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d'influence sur les vêtements mêmes, qu'on sent ici un homme qui a traversé une forêt quelques heures après qu'il en est sorti. Dans la saison où ils donnent leurs fleurs, vous les diriez à demi couverts de neige. A la fin de l'été, plusieurs oiseaux étrangers viennent, par un instinct incompréhensible, de régions inconnues, au delà des vastes mers, récolter les graines des végétaux de cette île, et opposent l'éclat de leurs couleurs à la verdure rembrunie par le soleil. Telles sont, entre autres, diverses espèces de perruches, et les pigeons bleus appelés ici pigeons hollandais. Les singes, habitants domiciliés de ces forêts, se posent dans leurs sombres rameaux, dont ils se détachent par leur poil gris et verdâtre et leur face toute noire; quelquesuns s'y suspendent par la queue et se balancent en l'air; d'autres sautent de branche en branche, portant leurs petits dans leurs bras. Jamais le fusil meurtrier n'y a effrayé ces paisibles enfants de la nature. On n'y entend que des cris de joie, des gazouillements et des ramages inconnus de quelques oiseaux des terres australes que répètent au loin les échos de ces forêts. La rivière qui coule en bouillonnant sur un lit de roche, à travers les arbres, réfléchit çà et là dans ses eaux limpides leurs nappes vénérables de verdure et d'ombre, ainsi que les jeux de leurs heureux habitants à mille pas de là, elle

se précipite de différents étages de rocher et forme à sa chute une nappe d'eau unie comme le cristal, qui se brise en tombant en bouillons d'écume. Mille bruits confus sortent de ces eaux tumultueuses, et dispersés par les vents dans la forêt, tantôt ils fuient au loin, tantôt ils se rapprochent tous à la fois et assourdissent comme les sons des cloches d'une cathédrale. L'air, sans cesse renouvelé par le mouvement des eaux, entretient sur les bords de cette rivière, malgré les ardeurs de l'été, une verdure et une fraîcheur qu'on trouve rarement dans cette île, sur le haut même des montagnes. »

L'impression vive de la nature éclate dans ces descriptions, qu'on ne croirait pas datées du dixhuitième siècle, mais d'une époque voisine de la nôtre. C'est par l'étude attentive et par le caractère de vérité que Bernardin de Saint-Pierre se distingue de son temps et de ses devanciers. Là est son originalité. Avant lui, on avait souvent fardé la nature dans des images d'où la froideur et la correction bannissaient la réalité.

Bernardin de Saint-Pierre sut être peintre et poète; il décrivit en observateur et en artiste. Enfin, il associa dans ses tableaux les vérités religieuses et morales aux grands spectacles qu'il apprit à mieux voir et qu'il fit admirer. Il a donc des titres d'honneur qu'on ne saurait, sans ingratitude, lui contes

ter. Le voile du temps, qui va toujours s'épaississant sur les hommes et sur les choses, n'a pas encore recouvert cette figure de penseur et d'écrivain dont le nom mérite de vivre, car nul n'aima davantage la nature, et ne contribua plus puissamment à lui donner dans la littérature la place qu'elle méritait d'y occuper.

III

Nous venons de suivre, pour ainsi dire, les étapes du genre descriptif à travers deux siècles. Nous avons assisté à ses développements, à ses progrès, et le caractère des écrivains, comme celui de leur temps, s'est révélé dans la peinture des choses de la création.

Si le sentiment de la nature peut paraître absent à certaines époques, il convient d'observer que la nature a dû être alors aimée et comprise, mais qu'elle n'était pas, comme elle l'est devenue depuis Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, un sujet littéraire, un thème familier. On la sentait, on ne la décrivait pas.

De nos jours, le réalisme a donné au genre la

vérité qui en constitue le mérite et l'attrait, la vérité sans laquelle ces descriptions étaient condamnées à ne nous montrer qu'une nature factice, arrangée, un vain décor et non la peinture fidèle de la réalité. Il est à souhaiter toutefois que l'ambition d'être vrai n'aille pas jusqu'à l'abus du détail, ni surtout jusqu'à la vulgarité.

Voir la nature avec les yeux de l'artiste et du poète, ce n'est pas altérer la ressemblance du modèle, mais conserver dans la reproduction quelque chose des beautés éternelles, en employant le génie de l'homme à célébrer l'œuvre de Dieu.

CHAPITRE XII

LA POÉSIE DE LA MER

I

La mer! Il n'est pas de spectacle qui donne plus à l'homme l'idée de la grandeur, de l'infini, en lui montrant une puissance supérieure à la sienne. Il peut triompher de bien des obstacles sur la terre; il peut plier la nature à ses lois, à ses caprices; mais il se sent vaincu entre le ciel et les flots. Son orgueil chancelle en présence de cette immensité, et l'élément insoumis dont nul être humain n'arrête les fureurs n'obéit qu'au souverain maître de toutes choses. Il proclame l'existence de Dieu par ses voix sorties de l'abîme aux profondeurs mystérieuses. Quelle leçon plus éloquente et plus terrible que celle de la tempête, dont les mugissements ébranlent la terre, et pendant laquelle le frêle esquif est menacé de disparaître avec les vies qui lui sont confiées!

Si l'Océan en impose par la majesté de son

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