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imparfait a encore besoin de principes externes qui produisent en lui le passage de la puissance à l'acte, de la matière indéterminée à la forme déterminée. Par exemple, pour donner une forme à la matière de la statue, il faut en premier lieu une cause efficiente ou motrice, qui est le sculpteur; en second lieu une cause finale, c'est-à-dire un but poursuivi, comme la jouissance de l'art oa l'amour de la gloire. Cause efficiente et cause finale, tels sont les deux principes externes qui, joints aux deux principes internes, matière et forme, constituent les quatre espèces de causes nécessaires à l'explication complète d'un objet.

Platon admettait, lui aussi, ces différentes espèces de causes ou raisons; mais il y ajoutait un cinquième principe: la cause exemplaire ou Idée, c'est-à-dire le modèle idéal contemplé par l'artiste, et qui, selon lui, a une réalité propre dans un monde supérieur. Aristote rejette cette forme séparée des objets et n'admet d'autre idée ou forme intelligible que celle qui est réalisée dans l'objet même l'humanité, par exemple, n'existe pas en dehors des hommes qui la réalisent ou de la pensée qui la conçoit ; elle est la forme essentielle et actuelle des individus du genre humain et de l'intelligence qui les pense; mais elle ne constitue pas une réalité à part dans un monde supérieur. La cause exemplaire de Platon se ramène donc, selon Aristote, à la cause formelle. Il n'y a que quatre espèces de causes.

Bien plus, ces quatre espèces peuvent elles-mêmes se réduire à deux. La forme ou cause formelle d'un être, c'est l'acte qui lui est propre; mais l'acte est l'achèvement, la perfection à laquelle tendent les puissances d'un être : la perfection de l'intelligence, par exemple, c'est l'acte de la pensée; la perfection de la sensibilité, c'est l'acte de la joie. L'acte est donc le bien auquel les puissances de l'être aspirent. Et comme un bien auquel on tend est une fin, on peut dire que l'acte se confond avec la fin, ou en d'autres termes que la « cause formelle »> se confond avec la « cause finale ».

chose qui soit absolument sans forme, sans qualité, sans détermination, et qui puisse recevoir toutes les formes, toutes les qualités, toutes les déterminations. C'est alors la puissance pure, la possibilité pure, ne contenant encore rien de réel; en d'autres termes, c'est la matiere nue, la matière première, absolument informe et indéterminée, ce qui n'est rien et peut tout devenir. Cette matière pure est le terme auquel tend la pensée quand elle dépouille peu à peu les objets de tout ce qui les détermine et les caractérise : c'est une abstraction, plutôt qu'une réalité, abime où se perd la pensée, nuit impénétrable à la lumiere intellectuelle.

Ce n'est pas tout. N'est-ce pas le bien poursuivi comme fin qui est la vraie cause du mouvement? Ne peut-on pas dire que tout mouvement enveloppe un désir du mieux, et que, sans ce désir, il n'y aurait aucune raison pour changer? Voyez, dans la nature entière, le but et la direction de tous les mouvements. Ce but n'est-il pas le bien, et cette direction n'est-elle pas un progrès? C'est donc le bien qui fait tendre vers lui toutes les puissances de la matière, comme autant de moyens conspirant à une même fin; c'est le bien qui, par son attrait, imprime le mouvement aux puissances de l'être et les amène à l'acte. D'où l'on peut conclure que la vraie cause efficiente ou motrice ne fait qu'un avec la cause finale, qui elle-même ne fait qu'un avec la cause formelle. Il ne reste en présence que deux termes, la matière ou puissance, et le bien ou acte, qui est à la fois la forme, le moteur et le but.

C'est donc le plus parfait qui explique et produit le moins parfait; c'est le supérieur qui explique l'inférieur; c'est la pensée achevée qui donne un sens à la pensée inachevée; c'est l'existence développée et épanouie qui rend raison de l'existence en voie de développement. De là ce grand principe d'Aristote, qu'en toutes choses l'acte est antérieur et supérieur à la puissance, c'est-à-dire le parfait à l'imparfait.

Voilà pourquoi rien d'imparfait, rien qui renferme encore de la puissance bornant l'acte, ne peut satisfaire la raison. La raison va toujours plus haut et plus loin: elle remonte toujours de formes en formes, de causes en causes, de fins en fins. Le progrès est la loi de la pensée. Il est aussi la loi de la nature.

