Page images
PDF
EPUB

<< est ou n'est pas cela; sinon vous le feriez descendre au nombre « des choses dont on dit qu'elles sont ceci ou cela; or, le Premier « est au-dessus de toutes ces choses. >>

Plotin est conséquent à ces principes quand il déclare le BienUn supérieur à l'intelligence, énéxɛiva toũ vcũ. On en a conclu que le Dieu de Plotin était une chose morte, sans pensée, sans conscience, sans vie. Ce n'est point là la vraie théorie de Plotin. Si Dieu n'est point la pensée, c'est parce qu'il est plus que la pensee (1), non parce qu'il lui est inférieur. Que servirait, dit Plotin, la pensée proprement dite au premier principe? « La pensée • est donnée à ce qui a besoin de se retrouver soi-même par la «< conscience de soi; mais quel besoin l'œil aurait-il de voir la lu«mière, s'il était lui-même la lumière (2)? » Et de même, que servirait la conscience, la réflexion sur soi, à ce qui est toujours indivisiblement en soi et avec soi? Le précepte« Connais-toi toi-même, c'est-à-dire, Réfléchis sur toi-même, ne s'adresse pas à l'Un. L'Un n'a que faire de se contempler. Il a plus que la connaissance, plus que la contemplation. « N'allez pas croire, en « effet, que, parce que l'Un ne se pense pas, il y ait pour cela « ignorance en lui. L'ignorance suppose un rapport; elle consiste « en ce qu'une chose n'en connaît pas une autre. Mais l'Un, étant << seul, ne peut ni rien connaître ni rien ignorer; étant avec soi, « il n'a pas besoin de la connaissance de soi. >>

[ocr errors]

Toutefois, s'il est inexact de dire que Dieu se pense, il est encore plus faux de dire purement et simplement qu'il ne se connaît pas. Car il possède une supra-intellection éternelle (únspinois àɛi ova) (3). « Il a une intuition simple de lui-même par lui-même « (ἁπλῆ τις ἐπιβολὴ αὑτῷ πρὸς αὑτὸν) ; mais, comme il n'y a aucune « distance, aucune différence dans cette intuition qu'il a de luimême, que peut être cette intuition, sinon Lui (4) ?» « Il faut « avoir de l'indulgence pour notre langage: en parlant de Dieu on est obligé, pour se faire comprendre, de se servir de « mots qu'une rigoureuse exactitude ne permettrait pas d'employer. Avec chacun d'eux, il faut sous-entendre en quelque sorte (5). »

Plotin n'a pas seulement élevé Dieu au-dessus de l'intelligence:

1. Ennéades, VI, viii, 16.

2. VI, VII, 41.

3. VI, IX, 6. VI, VIII, 16.

4. VI, VII, 38.

5. VI, VIII, 13.

il l'a élevé au-dessus de l'être. Ici encore, il faut bien comprendre Plotin. Le Dieu supérieur à l'être n'est pas pour cela un néant. Plotin prend le mot être dans la même acception que le mot essence, qui indique une forme déterminée de l'être, objet borné d'une définition. Dieu, supérieur à la définition, est aussi supérieur à l'essence (1).

[merged small][ocr errors][merged small][merged small]

Plotin écarte avec soin tout mode de génération qui rabaisserait la majesté divine. Dieu n'engendre pas par besoin, car il se suffit à lui-même (2). Dieu n'engendre donc pas par désir, ni par

1. « Les anciens ont dit, mais en termes énigmatiques, que Dieu est « supérieur à l'essence. Voici dans quel sens il faut interpréter cette assertion. Dieu est au-dessus de l'essence, parce qu'il engendre l'essence. • Ainsi, mème EN TANT QU'IL EST, il ne comporte point ce qu'on exprime par le verbe IL EST (Tò éσtí). » (VI, VIII, 19.)« Nous n'approuvons même pas cette expression: Il est le Bien; nous ne croyons pas qu'on doive énoncer quoi que ce soit avant ce terme de Bien; d'ailleurs, comme nous ne pouvons exprimer le Bien complétement, nous retranchons tout afin de ne pas introduire en lui quelque diversité; et comme il n'y a plus même besoin qu'on dise: Il est (VI, VII, 38), nous l'appelons simplement le Bien. - Dieu n'en est pas moins la réalité suprème. «Que le Premier existe, dans le sens où nous disons qu'il existe, nous le voyons par les êtres qui sont après a lui.» «Si vous contemplez l'unité des choses qui existent véritablement, c'est-à-dire leur principe, leur source, leur puissance (productrice), • pouvez-vous douter de sa réalité, et croire que ce principe ne soit RIEN? Sans doute ce principe n'est aucune des choses dont il est le principe: il est tel qu'on n'en saurait affirmer rien, ni l'ètre, ni l'essence, ni la vie; mais c'est qu'il est supérieur à tout cela.» (VI, viii, 11.)

