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Elle s'étonnera de la gloire des projectiles coniques, et elle aura quelque peine à faire la différence entre un général d'armée et un boucher; la pourpre de l'un ne lui semblera pas très distincte du rouge de l'autre. Une bataille entre

Italiens et Allemands, entre Anglais et Russes, entre Prussiens et Français, lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre Picards et Bourguignons. Elle considérera le gaspillage du sang humain comme inutile. Elle n'éprouvera que médiocrement l'admiration d'un gros chiffre d'hommes tués. Le haussement d'épaules que nous avons devant l'inquisition, elle l'aura devant la guerre.. Elle regardera le champ de bataille de Sadowa de l'air dont nous regarderions le quemadero 13 de Séville. Elle trouvera bête cette oscillation de la victoire aboutissant invariablement à de funèbres remises en équilibre, et Austerlitz toujours soldé par Waterloo. Elle aura pour "l'autorité" à peu près le respect que nous avons pour l'orthodoxie; un procès de presse lui semblera ce que nous semblerait un procès d'hérésie; elle admettra la vindicte contre les écrivains juste comme nous admettons la vindicte contre les astronomes, et sans rapprocher autrement Béranger de Galilée, elle ne comprendra pas plus Béranger en cellule que Galilée en prison. E pur si muove, loin d'être sa peur sera sa joie. Elle aura la suprème justice de la bonté. Elle sera pudique et indignée devant les barbaries. La vision d'un échafaud dressé lui fera affront. Chez cette nation, la pénalité fondra et décroîtra dans l'instruction grandissante comme la glace au soleil levant. La circulation sera préférée à la stagnation. On ne s'empêchera plus de passer. Aux fleuves frontières succéderont les fleuves artères. Couper un pont sera aussi impossible que couper une tête. La poudre à canon sera poudre à forage; le salpêtre qui a pour utilité actuelle de percer les poitrines, aura pour fonction de percer les montagnes.

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Qu'au dix-neuvième siècle, le continent, pour l'avantage de détruire une bourgade, Sébastopol, ait sacrifié la population d'une capitale, sept cent quatre vingt cinq mille hommes, cela semblera glorieux, mais singulier. Cette nation estimera un

tunnel sous les Alpes plus que la gargousse Armstrong.15 Elle poussera l'ignorance au point de ne pas savoir qu'on fabriquait en 1866 un canon pesant vingt-trois tonnes, appelé Bigwill. D'autres beautés et magnificences du temps présent seront perdues; par exemple, chez ces gens-là, on ne verra plus de ces budgets, tels que celui de la France actuelle, lequel fait tous les ans une pyramide d'or de dix pieds carrés de base, et de trente pieds de haut. Une pauvre petite île comme Jersey 16 y regardera à deux fois avant de se passer, comme elle l'a fait le 6 août 1866, la fantaisie d'un pendu1 dont le gibet coûte deux mille huit cents francs. On n'aura pas de ces dépenses de luxe. Cette nation aura pour législation un fac-simile, le plus ressemblant possible, du droit naturel. Sous l'influence de cette nation motrice, les incommensurables friches d'Amérique, d'Asie, d'Afrique, et d'Australie seront offertes aux émigrations civilisantes; les huit cent mille bœufs, annuellement brûlés pour les peaux, dans l'Amérique du Sud, seront mangés; elle fera ce raisonnement que s'il y a des bœufs d'un côté de l'Atlantique, il y a des bouches qui ont faim de l'autre côté. Sous son impulsion, la longue traînée des misérables envahira magnifiquement les grasses et riches solitudes inconnues; on ira aux Californies ou aux Tasmanies,18 non pour l'or, trompe-l'œil et grossier appât d'aujourd'hui, mais pour la terre; les meurt-de-faim et les va-nu-pieds, ces frères douloureux et vénérables de nos splendeurs myopes et de nos prospérités égoïstes, auront, en dépit de Malthus," leur table servie sous le même soleil; l'humanité essaimera hors de la cité mère, devenue étroite, et couvrira de ses ruches les continents; les solutions probables des problèmes qui mûrissent, la locomotion aérienne pondérée et dirigée, le ciel peuplé d'air-navires, aideront à ces dispersions fécondes et verseront de toutes parts la vie sur ce vaste fourmillement des travailleurs : le globe sera la maison de l'homme, et rien n'en sera perdu; le Corrientes,20 par exemple, ce gigantesque appareil hydraulique naturel, ce réseau veineux de rivières et de fleuves, cette prodigieuse canalisation toute faite, traversée aujourd'hui par la nage des bisons

et charriant des arbres morts, portera et nourrira cent villes; quiconque voudra aura sur un sol vierge un toit, un champ, un bien-être, une richesse, à la seule condition d'élargir à toute la terre l'idée patrie, et de se considérer comme citoyen et laboureur du monde; de sorte que la propriété, ce grand droit humain, cette suprême liberté, cette maîtrise de l'esprit sur la matière, cette souveraineté de l'homme interdite à la bête, loin d'être supprimée, sera démocratisée et universalisée. Il n'y aura plus de ligatures; ni péages aux ponts, ni octrois 21 aux villes, ni douanes aux États, ni isthmes aux Océans, ni préjugés aux âmes.