III. Formes de l'existence: mouvement et progrès de la nature. La nature ne peut se satisfaire d'aucune forme imparfaite: un désir infini la travaille et la fait monter sans cesse vers le mieux. Le minéral aspire à la vie du végétal; le végétal aspire à la vie de l'animal; l'animal aspire à la vie de l'homme, et l'homme à la vie divine.

Tous les termes de ce progrès sont subordonnés les uns aux autres de telle sorte que le terme supérieur résume, en le dépassant, le terme inférieur. Le végétal, par exemple, ressemble au minéral en ce qu'il résume ses qualités essentielles; mais en même temps il en diffère parce qu'il le dépasse, le perfectionne et le complète. De même l'animal résume et surpasse le végétal; l'homme résume et dépasse l'animal, et par conséquent résume la nature entière, qui, en lui, s'épanouit et s'achève. Cette ressem

blance et cette différence universelles se concilient dans la loi de continuité, qui fait que chaque terme de la série des choses, tout en dépassant les précédents, s'y rattache sans aucun vide.

Puisque c'est le supérieur qui explique l'inférieur, c'est l'acte le plus parfait qui doit expliquer les actes moins parfaits. Or, l'acte le plus parfait que nous connaissions, c'est celui de la pensée contemplant son objet et jouissant de son immédiate présence. Le désir même n'est, selon Aristote, qu'une pensée encore imparfaitement unie à son objet et aspirant à une union plus complète; le mouvement, à son tour, est un désir, et tout dans la nature est mouvement. En conséquence, ce qui fait le fond de toutes choses, c'est la pensée plus ou moins développée, plus ou moins parvenue à l'acte. Nous avons ainsi le vrai nom de l'être, nous savons en quoi consiste la vraie substance et la vraie individualité : l'être, c'est la pensée.

Aussi, plus le progrès de la nature est grand, plus la nature se rapproche de la pensée, plus elle est intelligible et intelligente. A chaque pas qu'elle fait, à chaque degré qu'elle atteint, elle se fait mieux comprendre, montre mieux le sens de son être et se comprend mieux elle-même. A l'origine, elle était comme plongée dans la torpeur du sommeil, sans vie apparente, sans pensée apparente; peu à peu elle se ressaisit, se retrouve, se réveille et prend conscience de soi.

Quel est donc le but suprême de cet universel progrès des êtres et de ce mouvement sans repos qui entraîne la nature? Quel est le dernier mot des choses, que la nature prononce quand elle est entièrement éveillée ? Pour répondre à cette question, nous devons passer avec Aristote de la considération du monde à celle de Dieu.

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DIEU, PREMIER MOTEUR ET FIN DERNIÈRE DU MONDE.

I. Existence de Dieu. - Tout mouvement part d'un moteur et se transmet à un mobile; mais, de moteur en moteur, ne faut-il pas arriver à une cause première de tous les mouvements? Oui, dit Aristote, car la série des causes ne peut être infinie : « Il faut s'arrêter, àváyan otñvzi. » Sans doute le mouvement peut être et est réellement sans commencement et sans fin; les causes secondes dont l'ensemble constitue l'univers sont aussi sans commencement ni fin, car le monde est éternel (1); la série des êtres 1. Physique, VIII, VI, VII.

est donc infinie dans le sens de la longueur pour ainsi dire. Mais elle ne peut l'être dans le sens de la hauteur, et une série même infinie de causes secondes a toujours besoin d'être soutenue par une cause première placée au-dessus d'elle. Le premier moteur, dont l'éternelle action produit une éternelle série d'effets, est luimême immobile : xivov ¿xıntóv. Ce moteur immuable, c'est Dieu. Maintenant, de quelle manière le premier moteur sait-il mouvoir toutes choses du sein de son éternelle immobilité, et qu'est-il en lui-même?

Le mouvement par impulsion, comme celui de la main poussant un objet, supposerait l'action du moteur et la réaction du mobile, par conséquent, la passivité réciproque; or, la passivité est un changement venu du dehors. Le premier moteur étant absolument immuable, il ne peut mouvoir par impulsion.

