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maîtres et d'esclaves. « La pauvreté empêche de savoir comman«der, et elle n'apprend à obéir qu'en esclave; l'extrême opulence « empêche l'homme de se soumettre à une autorité quelconque <«<et ne lui enseigne qu'à commander avec tout le despotisme : « d'un maître. On ne voit alors dans l'État que maîtres et esclaves, « et pas un homme libre. Ici, jalousie envieuse; là, vanité mépri«sante, si loin l'une et l'autre de cette bienveillance réciproque et « de cette fraternité sociale qui est la suite de la bienveillance. » La classe moyenne tient le juste milieu et rétablit l'équilibre : les riches veulent-ils opprimer, elle se range du côté des pauvres ; les pauvres veulent-ils à leur tour être oppresseurs, elle les tient en échec. C'est l'absence de la propriété moyenne qui a causé les révolutions de la Grèce.

Aristote se montre ici observateur profond: mais il n'a pas vu, comme on le lui a justement reproché (1), que les classes moyennes sont filles du travail. Il a pourtant le mérite d'avoir compris que l'extension progressive et l'égalité progressive de la propriété sont une condition nécessaire de liberté et d'égalité pour tous. Une société partagée entre des capitalistes oppresseurs et des travailleurs opprimés est vouée aux révolutions.

Le grand moyen de maintenir les États, selon Aristote comme selon Platon, c'est l'éducation publique, l'éducation par l'État. C'est par les mœurs que les gouvernements se maintiennent, et c'est l'éducation qui fait les mœurs. Aristote, au lieu d'en conclure que l'État a le droit d'exiger de tous ses citoyens une certaine éducation civique et qu'il a le devoir de mettre gratuitement cette éducation à la portée de tous, en conclut faussement que l'éducation doit être tout entière entre les mains de l'État : « Ce qui est commun, dit-il, doit s'apprendre en commun. » Ici encore, Aristote n'a pas su faire la part des droits réciproques entre l'individu et l'État. L'État a le droit d'exiger une certaine moyenne d'instruction obligatoire; mais il n'a pas le droit de contraindre les enfants à suivre les écoles publiques plutôt que les écoles privées. La famille est libre de choisir les instituteurs, à cette seule condition que les enfants reçoivent effectivement le minimum d'instruction exigible. Nous avons vu qu'une bonne éducation est le principal moyen de durée pour un gouvernement; cherchons maintenant avec Aristote les principales causes des révolutions.

1. Voir M. Janet, Histoire de la Philosophie morale, I, 235,

Ici Aristote égale et surpasse la belle théorie de Platon sur les révolutions des États. Il y a dans les constitutions, selon lui, une part légitime à faire à l'égalité, et une part légitime à l'inégalité : toute révolution est causée par une distribution inexacte de ces deux éléments essentiels. D'une part, l'égalité politique appartient à tous les citoyens; d'autre part, il y a entre les citoyens des inégalités de mérite et d'intelligence, qui entraînent l'inégalité dans la considération, les honneurs et les richesses. Si on rend inégal ce qui doit être égal, ou si on rend égal ce qui doit demeurer inégal, on rend les révolutions inévitables. Toute révolution est une réclamation plus ou moins opportune, plus ou moins juste, soit de l'égalité légitime contre l'inégalité illégitime, soit de l'inégalité légitime contre l'égalité illégitime. Le vrai principe des gouvernements est l'égalité; les formes de gouvernement en sont des interprétations diverses et plus ou moins heureuses; les révolutions en sont des revendications diverses et plus ou moins heureuses.

Malgré la profondeur de son analyse, Aristote ne pénètre pas encore assez avant. L'égalité légitime, pourrait-on dire, est celle des libertés qui constitue le droit ou la justice sociale; une révolution est une revendication du droit contre l'injustice, de la liberté contre les formes diverses de la servitude. Les inégalités, dans l'État, ne doivent porter que sur les intelligences, les mérites, les fortunes, et encore de telle sorte qu'elles n'entraînent pas l'inégalité dans les contrats eux-mêmes et dans l'exercice des droits civiques. En un mot, tant que chacun ne verra pas son droit respecté et égal au droit d'autrui, l'élément révolutionnaire subsistera dans l'État : il n'y a de paix et de durée que dans la justice. Le vrai remède des révolutions, c'est donc la détermination exacte et le respect universel des droits de chacun.