De mème Dieu est supérieur tout à la fois à la puissance et à l'acte, d'Aristote, comme enveloppant la puissance dans l'acte mème, et par conséquent la puissance active ou productrice. Là est l'originalité du Platonisme alexandrin. Cette conciliation de l'acte et de la puissance, séparés par Aristote, est le point culminant de la théodicée néoplatonicienne. Sous ce principe obscur et mystérieux de la puissance, que Platon et Aristote appelaient la matière et qui semblait s'opposer à Dieu, Plotin reconnaît Dieu mème dans son actualité la plus parfaite. Dès lors le mot de puissance prend un sens nouveau, qu'il gardera toujours il désigne la puissance active de l'ètre qui peut tout parce qu'il est lui-même la perfection de toutes choses. « Le Premier, dit expressément Plotin, est la puissance de toutes choses, ⚫ non dans le sens où l'on dit que la matière est en puissance, pour indiquer qu'elle reçoit, qu'elle pâtit; mais dans le sens opposé, pour dire que l'Un produit. (V, II, 15)

[ocr errors][ocr errors][ocr errors]

་་

[ocr errors]

2. « Dieu n'a pas besoin des choses qu'il a engendrées: car c'est lui qui leur a donné tout ce qui se trouve en elles; il n'avait pas besoin, d'ail

leurs, d'engendrer; il est encore tel qu'il était auparavant; rien ne serait changé pour lui s'il n'avait pas engendré. »

un amour qui envelopperait le désir. « L'Un n'a pu rien désirer; «< s'il eût désiré, il eût été imparfait, puisqu'il n'eût pas possédé encore ce qu'il désirait. »>

Puisque ce n'est pas par besoin, est-ce donc par hasard que Dieu engendre?«< Mais il est impossible d'attribuer au hasard la pro<duction des êtres, ainsi engendrés d'une manière conforme à la « raison (1). »

Dirons-nous alors que Dieu engendre par nécessité? « Dieu n'est pas soumis à la nécessité, mais il est lui-même pour les « autres êtres la Nécessité et la Loi (2). »

Reste à dire que Dieu a engendré librement. Oui, sans doute, il y a liberté en Dieu, si on entend par là l'indépendance absolue d'une nature au-dessus de laquelle il n'existe rien et qui est le principe de toutes choses, y compris la nécessité même. Mais, si on entend par liberté le pouvoir de choisir après délibération entre deux contraires, entre le bien et le mal, comment attribuer à Dieu cette prétendue puissance, qui n'est qu'une puissance défaillante?« Vous dites que Dieu n'est pas libre de faire le bien et « n'est pas tout-puissant, parce qu'il ne saurait faire le mal! «< Mais, en Dieu, la puissance ne consiste pas à pouvoir les contraires; c'est une puissance constante et immuable, dont la « perfection consiste précisément à ne pas s'écarter de ce qui est « bon car pouvoir les contraires est le caractère propre de l'être « incapable de se tenir toujours au meilleur. (3). » Cette volonté de Dieu n'est pas indifférente, mais éternellement déterminée au bien, qui est Dieu même, qui est la volonté même. De sorte que son acte est tout à la fois libre et nécessaire; ou plutôt il n'est ni libre ni nécessaire au sens humain de ces expressions. Si la volonté de Dieu est déterminée, et déterminée d'une manière unique, « ce n'est pas par l'effet de la nécessité; car la nécessité n'existait « pas avant lui (4). »

Dieu a donc engendré par une volonté souverainement indépendante, qui est lui-même et qui se confond avec sa nature. Aussi est-ce dans la nature la plus intime de Dieu qu'est le secret de la génération. Secret ineffable, que nous devons cependant nous efforcer de concevoir et d'exprimer par une voie indirecte.

[blocks in formation]
[merged small][ocr errors]

Sans doute, Dieu n'a pas besoin du monde; mais il n'a pas non plus besoin de demeurer unique et solitaire. Il n'a aucune raison de ne pas créer, et il a au contraire une raison de créer; raison qui n'est point une nécessité supérieure au Bien, mais une nécessité identique au Bien même. Le Bien produit parce qu'il est le Bien (1).