La nation centrale d'où ce mouvement rayonnera sur tous les continents sera parmi les autres sociétés ce qu'est la ferme modèle parmi les métairies. Elle sera plus que nation, elle sera civilisation; elle sera mieux que civilisation, elle sera famille. Unité de langue, unité de monnaie, unité de mètre, unité de méridien, unité de code; la circulation fiduciaire à son haut degré; une incalculable plus-value résultant de l'abolition des parasitismes; plus d'oisiveté l'arme au bras; la gigantesque dépense des guérites supprimée; les quatre milliards que coûtent annuellement les armées permanentes laissés dans la poche des citoyens; les quatre millions de jeunes travailleurs qu'annule honorablement l'uniforme restitués au commerce, à l'agriculture et à l'industrie; partout le fer disparu sous la forme glaive et reforgé sous la forme charrue; la paix majestueusement assise au milieu des hommes; aucune exploitation ni des petits par les gros, ni des gros par les petits, et partout la dignité de l'utilité de chacun sentie par tous; l'idée de domesticité purgée de l'idée de servitude; l'égalité sortant toute construite de l'instruction gratuite et obligatoire; le châtiment remplacé par l'enseignement; la prison transfigurée en école; l'ignorance, qui est la suprême indigence, abolie; l'homme qui ne sait pas lire aussi rare que l'aveugle-né; le jus contra legem compris; la politique résorbée par la science; pour loi, l'incontestable, pour unique sénat, l'Institut. Nulle part l'entrave, partout la norme. Le collége normal, l'atelier normal, l'entrepôt normal, la boutique normale, la ferme normale, le théâtre

Pour

normal, la publicité normale, et à côté la liberté. guerre l'émulation. Tout autre colère disparue. Voilà quelle sera cette nation.

Cette nation aura pour capitale Paris, et ne s'appellera point la France; elle s'appellera l'Europe. Elle s'appellera l'Europe au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s'appellera l'Humanité.

§ 44. DUMAS, NÉ EN 1803.

ALEXANDRE DUMAS, célèbre auteur dramatique et romancier français, né à Villers-Cotterets le 24 juillet 1803, est fils du général républicain Alexandre Davy-Dumas. Parmi ses pièces de théâtre on remarque Henri III et sa cour, drame historique en cinq actes, dont la première représentation (11 février 1829) fut un événement et toute une révolution littéraire; Charles VII chez ses grands vassaux, tragédie en cinq actes; Napoléon Bonaparte, ou trente ans de l'histoire de France, en six actes; les Demoiselles de Saint-Cyr, comédie en cinq actes, et une grande foule d'autres productions dramatiques.

Malgré la dépense de temps et d'activité que supposait une telle multitude de pièces de théâtre, M. Dumas prenait place parmi les plus féconds romanciers, dans le double genre de la fantaisie et de l'histoire. Ses Impressions de voyages renferment des tableaux pittoresques, des récits intéressants, de vives peintures de mœurs et des anecdotes fort plaisantes; le style en est coloré, brillant et souvent énergique.

Quelques sacrifices que M. Alexandre Dumas ait faits au besoin de produire tant et si vite, il n'en conserve pas moins une valeur propre qu'il est puéril de nier. Ces sujets ou ces matériaux de romans et de drames, qu'il n'a souvent ni trouvés ni cherchés, il les emploie avec une habileté, une puissance de mise en œuvre qui fait l'unité de ses livres, et son originalité. Nul n'a poussé aussi loin le talent de l'arrangement et de la disposition dramatique des faits et des personnages. De là, l'intérêt soutenu, entraînant, de ces interminables récits qui, après avoir trouvé tant de lecteurs en France et à l'étranger, soit en livres, soit en feuilletons, ont encore captivé la foule au théâtre avec les mêmes héros et les mêmes aventures. Tant il avait de vie et de mouvement dans

ces combinaisons improvisées de la réalité et de la fantaisie, de l'histoire et du roman! Tant il y a de véritable verve dans cette hâblerie perpétuelle de langage qui est comme la forme propre de son talent! Le sentiment de cette facilité puissante a donné à l'auteur une confiance en soi, qui se manifeste par la mise en scène perpétuelle de lui-même, et de tout ce qui le touche, et par l'emploi imperturbable de ce moi, qui, haïssable pour le philosophe, agit toujours sur la foule, comme l'expression naïve d'une énorme personalité.

PREMIÈRE ASCENSION AU MONT-BLANC.1

Enfin, le 8 août 1786, le temps me parut assez sûr pour risquer le voyage. J'allai trouver Paccard, et je lui dis: Voyons, docteur, êtes-vous bon? N'avez-vous peur ni du froid, ni de la neige, ni des précipices? Parlez comme un homme. Je n'ai peur de rien avec toi, Balmat, répondit Paccard. Eh bien! repris-je, le moment est venu de grimper sur la taupinière. Le docteur me dit qu'il était tout prêt; mais au moment de fermer sa porte je crois que son grand courage lui manqua un peu, car la clef ne sortait pas de la serrure: il tournait le double tour, le détournait, le retournait. Tiens, Balmat, ajouta-t-il, si nous faisions bien, nous prendrions deux autres guides. Non pas, lui répondis-je, je monterai seul avec vous, ou vous y monterez avec d'autres; je veux être le premier, et pas le second. Il réfléchit un instant, tira sa clef, la mit dans sa poche, et me suivit machinalement et la tête baissée. Au bout d'un instant il secoua les oreilles. Eh bien! dit-il, je me fie à toi, Balmat.- En route, et à la grâce de Dieu. Puis il se mit à chanter, mais pas très juste. Ça le tracassait, le docteur.

Alors je lui pris le bras. Ce n'est pas le tout, lui dis-je, il faut que personne ne sache notre projet, excepté nos femmes. Une troisième personne fut cependant mise dans la confidence: c'est la marchande chez laquelle nous avions été obligés d'acheter du sirop pour mêler avec notre eau, le vin ou l'eau-de-vie étant trop fort pour un pareil voyage. Comme elle s'était doutée de quelque chose, nous lui dîmes tout, en l'invitant à regarder le lendemain à neuf heures du matin du côté du dôme du Goûter2: c'était l'heure à laquelle nous devions y être, si rien ne dérangeait nos calculs.

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