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sonne. Il ne sut pas se courber devant la puissance à laquelle nul n'osait résister.

Le cardinal de Richelieu ne se contentait pas d'être un grand homme d'État; il avait des prétentions littéraires et composait de mauvaises pièces de théâtre. Corneille blessa son amour-propre en corrigeant ses drames. Ce fut l'origine des rancunes du cardinal, et ce qui prouve combien les hommes les plus supérieurs sont accessibles aux petitesses d'esprit, c'est l'acharnement qu'il déploya contre le Cid, dont le succès blessait son orgueil. Richelieu, qui voulait gouverner la république des lettres comme il gouvernait le royaume de France, s'efforça de faire condamner ce chef-d'oeuvre par l'Académie.

Placé entre la volonté impérative de son fondateur et la justice dont elle ne voulait pas manquer envers Corneille, l'Académie publia ses Sentiments sur le Cid, où par quelques critiques elle apaisa le cardinal, en décernant toutefois de justes lonanges à une des plus belles tragédies qui aient illustré la scène française. Elle rencontrait ainsi, dès ses premiers pas, le despotisme menaçant la liberté des lettres.

Fontenelle trace de Corneille un portrait qui nous fait connaître à la fois son aspect et sa physionomie morale. Il était, dit-il, d'assez haute stature, « l'air

fort simple et fort commun, toujours négligé et peu curieux de son extérieur. Il avait le visage assez agréable, un grand nez, la bouche belle, les yeux pleins de feu, la physionomie vive, des traits fort marqués et propres à être transmis à la postérité dans une médaille ou dans un buste. Sa prononciation n'était pas tout à fait nette; il lisait avec force, mais sans grâce.

« Il savait les belles-lettres, l'histoire, la politique; mais il les prenait principalement du côté qu'elles ont rapport au théâtre. Il n'avait pour toutes les autres connaissances, ni loisir, ni curiosité, ni beaucoup d'estime. Il parlait peu, même sur la matière qu'il entendait parfaitement. Il n'ornait pas ce qu'il disait, et pour trouver le grand Corneille, il fallait le lire.

« Il était mélancolique, il lui fallait des sujets plus solides pour espérer et pour se réjouir que pour se chagriner ou pour craindre. Il avait l'humeur brusque et quelquefois rude en apparence; au fond il était très aisé à vivre, bon père, bon mari, bon parent, tendre et plein d'amitié...

« Il avait l'âme fière et indépendante; nulle souplesse, nul manège : ce qui l'a rendu très propre à peindre la vertu romaine et très peu propre à faire sa fortune. Il n'aimait point la Cour; il y apportait un visage presque inconnu, un grand nom qui ne

s'attirait que des louanges, et un mérite qui n'était pas le mérite de ce pays-là...

« Il n'était point trop endurci aux louanges, à force d'en recevoir; mais s'il était sensible à la gloire, il était fort éloigné de la vanité (1).

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On ne saurait mieux dépeindre l'homme. Tel que le représente un de ceux qui le virent de près, il est conforme à l'idée qu'on se forme du grand poète tragique. Nous ne nous le figurons pas souple, ni gai, et il ne nous déplaît pas de lui voir cette fierté, cette brusquerie, ce caractère, cette rudesse que reflète son talent, et qu'on retrouve dans la plupart des personnages de ses pièces.

Au temps de Louis XIV, il reste un Français du seizième siècle, et il y a en lui quelque chose d'un Romain. Personne n'était plus apte à faire revivre les sentiments de l'ancienne Rome, ou à traduire, sous les traits d'un Rodrigue, la passion de l'honneur et la fierté castillane.

L'héroïsme devait tenter son pinceau. Il fait le fond des caractères immortalisés par lui. Ses héros, ses héroïnes sont marqués de cette empreinte, et il a fait passer dans la langue un mot qui exprime la grandeur, les vertus héroïques, en les associant à son nom celui de Cornélien.

(1) Vie de Pierre Corneille.

Le Cid a pour des cœurs français un titre que n'ont ni Horace, ni Cinna, où les sentiments, où les personnages sont romains; il a une parenté avec la chevalerie française, éprise de gloire, d'honneur, de générosité, et qui, à travers les siècles écoulés, demeure au fond de l'âme nationale.

Cette pièce devait donc soulever un véritable enthousiasme, à l'époque où elle parut pour la première fois. Elle montre le devoir triomphant de la passion, le devoir accompli jusqu'à l'héroïsme.

Rodrigue et Chimène allaient s'unir quand éclate la querelle de leurs pères, devenus ennemis irréconciliables. C'est à Rodrigue à venger l'honneur de Don Diègue, dont le comte de Gormas, père de Chimène, a outragé la vieillesse. Il ne récuse pas un devoir qui trahit ses intérêts les plus chers; il l'accepte avec orgueil, et, avant de se mesurer, les deux combattants rivalisent des plus fiers et des plus nobles sentiments.

LE COMTE.

Te mesurer à moi ! qui t'a rendu si vain,
Toi qu'on n'a jamais vu les armes à la main?

D. RODRIGUE.

Mes pareils à deux fois ne se font pas connaître,
Et pour un coup d'essai veulent des coups de maître.

LE COMTE.

Sais-tu bien qui je suis?

D. RODRIGUE.

Oui; tout autre que moi

Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi.
Les palmes dont je vois la tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.

J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur,
Mais j'aurai trop de force ayant assez de cœur.
A qui venge son père il n'est rien d'impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.

LE COMTE

Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens,
Et, croyant voir en toi l'honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais sa passion et suis ravi de voir

Que tous les mouvements cèdent à ton devoir;
Qu'ils n'ont point affaibli cette ardeur magnanime;
Que sa haute vertu répond à mon estime...

J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal;
Dispense ma valeur d'un combat inégal ;

Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire :
A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

On te croirait toujours abattu sans effort,
Et j'aurais seulement le regret de ta mort.

D. RODRIGUE.

D'une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m'ose òter l'honneur craint de m'òter la vie !

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