Ainsi Plotin, comme Platon, trouve la raison du monde dans la bonté de Dieu; mais dans une bonté qui semble encore trop intrinsèque, identique à la perfection, et qui n'est pas, à proprement parler, la bienveillance, l'amour. Plotin s'approche parfois très-près de cette idée d'une bonté bienveillante et aimante. S'il exclut de Dieu l'amour, c'est qu'il entend par l'amour un désir et un besoin; mais il admet en Dieu l'absence d'envie; Dieu ne veut pas le mal d'autrui, dit-il avec Platon. Donc il veut le bien des autres êtres, c'est là une idée voisine de la première. Et pourtant ce n'est pas cette bienveillance que Plotin aperçoit surtout en Dieu, mais plutôt le Bien intrinsèque il ne s'élève pas jusqu'à une idée claire de l'identité en Dieu de la Perfection et de l'Amour.

[ocr errors]

--

Il en résulte que la procession néoplatonicienne semble se confondre avec l'émanation orientale. Le Dieu des Chrétiens engendre et crée par amour et par liberté ; le Dieu de Plotin engendre par nature, et par quelque chose de supérieur à la liberté comme à la nécessité il produit par son existence même. Néanmoins, on a beaucoup exagéré la différence des deux doctrines. Le fond dernier de la pensée de Plotin, c'est que Dieu a engendré par une raison suprême, qui est à la fois amour, liberté, nécessité, qui par conséquent n'est aucune de ces choses, et qui enfin ne diffère pas de Dieu même.

Voyons maintenant ce que Dieu va engendrer. Enveloppant

1. Nous voyons que tout ce qui arrive à la perfection ne peut se repo« ser stérilement en soi-même, mais engendre et produit. Non-seulement les êtres capables de choix, mais encore ceux qui sont privés de réflexion ⚫ et mème d'àme, font participer, autant qu'ils le peuvent, les autres ètres à ce qui est en eux ainsi le feu émet de la chaleur, et la neige du froid; les sucs des plantes tendent à communiquer leurs propriétés. Toutes choses dans la nature imitent le Principe premier en engendrant pour arriver à la perpétuité et manifester leur bonté. Comment donc celui qui est souverainement parfait, qui est le Bien suprème, resterait-il renfermé en lui-même, comme si un sentiment de jalousie l'empêchait « de faire part de lui-même, ou comme s'il était impuissant, lui qui est la ⚫ puissance de toutes choses? (V, 1, 6, 7.)

[ocr errors]

dans sa réalité tout le bien possible et réalisable, Dieu le communiquera par degrés à des êtres qui ne pourront l'égaler : voilà le principe d'où part Plotin. Mais cette communication va-t-elle se faire en commençant par l'inférieur pour produire ensuite le supérieur, ou va-t-elle commencer par le supérieur pour descendre peu à peu à l'inférieur? Dans le premier cas, Dieu produirait immédiatement la matière, puis l'âme, l'intelligence et l'amour, toutes choses dont l'évolution constitue le développement historique du monde, la réalisation progressive du divin dans la nature et l'humanité. Ce progrès de la matière à Dieu se trouve bien dans Plotin, mais à la fin et non au commencement. Comment en effet le premier objet de la pensée et de l'activité divine, le premier produit de Dieu, serait-il l'imperfection radicale? Dieu. serait donc réduit à commencer par le plus imparfait? Il semble à Plotin que le premier effet de la fécondité divine doit être aussi parfait qu'il est possible, et par conséquent aussi près de Dieu qu'une chose peut l'être. S'il en est ainsi, le Bien devra engendrer, du sein de son inaltérable perfection, un être qui ne différera de lui-même qu'infiniment peu, qui sera seulement distinct de lui sans en être séparé. Cet être est le Fils. Mais, outre le Bien et son fils, on peut concevoir encore un degré de perfection immédiatement inférieur aux deux premiers. Ce degré peut être réalisé sans que les deux premiers y perdent rien; il vaut donc mieux qu'il le soit, et il le sera. C'est l'Ame ou Esprit. Cet être qui diffère infiniment peu du « premier-né », sans pourtant se confondre avec lui, engendrera à son tour le monde; et ainsi de suite, jusqu'aux dernières limites du bien communicable, jusqu'au degré le plus infime de l'être et de la perfection. Telle est la procession des êtres.

Est-ce tout, et le possible est-il épuisé? - Pas encore. Ce dernier degré, ce minimum de perfection auquel nous sommes arrivés, ne restera pas tel qu'il est; car il y a au-dessus de lui un degré de perfection réalisable pour lui-même et déjà réalisé dans le principe immédiatement supérieur. Le dernier des êtres va donc se retourner vers celui qui l'engendre et le précède, se rendre semblable à lui, se suspendre et s'unir à lui. Par là il se perfectionnera, et, remontant de degré en degré, se convertira vers le Bien-Un. Ce nouvement de conversion et d'amour se retrouve à tous les degrés de l'être. Dès le premier degré, le Fils, à peine engendré, se retourne vers le Père et rentre dans son sein; en même temps, il engendre l'Ame ou Esprit, qui

« PreviousContinue »