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MONTAIGNE.6

Dans tous les siècles où l'esprit humain se perfectionne par la culture des arts, on voit naître des hommes supérieurs qui reçoivent la lumière et la répandent, et vont plus loin que leurs contemporains, en suivant les mêmes traces. Quelque chose de plus rare, c'est un génie qui ne doive rien à son siècle, ou plutôt qui, malgré son siècle, par la seule force de sa pensée, se place de lui-même à côté des écrivains les plus parfaits, nés dans les temps les plus polis; tel est Montaigne. Penseur profond sous le règne du pédantisme, auteur brillant et ingénieux dans une langue informe et grossière, il écrit avec le secours de sa raison et des anciens. Son ouvrage reste, et fait seul toute la gloire littéraire d'une nation; et lorsque, après de longues années, sous les auspices de quelques génies sublimes qui s'élancent à la fois, arrive enfin l'âge du bon goût et du talent, cet ouvrage, longtemps unique, demeure toujours original, et la France, enrichie tout à coup de tant de brillantes merveilles, ne sent pas refroider son admiration pour ces antiques et naïves beautés. Un siècle nouveau succède, plus difficile à satisfaire, parce qu'il peut comparer davantage; cette seconde épreuve n'est pas moins favorable à la gloire de Montaigne: on l'entend mieux, on l'imite plus hardiment; il sert à rajeunir la littérature, qui commençait à s'épuiser; il inspire nos plus illustres écrivains; et ce philosophe du siècle de Charles IX semble fait pour instruire le dix-huitième siècle.

Quel est ce prodigieux mérite qui survit aux variations du langage, au changement des mœurs? C'est le naturel et la vérité. Voilà le charme qui ne peut vieillir. Qui pourrait se lasser d'un livre de bonne foi, écrit par un homme de génie? Ces épanchements familiers de l'auteur, ces révélations inattendues sur de grands objets et sur des bagatelles, en donnant à ses écrits la forme d'une longue confidence, font disparaître la peine légère que l'on éprouve à lire un ouvrage de morale. On croit converser; et comme la conversation est piquante et variée, que souvent nous y venons à notre

tour, que celui qui nous instruit a soin de nous répéter: Ce n'est pas ici ma doctrine, c'est mon étude, nous avoue ses faiblesses pour nous convaincre des nôtres, et nous corrige sans nous humilier, jamais on ne se lasse de l'entretien.

L'ouvrage de Montaigne est un vaste répertoire de souvenirs et de réflexions nées de ces souvenirs. Son inépuisable mémoire met à sa disposition tout ce que les hommes ont pensé. Son jugement, son goût, son instinct, son caprice même lui fournissent aisément des pensées nouvelles. Sur chaque sujet, il commence par dire tout ce qu'il sait, et, ce qui vaut mieux, il finit par dire ce qu'il croit. Cet homme qui, dans la discussion, cite toutes les autorités, écoute tous les partis, accueille toutes les opinions, lorsque enfin il vient à décider, ne consulte plus que lui seul, et donne son avis, non comme bon, mais comme sien: une telle marche est longue, mais elle est agréable.

On sait avec quelle constance il avait étudié les grands génies de l'ancienne Rome, combien il avait vécu dans leur commerce et dans leur intimité. Doit-on s'étonner que son ouvrage porte, pour ainsi dire, leur marque, et paraisse, du moins pour le style, écrit sous leur dictée? Souvent il change, modifie, corrige leurs idées. Son esprit, impatient du joug, avait besoin de penser par lui-même; mais il conserve les richesses de leur langage et les formes de leur diction. L'heureux instinct qui le guidait lui faisait sentir que, pour donner à ses écrits le caractère de durée qui manquait à sa langue, trop imparfaite pour être déjà fixée, il fallait y transporter, y naturaliser en quelque sorte les beautés d'une autre langue, qui, par sa perfection, fût assurée d'être immortelle ; ou plutôt, l'habitude d'étudier les chefs-d'œuvre de la langue latine le conduisait à les imiter. Il en prenait à son insu toutes les formes, et se faisait Romain sans le vouloir. Quelquefois, réglant sa marche irrégulière, il semble imiter Cicéron même. Sa phrase se développe lentement, et se remplit de mots choisis qui se fortifient et se soutiennent l'un l'autre dans un enchaînement harmonieux. Plus souvent, comme Tacite, il enfonce profondément la signification des mots, met une idée neuve sous un terme familier, et, dans une dic

tion fortement travaillée, laisse quelque chose d'inculte et de sauvage. Il a le trait énergique, les sons heurtés, les tournures vives et hasardées de Salluste, l'expression rapide et profonde, la force et l'éclat de Pline l'ancien. Souvent aussi, donnant à sa prose toutes les richesses de la poésie, il s'épanche, il s'abandonne avec l'inépuisable facilité d'Ovide, ou respire la verve et l'âpreté de Lucrèce. Voilà les diverses couleurs qu'il emprunte de toutes parts pour tracer des tableaux qui ne sont qu'à lui.

§ 40. THIERS, NÉ EN 1797.

LOUIS-ADOLPHE THIERS, célèbre homme d'État et historien français, membre de l'Institut, est né à Marseille, le 16 avril 1797.