Aristote entrevoit cet idéal sans le décrire assez clairement; il s'en tient à des remèdes très-importants sans doute, et néanmoins secondaires. Le remède principal, selon lui, c'est le respect de la légalité, tandis qu'il eût fallu placer auparavant le respect de la justice. Il faut prévenir, dit-il d'ailleurs avec raison, les plus petites atteintes portées aux lois : car l'illégalité s'introduit souvent sans qu'on s'en aperçoive, comme les petites dépenses souvent répétées dérangent à la fin les fortunes. » Pour prévenir les illégalités, il faut restreindre le pouvoir des magistrats ou gouvernants, et surtout il faut le limiter par le temps. Les magistratures, outre qu'elles doivent être toutes temporaires,

doivent être responsables: il faut que les lois soient maîtresses et que les magistrats ne puissent disposer des revenus publics sans en rendre compte. Enfin, il faut modérer le pouvoir autant qu'il est possible: « L'autorité, quelle qu'elle soit, est d'autant plus durable qu'elle s'étend à moins de choses. »

Telle est la politique d'Aristote, où on ne saurait méconnaître un des plus grands efforts du génie antique. Aristote y est en progrès sur Platon, parce qu'il accorde une part bien plus large à l'individualité. Néanmoins, dans sa politique comme dans sa morale, il s'en tient encore trop au point de vue intellectuel : il identifie la loi avec la raison, au lieu de l'identifier avec la volonté libre; il ne parvient pas à atteindre le vrai principe du devoir et du droit. Dans la métaphysique, son Dieu est la pensée contemplative, la pensée de la pensée; en morale et en politique, il s'arrête aussi au domaine de l'intelligence: il ne comprend pas encore que l'homme porte en soi, avec la volonté libre, ce qui lui donne une valeur infinie et absolue, ce qui fait de lui pour tout autre homme une fin sacrée, jamais un moyen et un instrument.

CHAPITRE SEPTIÈME

Pyrrhonisme. Épicurisme et Stoïcisme. - Nouvelle académie. Philosophie latine.

I. PYRRHON. Après Aristote, la philosophie grecque semble lasse des hautes spéculations. Pyrrhon adopte le scepticisme. La sagesse consiste selon lui à ne rien affirmer et à toujours suspendre son juge

ment.

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II. EPICURE. I. Physique. Toute connaissance vient des sens; toute existence se réduit à la matière. La matière est composée d'atomes qui se meuvent éternellement dans le vide. Ces atomes renferment une certaine spontanéité qui se traduit par le pouvoir de s'écarter, de décliner de la ligne droite, ou déclinaison. Grâce à ce pouvoir, les atomes se rencontrent et se combinent. La déclinaison son analogue dans notre liberté d'indifférence qui nous permet de nous mettre à l'écart de la souffrance et de goûter le vrai plaisir. Le destin ne gouverne pas toutes choses; il faut faire une part au hasard, c'est-à-dire à la spontanéité du mouvement dans les corps et à la liberté d'indifference dans l'àme. II. Morale. Le souverain bien est le plaisir stable, non le plaisir mobile et fugitif. Toute la morale consiste dans l'art d'être heureux. III. ZENON ET LES STOICIENS. I. Physique. Le fond de l'être est la force, la tension, l'énergie. Nous ne sentons les choses qu'en mesurant leur force à notre propre force. La force, essence des choses, suppose un principe passif et un principe actif'; la matière est passive, la pensée ou raison est active. Ces deux principes ne sont séparés que par l'abstraction. La raison agit au sein mème des choses, non audessus; elle est intérieure ou immanente, non supérieure ou transcendante. Cette raison intérieure est à la fois le destin et la providence du monde; car tout s'enchaine rationnellement et nécessairement. Dieu n'est que la Raison qui agit et lutte dans l'univers. Panthéisme stoïque. II. Morale des Stoiciens. 1o Doctrine de la liberté. Il y a dans l'individu un principe de liberté intime : la volonté faisant effort sur soi et luttant contre les obstacles extérieurs. Distinction fondamentale des choses qui dépendent de nous, comme la force d'àme, et des choses qui ne dépendent pas de nous, comme les richesses ou la santé. Dans les premières seules se trouve le bien proprement dit : la volonté seule peut être bonne ou mauvaise; les autres choses sont agréables ou désagréables, vraies ou fausses, mais non à proprement parler bonnes ou mauvaises. Le bien moral est donc le seul bien. Grandeur et beauté de ce principe. Les Stoïciens ont eu raison de placer le bien dans la liberté intérieure, mais ils se sont fait une idée insuffisante de cette liberté, qu'ils conçoivent à la fin comme la nécessité comprise et acceptée. 2° Doctrine de la fraternité et de la justice. liberté ou raison, qui est l'essence de chaque homme, le rapproche de tous les autres hommes et de tous les autres ètres : le monde entier est une famille. Vivre conformément à sa nature, c'est vivre conformément

