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timides et sérieux, dont l'àme modérée connaît la vertu; car elle soulage leur cœur oppressé sous le mystère et le poids du secret, détend leur esprit, l'élargit, les rend plus confiants et plus vifs, se mêle à leurs amusements, à leurs affaires et à leurs plaisirs mystérieux : c'est l'âme de toute leur vie (1). »

Vauvenargues, dans ces lignes, semble avoir dépeint son cœur, avide d'affection. Loin de se replier sur lui-même, il a besoin de s'épancher. Il est communicatif, et en cela il ne ressemble pas à La Bruyère, nature renfermée et un peu sèche où l'esprit d'observation domine le sentiment.

La Rochefoucauld nie la pitié et ne voit en elle qu'une des formes de l'égoïsme. Vauvenargues songeait à lui quand il écrit :

La pitié n'est qu'un sentiment de tristesse et d'amour; je ne pense pas qu'elle ait besoin d'être excitée par un retour sur nous-mêmes, comme on le croit. Pourquoi la misère ne pourrait-elle sur notre cœur ce que fait la vue d'une plaie sur nos sens? N'y a-t-il pas des choses qui affectent immédiatement l'esprit?... Notre àme est-elle incapable d'un sentiment désintéressé (2)? »

Il prêche l'humanité, la bienveillance, la bonté

(1) Introduction à la connaissance de l'esprit humain, De l'amitié.

(2) Ibid.

pour les inférieurs : « Si vous avez quelque passion qui élève vos sentiments, qui vous rende plus généreux, plus compatissant, plus humain, qu'elle vous soit chère. »

«

Lorsque vous aurez attaché à votre service des hommes qui sauront vous plaire, passez-leur beaucoup de défauts. Vous serez peut-être plus mal servi, mais vous serez meilleur maître; il faut laisser aux hommes de basse extraction la crainte de faire vivre d'autres hommes qui ne gagnent pas assez laborieusement leur salaire. Heureux qui peut adoucir les peines de leur condition (1)! »

La vertu n'est pas, selon lui, une simple apparence, un moyen, une duperie; il affirme son existence, il croit à son désintéressement.

« Nous sommes susceptibles d'amitié, de justice, d'humanité, de compassion et de raison», s'écriet-il. Et il ajoute :

« Si l'illustre auteur des Maximes eût été tel qu'il a tâché de peindre les hommes, mériterait-il nos hommages et le culte idolâtre de ses prosélytes (2)? »

C'est à La Rochefoucauld qu'il fait une allusion. évidente lorsqu'il trace ces lignes :

« Je suis bien éloigné de me joindre à ces philo

(1) Sur divers sujets.

(2) Réflexions et maximes.

sophes qui méprisent tout dans le genre humain, et se font une gloire misérable de n'en montrer jamais que la faiblesse. Qui n'a des preuves de cette faiblesse dont ils parlent, et que pensent-ils nous apprendre? Pourquoi veulent-ils nous détourner de la vertu en nous insinuant que nous en sommes incapables? Et moi je dis que nous en sommes capables; car, quand je parle de la vertu, je ne parle point de ces qualités imaginaires qui n'appartiennent point à la nature humaine; je parle de cette force et de cette grandeur de l'àme qui, comparées aux sentiments des esprits faibles, méritent les noms que je leur donne (1). »

Il signale les défauts de La Bruyère, en lui ren dant l'hommage qui lui est dù:

« Je crois qu'il est permis de présumer qu'il n'avait ni l'élévation, ni la sagacité, ni la profondeur de quelques esprits de premier ordre; mais on ne peut lui disputer sans injustice une forte imagination, un caractère véritablement original et un génie créateur (2). »

Nous savons comment il appréciait ses devanciers, et nous voyons par quels côtés il s'en distingue.

Vauvenargues est un esprit religieux, estimant

(1) Sur le caractère des différents siècles. (2) Les orateurs.

que les croyances viennent en aide à la faiblesse humaine, et adoucissent les douleurs qui sont le partage du grand nombre.

« La foi, a-t-il écrit, est la consolation des misérables et la terreur des gens heureux (1). »

Une impression de gravité et de sereine confiance s'exhale de ses écrits, et si on les compare à ceux des moralistes qui l'ont précédé, on s'expliquera les différences des doctrines par celles des vies et des milieux.

Vauvenargues a la dignité du caractère et le sentiment du devoir. Ce gentilhomme-soldat respira, dans l'atmosphère provinciale où s'écoula son enfance, les salutaires croyances et la santé de l'esprit. Le métier des armes, les rudes contacts avec des âmes guerrières développèrent en lui les fortes vertus dont ni La Rochefoucauld ni La Bruyère n'eurent le spectacle, au milieu des corruptions du monde de la Cour. Par là, il échappa au scepticisme et à son action desséchante. Il connut l'épreuve sans éprouver le découragement. Aussi son œuvre gardet-elle une beauté morale qu'on rencontre rarement dans ce genre d'écrits.

le

Son existence s'est terminée trop tôt pour que temps, avec son cortège de regrets et de déceptions, soit venu assombrir ses jugements.

(1) Réflexions et maximes.

Les pages sorties de sa plume ont ainsi le privilège de reproduire et de conserver la fraîcheur d'impression des années de jeunesse.

Ce moraliste a été indulgent à la nature humaine, et s'il a observé avec l'esprit, il a surtout pensé avec le cœur.

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