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DE LA CONVERSATION.

Ce qui fait que peu de personnes sont agréables dans la conversation, c'est que chacun songe plus à ce qu'il a dessein de dire qu'à ce que les autres disent, et que l'on n'écoute guère quand on a bien envie de parler.

Néanmoins il est nécessaire d'écouter ceux qui parlent. Il faut leur donner le temps de se faire entendre et souffrir même qu'ils disent des choses inutiles. Bien loin de les contredire et de les interrompre, on doit, au contraire, entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu'on les entend, louer ce qu'ils disent autant qu'il2 mérite d'être loué, et faire voir que c'est plutôt par choix qu'on les loue que par complaisance.

Pour plaire aux autres, il faut parler de ce qu'ils aiment et de ce qui les touche, éviter les disputes sur les choses indifférentes, leur faire rarement des questions et ne leur laisser jamais croire qu'on prétend avoir plus de raison qu'eux.

On doit dire les choses d'un air plus ou moins sérieux et sur des sujets plus ou moins relevés, selon l'honneur et la capacité des personnes que l'on entretient, et leur céder aisément l'avantage de décider, sans les obliger de répondre, quand ils n'ont pas envie de parler.

Après avoir satisfait de cette sorte aux devoirs de la politesse, on peut dire ses sentiments, en montrant qu'on cherche à les appuyer de l'avis de ceux qui écoutent, sans marquer de présomption ni d'opiniâtreté.

Évitons surtout de parler souvent de nous-mêmes, et de nous donner pour exemple. Rien n'est plus désagréable qu'un homme qui se cite lui-même à tout propos.

Il ne faut jamais rien dire avec un air d'autorité, ni montrer aucune supériorité d'esprit. Fuyons les expressions trop recherchées, les termes durs ou forcés, et ne nous servons point de paroles plus grandes que les choses.

Il n'est pas défendu de conserver ses opinions, si elles sont raisonnables. Mais il faut se rendre à la raison aussitôt qu'elle paraît, de quelque part qu'elle vienne: elle seule doit régner sur nos sentiments; mais suivons-la sans heurter les senti

ments des autres et sans faire paraître du mépris de ce qu'ils ont dit.4

On déplaît sûrement quand on parle trop longtemps et trop souvent d'une même chose, et que l'on cherche à détourner la conversation sur des sujets dont on se croit plus instruit que

les autres.

MAXIMES.5

La passion fait souvent un fou du plus habile homme, et rend souvent habiles les plus sots.

Il faut de plus grandes vertus pour soutenir la bonne fortune que la mauvaise.

La jalousie est, en quelque manière, juste et raisonnable, puisqu'elle ne tend qu'à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous appartenir; au lieu que l'envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres.

Nous avons plus de force que de volonté; et c'est souvent pour nous excuser à nous-mêmes, que nous nous imaginons que les choses sont impossibles.

Si nous n'avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à en remarquer dans les autres.

Si nous n'avions point d'orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres.

Ceux qui s'appliquent trop aux petites choses deviennent ordinairement incapables des grandes.

On n'est jamais si heureux ni si malheureux qu'on se l'imagine.

Quelque différence qu'il paraisse entre les fortunes, il y a une certaine compensation de biens et de maux qui les rend égales.

Il n'y a point d'accidents si malheureux dont les habiles gens ne tirent quelque avantage, ni de si heureux que les imprudents ne puissent tourner à leur préjudice.

Ce qui nous rend si changeants dans nos amitiés, c'est qu'il est difficile de connaître les qualités de l'âme, et facile de connaître celles de l'esprit.

Il est plus honteux de se défier de ses amis que d'en être trompé.

Notre défiance justifie la tromperie d'autrui.

Comment prétendons-nous qu'un autre garde notre secret, si nous ne pouvons le garder nous-mêmes?

Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement.

Chacun dit du bien de son cœur, et personne n'en ose dire de son esprit.

Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le détail; et comme il est presque infini, nos connaissances sont toujours superficielles et imparfaites.

On ne donne rien si libéralement que ses conseils.

Il est aussi facile de se tromper soi-même sans s'en apercevoir, qu'il est difficile de tromper les autres sans qu'ils s'en aperçoivent.

Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres, qu'à la fin nous nous déguisons à nous-mêmes.

Il est plus aisé d'être sage pour les autres, que de l'être pour soi-même.

On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a que par celles que l'on affecte d'avoir.

Comme c'est le caractère des grands esprits de faire entendre en peu de paroles beaucoup de choses, les petits esprits, au contraire, ont le don de beaucoup parler et de ne rien dire.

Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui médisent. Si nous ne nous flattions point nous-mêmes, la flatterie des autres ne nous pourrait nuire.

Quelque éclatante que soit une action, elle ne doit pas passer pour grande lorsqu'elle n'est pas l'effet d'un grand

dessein.