Il vint à Paris en 1824, fut attaché à la rédaction du Constitutionnel, et passa ensuite dans celle du National. Il fit en 1827, pour un libraire, son Histoire de la Révolution, qui eut d'abord un succès très ordinaire; mais après la révolution de 1830, M. Thiers devint député et bientôt ministre. Sa position et son éclat à la tribune donnèrent une grande vogue à son livre. Cette histoire de la grande révolution est pleine de beaux passages. Peu de livres ont exercé plus d'influence. On en comprit de bonne heure les qualités et les défauts. La critique reproche généralement à l'auteur une sorte de fatalisme historique qui fait de lui tour à tour l'homme du parti le plus fort, et l'apologiste de quiconque triomphe. Mais tout le monde fut frappé de la marche rapide, soutenue, dramatique du récit, de la connaissance approfondie de chaque question, de la clarté admirable qui semblait naître de la simplicité même du style.

Si le premier monument historique de M. Thiers est l'œuvre d'une jeunesse déjà puissante, l'Histoire du Consulat et de l'Empire a été jugée comme l'œuvre d'une maturité vigoureuse. Pensée et écrite avec une haute modération, une impartialité calme et une noble liberté d'esprit, elle est moins dramatique, mais plus majestueuse. La grande figure de Napoléon domine tout, mais sans tout absorber. Le style, toujours simple, aussi clair et aussi net, a de temps en temps encore de ces négligences qui sentent l'improvisation. En citant un passage de l'Histoire du Consulat et de l'Empire, dans un de ses messages au corps législatif, l'empereur Napoléon III a donné à l'auteur la qualification d'historien national.

PRISE DE LA BASTILLE.'

Le peuple, dès la nuit du 13, s'était porté vers la Bastille; quelques coups de fusil avaient été tirés, et il paraît que des instigateurs avaient proféré plusieurs fois le cri: Ala Bastille! Le vœu de sa destruction se trouvait dans quelques cahiers2; ainsi, les idées avaient pris d'avance cette direction. On de

mandait toujours des armes. Le bruit s'était répandu que l'hôtel des Invalides en contenait un dépôt considérable. On s'y rend aussitôt. Le commandant, M. de Sombreuil, en fait défendre l'entrée, disant qu'il doit demander des ordres à Versailles. Le peuple ne veut rien entendre, se précipite dans l'hôtel, enlève les canons et une grande quantité de fusils. Déjà dans ce moment une foule considérable assiégeait la Bastille. Les assiégeants disaient que le canon de la place était dirigé sur la ville, et qu'il fallait empêcher qu'on ne tirât sur elle. Le député d'un district demande à être introduit dans la forteresse, et l'obtient du commandant. En faisant la visite, il trouve trente-deux Suisses et quatre vingt-deux invalides, et reçoit la parole de la garnison de ne pas faire feu si elle n'est attaquée. Pendant ces pourparlers, le peuple, ne voyant pas paraître son député, commence à s'irriter, et celui-ci est obligé de se montrer pour apaiser la multitude. Il se retire enfin vers onze heures du matin. Une demi-heure s'était à peine écoulée, qu'une nouvelle troupe arrive en armes, en criant: "Nous voulons la Bastille." La garnison somme les assaillants de se retirer, mais ils s'obstinent. Deux hommes montent avec intrépidité sur le toit du corps de garde et brisent à coups de hache les chaînes du pont qui retombe. La foule s'y précipite, et court à un second pont pour le franchir de même. En ce moment une décharge de mousqueterie l'arrête; elle recule, mais en faisant feu. Le combat dure quelques instants; les électeurs, réunis à l'hôtel de ville, entendant le bruit de la mousqueterie, s'alarment toujours davantage, et envoient deux députations, l'une sur l'autre, pour sommer le commandant de laisser introduire dans la place un détachement de milice parisienne, sur le motif que

toute force militaire dans Paris doit être sous la main de la ville. Ces deux députations arrivent successivement. Au milieu de ce siége populaire, il était très difficile de se faire entendre. Le bruit du tambour, la vue d'un drapeau, suspendent quelque temps le feu. Les députés s'avancent; la garnison les attend, mais il est impossible de s'expliquer. Des coups de fusil sont tirés, on ne sait d'où. Le peuple,

persuadé qu'il est trahi, se précipite pour mettre le feu à la place; la garnison tire alors à mitraille. Les gardes-françaises arrivent avec du canon et commencent une attaque en forme.

Sur ces entrefaites, un billet adressé par le baron de Besenval à Delaunay, commandant de la Bastille, est intercepté et lu à l'hôtel de ville; Besenval engageait Delaunay à résister, lui assurant qu'il serait bientôt secouru. C'était en effet dans la soirée de ce jour que devaient s'exécuter les projets de la cour. Cependant Delaunay, n'étant point secouru, voyant l'acharnement du peuple, se saisit d'une mèche allumée et veut faire sauter la place. La garnison s'y oppose, et l'oblige à se rendre les signaux sont donnés, un pont est baissé. Les assiégeants s'approchent en promettant de ne commettre aucun mal; mais la foule se précipite et envahit les cours. Les Suisses parviennent à se sauver. Les invalides assaillis ne sont arrachés à la fureur du peuple que par le dévouement des gardes-françaises. En ce moment, une jeune fille tremblante se présente: on la suppose fille de Delaunay; on la saisit, et elle allait être brûlée, lorsqu'un brave soldat se précipite, l'arrache aux furieux, court la mettre en sûreté, et retourne à la mêlée.

It était cinq heures et demie. Les électeurs étaient dans la plus cruelle anxiété, lorsqu'ils entendent un murmure sourd et prolongé. Une foule se précipite en criant victoire. La salle est envahie; un garde-française, couvert de blessures, couronné de lauriers, est porté en triomphe par le peuple. Le règlement et les clefs de la Bastille sont au bout d'une baïonnette; une main sanglante, s'élevant au-dessus de la foule, montre une boucle de col: c'était celle du gouverneur Delau

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