Où donc trouver quelque analogie qui nous fasse comprendre comment l'éternel moteur met en mouvement le monde? En nous-mêmes; c'est en nous que nous en apercevons le mieux l'image. Qu'est-ce en effet que le désir, sinon un mouvement de l'âme vers le beau ou le bien? Et l'objet de ce désir, comment meut-il l'âme ? Sans être mu lui-même: il la touche sans en être touché. Tel est le premier moteur: immobile, il meut le monde par l'irrésistible attrait de sa beauté (1).

II. Nature de Dieu. Le principe suprême du désir n'est point une possibilité, mais une réalité; rien en lui qui existe seulement à l'état de puissance: tout en lui est actuel, rien n'est enveloppé, tout est épanoui. C'est ce qu'Aristote exprime en disant que Dieu est tout en acte, qu'il est l'activité pure.

Mais enfin, cette activité à laquelle toute la nature aspire, qu'est-elle en elle-même ? Elle est ce que nous sommes quand nous parvenons à notre perfection propre et que nous sommes nous-mêmes en acte, dans la pleine possession de nous-mêmes, dans l'épanouissement et le réveil de notre être. Or, s'il en faut croire Aristote, nous sommes alors raison pure, intelligence unie à l'intelligible, pensée consciente d'elle-même. Au-dessus de la pensée Aristote ne voit rien. Pour lui la perfection de Dieu, c'est donc la pensée.

Dieu est une intelligence qui se contemple éternellement ellemême, et qui ne diffère en rien de l'acte de sa contemplation:

1. De generatione et corruptione, I, VI.

Dieu n'est donc pas une chose qui pense, mais un acte simple de pensée, qui est à lui seul son propre objet sa pensée est « la pensée de la pensée » (1).

« Dans la pensée pure, l'objet et le sujet qui le touche sont éga«<lement indivisibles : ce sont comme deux points qui ne peuvent « se toucher sans se confondre (2). » « L'intelligence se pense « elle-même en saisissant l'intelligible car elle devient elle« même intelligible à ce contact, à ce penser. Il y a donc iden«tité entre l'intelligence et l'intelligible car la puissance de « percevoir l'intelligible, voilà l'intelligence; et l'actualité de « l'intelligence, c'est la possession de l'intelligible; ce caractère « divin de l'intelligence se trouve donc au plus haut degré dans « l'intelligence divine (3). Tel est le principe auquel sont sus« pendus le ciel et toute la nature. »

A l'activité et à l'intelligence, Dieu joint la félicité. « Ce n'est « que pendant quelques instants que nous pouvons jouir de la « félicité parfaite. Il la possède éternellement, lui. La jouissance, « pour lui, c'est son acte même. C'est parce qu'elles sont des actes « que la veille, la sensation, la pensée, sont nos plus grandes jouissances; l'espoir et le souvenir ne sont des jouissances que « par leurs rapports avec celles-là. Or, la pensée en soi est la « pensée de ce qu'il y a de meilleur, et la pensée par excellence « est la pensée de ce qui est le bien par excellence; la contem<«< plation de cet objet est donc la jouissance suprême et le sou<< verain bonheur (4). >> «La vie est en Dieu, conclut Aristote; « car l'action de l'intelligence est une vie, et Dieu est l'actualité << même de l'intelligence; cette actualité, prise en soi, telle est sa « vie parfaite, éternelle. Nous appelons Dieu un Vivant éternel «et parfait. La vie continue et la durée éternelle appartiennent « donc à Dieu; car cela même, c'est Dieu (5). »

Nous persuadera-t-on aisément, avait dit déjà Platon, que la pensée et la vie n'appartiennent pas à l'être suprême, qu'il ne participe pas à l'auguste et sainte intelligence, τόν ἅγιον καὶ σεμνὸν You? Néanmoins, pour Platon, Dieu était en lui-même supérieur à l'intelligence, qui n'est qu'un de ses attributs. Pour Aristote, Dieu est l'intelligence même ; car l'intelligence, dit-il, est la plus divine

1. Mét., XII, p. 249.

2. Mét., XII, p. 249, 1. 8.

3. Mét., ibid.

4. Mét., ibid., 249.

5. Met., XII, 249.

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