L'avarice est plus opposée à l'économie que la libéralité.

Rien n'est impossible: il y a des voies qui conduisent à toutes choses; et si nous avions assez de volonté, nous aurions toujours assez de moyens.

La petitesse de l'esprit fait l'opiniâtreté: nous ne croyons pas aisément ce qui est au delà de ce que nous voyons.

C'est une ennuyeuse maladie que de conserver sa santé par un trop grand régime.

§ 6. SAINT-ÉVREMOND, 1613-1703.

Peu d'auteurs ont joui, auprès de leurs contemporains, d'une faveur aussi prononcée que SAINT-EVREMOND: on recherchait d'autant plus ses ouvrages qu'il ne les publiait pas; il n'en circulait que des copies, reproduites, il est vrai, par des impressions furtives. C'était un seigneur plein d'esprit et fort goûté en société, mais trop enclin à la raillerie: ce penchant ruina sa fortune. Né près de Coutances en 1613, après avoir servi avec distinction sous le grand Condé et pris part à plusieurs de ses victoires, il se brouilla, pour quelques plaisanteries déplacées, avec ce prince, et, ce qui était plus grave, avec le premier ministre, le cardinal Mazarin. Contraint de sortir de France en 1661, il se réfugia en Angleterre, où il demeura jusqu'à sa mort, qui arriva en 1703. La permission de rentrer en France ne lui avait été accordée qu'après vingt-huit ans d'exil. On estime surtout ses Réflexions sur le génie du peuple romain, remarquables par la justesse de la pensée, quelquefois par la profondeur. Cette œuvre, la plus considérable que l'on ait de lui, est d'ailleurs de peu d'étendue; et, quant à ses autres écrits, ce ne sont guère que de petits traités ou des fragments, mais presque tous ils renferment des vues originales, que relève le mérite d'un style pur, ingénieux et délicat. Il a laissé, outre le travail que nous venons de citer, des morceaux d'histoire, de critique littéraire et de philosophie morale, des lettres enjouées et spirituelles, enfin des poésies, la plupart assez médiocres.

PARALLÈLE DE TURENNE ET DE CONDÉ.

Vous trouverez en M. le prince' la force du génie, la grandeur du courage, une lumière vive, nette, toujours présente. M. de Turenne a les avantages du sang-froid, une grande capacité, une longue expérience, une valeur assurée.

Celui-là jamais incertain dans les conseils, irrésolu dans ses desseins, embarrassé dans ses ordres; prenant toujours son parti mieux qu'homme du monde: celui-ci se faisant son plan de guerre, disposant toutes choses à sa fin, et les conduisant avec un esprit aussi éloigné de la lenteur que de la précipita

tion.

L'activité du premier se porte au delà des choses nécessaires, pour ne rien oublier qui puisse être utile; l'autre, aussi

agissant qu'il le doit être, n'oublie rien d'utile, ne fait rien te superflu. Maître de la fatigue et du repos, il travaille à ruiner l'armée des ennemis, il songe à la conservation de la sienne.

M. le prince fier dans le commandement, également craint et estimé; M. de Turenne plus indulgent, et moins obéi par l'autorité qu'il se donne que par la vénération qu'on a pour lui.

M. le prince plus agréable à qui sait lui plaire, plus fâcheux à qui lui déplaît, plus sévère quand on manque, plus touché quand on a bien fait; M. de Turenne, plus concerté,3 excuse les fautes sous le nom de malheurs, et réduit souvent le plus grand mérite à la simple louange de faire bien son devoir. Satisfait du service qu'on lui rend, et faisant valoir avec plaisir les plus soumis, il regarde avec chagrin les industrieux qui cherchent leur réputation sous lui et leur élévation par les ministres.

M. le prince s'anime avec ardeur aux grandes choses, jouit de sa gloire sans vanité, reçoit la flatterie avec dégoût. S'il prend plaisir qu'on le loue, ce n'est pas la louange de ses actions, c'est la délicatesse de la louange qui lui fait sentir quelque douceur. M. de Turenne va naturellement aux grandes et aux petites choses, selon le rapport qu'elles ont à son dessein: rien ne l'élève dans les bons succès, rien ne l'abat dans les mauvais.

SITUATION ET CARACTÈRE DES ROMAINS ET DES CARTHAGINOIS AU TEMPS DES GUERRES PUNIQUES.

D'où est venue la première guerre de Rome contre Carthage? le secours donné aux Tarentins en fut le prétexte, la conquête de la Sicile le véritable sujet. Les qualités principales des Romains étaient, à mon avis, le courage et la fermeté : entreprendre les choses les plus difficiles, ne s'étonner d'aucun péril, ne se rebuter d'aucune perte. En tout le reste, les Carthaginois avaient sur eux une supériorité extraordinaire, soit pour l'industrie, soit pour l'expérience de la mer, soit pour

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