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à la nature entière; vivre conformément à sa raison, c'est vivre conformément à la raison universelle; être libre, c'est travailler à la liberté de tous. Caritas humani generis. Le droit, fondement de la justice, n'est que la raison écrite. Le stoïcisme a produit les plus grands jurisconsultes de l'antiquité. Comment cette idée du droit aboutit à la condamnation de toute tyrannie et de tout esclavage: Homo res sacra homini. 30 Doctrine du souverain bien. Le souverain bien est la vertu, qui trouve sa joie en elle-mème: Gratuita est virtus; virtutis præmium ipsa virtus. Divinisation du sage: il est seul libre, seul roi, seul beau, seul heureux. Il est égal ou supérieur aux dieux mêmes. II s'affranchit de plus en plus des passions et devient impassible. Il s'affranchit au besoin de la vie par un acte de suicide raisonné et volontaire. Grandeur et défauts du stoïcisme. Sa haute idée de la dignité humaine et de la force intérieure ; comment il a méconnu la force expansive de l'amour.

IV. NOUVELLE ACADÉMIE. · Arcésilas et Carnéade. certitude, mais seulement des probabilités.

Il n'y a point de

V. SCEPTICISME EMPIRISTE. Selon Enésidéme, Agrippa, Sextus, on ne peut saisir que des apparences. Leur positivisme anticipé. VI. PHILOSOPHIE LATINE.

Epicurisme de Lucrece; probabilisme académique et morale platonicienne de Cicéron; stoïcisme de Séneque. Absence d'originalité chez les philosophes latins.

La philosophie grecque, après Aristote, semble découragée des spéculations purement métaphysiques et se reporte vers la considération de la moralité. C'est une sorte de réflexion de la volonté sur elle-même. S'il y a décadence sur certains points, il y a progrès sur d'autres; car le retour à la considération de la moralité est en définitive le retour aux vrais principes de la science, aussi bien que de la pratique.

I. LE PYRRHONISME.

Pyrrhon, d'abord disciple des Mégariques, apprit auprès d'eux à envisager tout sous deux points de vue contraires, et finit par douter de toutes choses. Il n'affirme rien, il ne dit rien. « Pas plus une chose qu'une autre », telle est sa maxime. La sagesse théorique consiste selon lui dans la suspension du jugement.

Qu'est-ce qui trouble les hommes? Les opinions qu'ils ont sur les biens et les maux, et par suite le désir des premiers, la crainte des seconds. Le sage s'abstient de juger sur le bien et le mal. Tout lui est donc égal, richesse ou pauvreté, santé ou maladie ; la vertu seule est ou paraît bonne: il faut la suivre et, par elle, arriver à l'absence de trouble ou imperturbabilité: atarazie (αταραξία).

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