LE COMTE. Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère Tout est noble dans cet assaut généreux de deux braves préludant au vrai combat où le comte de Gormas perd la vie. Chimène ne pourra donc plus mettre sa main dans celle du meurtrier de son père, dont elle a vu le cadavre gisant à terre. Comme elle le dit dans un vers admirable: Son sang sur la poussière écrivait mon devoir. C'est le devoir qui l'emportera. Don Diègue s'offre alors pour racheter son fils, dont l'épée a frappé mortellement son insulteur. Il conjure le Roi de faire tomber sur lui seul les coups de sa justice : Immolez donc ce chef que les ans vont ravir, L'héroïsme paternel succède à l'héroïsme filial. Jamais accents plus pathétiques n'exprimèrent des sentiments plus élevés. Corneille nous transporte sur les sommets que gravissent ses personnages, et (1) Acte II, sc. II. leur noblesse d'àme ne peut être surpassée. Don Diègue est fier de son fils : Je t'ai donné la vie et tu me rends ma gloire (1). Cependant Rodrigue a remporté sur les Maures la plus éclatante des victoires. Il a sauvé l'Espagne et la couronne de son Roi. Il ne peut courir les hasards de tous les combats qui auraient pour but de venger la mort du père de Chimène. Un seul, Don Sanche, se mesure avec lui; mais il est vaincu par le héros, et Chimène pourra céder à la prière du Roi comme au vou secret de son cœur en épousant celui qu'ont illustré ses exploits. Dans cette lutte de tant de sentiments contraires, la victoire est restée à l'honneur, et le devoir a vaincu la passion. II Horace est la peinture de l'héroïsme patriotique. Cet héroïsme, à force d'être romain, cesse d'être humain. Ce n'est pas seulement la guerre civile qui arme les trois Horaces contre les trois Curiaces, c'est une guerre fratricide, puisqu'ils sont unis par (2) Acte III, sc. VI. les liens de la famille. Horace s'élève au-dessus des sentiments de la nature. Il ne voit, dans le sacrifice que lui demande sa patrie, que la gloire de mourir pour elle. Quoi! vous me pleureriez mourant pour mon pays! Si Rome et tout l'État perdaient moins en ma mort (1). Curiace ne refuse pas le cruel honneur qu'Albe lui impose, en le choisissant, ainsi que ses frères, pour combattre Rome dans la personne des Horaces; mais il est homme; il gémit d'avoir à immoler des vies qui lui sont chères. Il n'a pas l'héroïsme d'Horace lui disant : Contre qui que ce soit que mon pays m'emploie, Camille, sœur d'Horace, qui tremble pour les jours de Curiace, s'indigne contre l'atrocité d'une situation qui met aux prises le patriotisme avec les (1) Acte II, sc. I. ( (2) Acte II, sc. III. sentiments de la nature, et Curiace, qu'elle cherche à ébranler, lui répond : Avant que d'être à vous, je suis à mon pays. La patrie romaine triomphe des attachements du cœur: Non, Albe, après l'honneur que j'ai reçu de toi, Tu m'as commis ton sort, je t'en rendrai bon compte, Lorsque les trois Curiaces ont succombé sous les coups d'Horace, le vieil Horace vient apprendre à Camille la victoire de Rome, qui brise sa vie par la mort de Curiace : Ma fille, il n'est pas temps de répandre des pleurs. Tous les sentiments doivent disparaître dans un seul le patriotisme. Tout doit être immolé à la grandeur de Rome, et la joie de ses triomphes efface d'un cœur romain tous les regrets, tous les deuils. Un tel héroïsme est au-dessus de l'humanité. Il est audessus des femmes, des Romaines comme Sabine, (1) Acte IV, sc. III. femme d'Horace, comme Camille, sa sœur, dont la révolte se traduit par les imprécations terribles qui provoquent Horace à lui donner la mort. La tragédie de Cinna n'offre plus le spectacle de cet héroïsme farouche, inhumain, puisé dans l'orgueil de la puissance romaine. C'est l'héroïsme de la générosité, du pardon. La belle scène où Auguste rappelle à Cinna ses bienfaits est présente à toutes les mémoires. L'empereur pourrait se venger en frappant; il préfère pardonner et toucher le cœur de celui qui conspira contre sa vie. Sa clémence est peinte dans ces vers admirables qui arrachaient des larmes au grand Condé : O siècles, ô mémoire, L'héroïsme de la chevalerie nous est apparu dans le Cid. Dans Horace, nous avons eu l'héroïsme (1) Acte V, sc. III. |