on l'a remarqué, dans la première période de la scholastique. la philosophic ne fut que la servante de la théologie, ancilla theologiæ. Dans la seconde, la philosophie et la théologie sont alliées et étroitement unies, quoique dist nctes; dans la troisième, la philosophie se sépare peu à peu de la théologie jusqu'au moment où elle deviendra absolument indépendante.

torité des anciens et principalement d'Aristote: elle oppose une autorité à une autre autorité et apprend ainsi peu à peu à détruire l'une par l'autre, en attendant que l'esprit moderne oppose la liberté à l'autorité.

Le fond des idées étant fixé par le dogme, il ne restait de liberté que sur la méthode d'explication et d'application. De ce côté se reporta toute l'activité intellectuelle au moyen âge.

Deux tendances diverses se manifestèrent alors dans les esprits et donnèrent naissance à deux méthodes correspondantes. Les seuls livres anciens qui fussent d'abord à la disposition des scholastiques furent quelques parties de l'Organum d'Aristote avec l'introduction de Porphyre, et quelques traités de Boèce, de Cassiodore, d'Isidore de Séville. Les études logiques devaient donc dominer dès le début. Des esprits plus attentifs à la forme qu'au fond y trouvaient une méthode commode pour le commentaire des vérités religieuses. De là une première tendance et une première méthode au moyen âge: la dialectique. On raisonne, on argumente, on tire à l'infini les conséquences sans vérifier les principes, qui demeurent au-dessus de l'examen ; on réduit toute la logique au syllogisme, qui est la forme la plus rigoureuse de la déduction; on néglige i'induction et l'observation. L'abus du syllogisine entraîne la subtilité, le goût des divisions et subdivisions, la réduction du raisonnement logique à un mécanisme verbal, et la préoccupation excessive des formes de la pensée aux dépens de la pensée même, en un mot le formalisme. - Mais, tout en abusant de la dialectique, le moyen âge préparait à l'esprit moderne un instrument d'une grande puissance, qui, après avoir été appliqué seulement à des questions secondaires, devait être mis ensuite au service des questions essentielles. De la forme on devait peu à peu passer au fond des choses, et remonter de l'analyse des conséquences à l'examen des principes.

En même temps que la tendance dialectique, se développait dans la philosophie du moyen åge le mysticisme, conséquence naturelle des mystères proposés à la foi par la religion et de la vie contemplative à laquelle se vouaient les religieux. C'était aussi un reste des traditions alexandrines, transmises au moyen âge par l'intermédiaire des Pères de l'Église et de Scot Erigène. Enfin, le mysticisme de la contemplation et de l'amour fut souvent une réaction contre les subtilités du raisonnement et la stérilité de la discussion chez les dialecticiens.

Ces deux tendances opposées, la dialectique et la mystique, se

développèrent chacune à part dans la première période de la scholastique; puis elles s'unirent en se tempérant l'une par l'autre dans la période la plus brillante du moyen âge; et enfin elles se séparèrent dans l'époque de décadence. On a dit avec justesse que le mysticisme et la dialectique furent l'âme et le corps de la scholastique, et que leur séparation en fut la mort. Privée de l'élément mystique, la dialectique tomba en poussière et s'égara dans la minutie des distinctions verbales; de son côté, le mysticisme de plus en plus détaché du raisonnement et de la raison même perdit le sentiment du réel et s'abima dans la dévotion extatique: ce fut la fin du moyen âge.

Comme la dialectique était la liberté appliquée à la discussion, le mysticisme était la liberté appliquée à la contemplation: ces deux méthodes tendaient, par des voies différentes, à l'indépendance finale relativement au dogme et aux pratiques du culte extérieur le mysticisme comme la logique ne connaît guère d'autorité. Ainsi se trouvaient renfermés dans la scholastique elle-même des germes d'affranchissement pour l'esprit humain.

I. PREMIÈRE PÉRIODE DE LA SCHOLASTIQUE.

I. L'influence du platonisme et surtout du néoplatonisme domine à l'origine de la scholastique.

Scot Erigène, c'est-à-dire l'Irlandais (Ixe siècle), appelé par Charles-le-Chauve à l'Académie palatine, persécuté ensuite pour hérésie, passe à Oxford sur l'invitation d'Alfred-le-Grand. Son érudition était prodigieuse pour l'époque : il savait parfaitement le grec, et peut-être l'arabe. Par sa traduction de Denis l'Aréopagite, il contribua à répandre dans les écoles les idées néoplatoniciennes dont Denis l'Areopagite n'est que l'écho (1).

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1. Selon Scot Erigène, comme selon Denis et les néoplatoniciens, Dieu est l'ètre dans son absolue unité, sans division et sans déterminations négatives; le monde est l'ètre divisé et limité; la création est une division et une analyse de ce qu'enferme l'unité divine. De là le titre du livre écrit par Scot De divisione naturæ. Toutes les natures créées, après s'ètre séparées de Dieu, reviennent à lui selon la loi du retour. Comme tout procède de Dieu, tout est predestiné à rentrer en Dieu (De divisione naturæ, I, 16). Il y a donc prédestination universelle, mais predestination au salut. Tous les anges déchus, tous les hommes déchus, tous les ètres, reviendront à Dieu. Les châtiments de la vie future sont purement spirituels et ne consistent que dans les conséquences des actions elles-mèmes selon la loi établie par Dieu (De divina prædestinatione, 2-4). Ces idées, jointes à celles de Denis l'Aréopagite et de saint Augustin, introduisirent le platonisme dans la philosophie scholastique.

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