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la tête des grands arbres; enfin nous la découvrîmes en entier, et toute la caravane s'arrêta comme par un instinct électrique. Aucune plume, aucun pinceau, ne pourraient décrire l'impression que ce seul regard donne à l'œil et à l'âme. Sous nos pas, dans le lit du torrent, au milieu des champs, autour de tous les troncs d'arbres, des blocs de granit rouge ou gris, de porphyre sanguin, de marbre blanc; de pierre jaune, aussi éclatante que le marbre de Paros; tronçons de colonnes, chapiteaux ciselés, architraves, volutes, corniches, entablements, piédestaux; membres épars, et qui semblent palpitants, des statues tombées la face contre terre; tout cela confus, groupé en monceaux, disséminé, et ruisselant de toutes parts comme les laves d'un volcan qui vomirait les débris d'un grand empire: à peine un sentier pour se glisser à travers ces balayures des arts qui couvrent toute la terre. . . . L'eau seule de la rivière de Balbek se faisait jour parmi ces lits de fragments, et lavait de son écume murmurante les brisures de ces marbres qui font obstacle à son cours.

Au delà de ces écumes de débris, qui forment de véritables dunes de marbre, la colline de Balbek, plate-forme de mille pas de long, de sept cents pieds de large, toute bâtie de main d'homme, en pierres de taille dont quelques-unes ont cinquante à soixante pieds de longueur sur quinze à seize pieds d'élévation, mais la plupart de quinze à trente. Cette colline de granit taillé se présentait à nous par son extrémité orientale, avec ses bases profondes et ses revêtements incommensurables, où trois morceaux de granit forment cent quatre-vingts pieds de développement, et près de quatre mille pieds de surface! . . . Sur cette immense plate-forme, l'extrémité des grands temples se montrait à nous, détachée de l'horizon bleu et rose, ou couleur d'or. Quelques-uns de ces monuments déserts semblaient intacts et paraissaient sortir des mains de l'ouvrier; d'autres ne présentaient plus que des restes encore debout, des colonnes isolées, des pans de murailles inclinés et des frontons démantelés: l'œil se perdait dans les avenues étincelantes des colonnades de ces divers temples, et l'horizon trop élevé nous empêchait de voir où finissait ce peuple de pierre. Les six

colonnes gigantesques du grand temple, portant encore majestueusement leur riche et colossal entablement, dominaient toute cette scène, et se perdaient dans le ciel bleu du désert, comme un autel aérien pour les sacrifices des géants.

JÉRUSALEM.

Au delà des deux mosquées et de l'emplacement du temple, Jérusalem tout entière s'étend et jaillit,2 pour ainsi dire, devant nous, sans que l'œil puisse en perdre un toit ou une pierre, et comme le plan d'une ville en relief que l'artiste étalerait sur une table. Cette ville, non pas comme on nous l'a représentée, amas informe et confus de ruines et de cendres sur lesquelles sont jetées quelques chaumières d'Arabes, ou plantées quelques tentes de Bédouins; non pas comme Athènes, chaos de poussière et de murs écroulés où le voyageur cherche en vain l'ombre des édifices, la trace des rues, la vision d'une ville;

mais ville brillante de lumière et de couleur! présentant noblement aux regards ses murs intacts et crénelés, sa mosquée bleue avec ses colonnades blanches, ses milliers de dômes resplendissants sur lesquels la lumière d'un soleil d'automne tombe et rejaillit en vapeur éblouissante; les façades de ses maisons teintes, par le temps et par les étés, de la couleur jaune et dorée des édifices de Pæstum ou de Rome; ses vieilles tours, gardiennes de ses murailles, auxquelles il ne manque ni une pierre, ni une meurtrière, ni un créneau; et enfin, au milieu de cet océan de maisons et de cette nuée de petits dômes qui les recouvrent, un dôme noir et surbaissé, plus large que les autres, dominé par un autre dôme blanc: c'est le Saint-Sépulcre et le Calvaire ils sont confondus et comme noyés, de là3 dans l'immense dédale de dômes, d'édifices et de rues qui les environnent, et il est difficile de se rendre compte ainsi de l'emplacement du Calvaire et de celui du Sépulcre, qui, selon les idées que nous donne l'Évangile, devraient se trouver sur une colline écartée hors des murs, et non dans le centre de Jérusalem! La ville, rétrécie du côté

de Sion, se sera sans doute agrandie du côté du nord pour embrasser, dans son enceinte, les deux sites qui font sa honte et sa gloire le site du supplice du Juste, et celui de la résurrection de l'homme-Dieu !

Voilà la ville du haut de la montagne des Oliviers! Elle n'a pas d'horizon derrière elle, ni du côté de l'occident, ni du côté du nord. La ligne de ses murs et de ses tours, les aiguilles de ses nombreux minarets, les cintres de ses dômes éclatants, se découpent à nu et crûment sur le bleu d'un ciel d'Orient; et la ville, ainsi portée et présentée sur son plateau large et élevé, semble briller encore de toute l'antique splendeur de ses prophéties, ou n'attendre qu'une parole pour sortir tout éblouissante de ses dix-sept ruines successives, et devenir cette Jérusalem nouvelle qui sort du sein du désert, brillante de clarté !

§ 39. VILLEMAIN, NÉ EN 1790.

Doué d'une heureuse mémoire, M. VILLEMAIN parcourut avec distinction sa carrière classique, et, à l'âge de dix-neuf ans, il occupait la chaire de rhétorique au lycée Charlemagne. En 1812, l'Éloge de Montaigne; en 1814, un Discours sur les avantages et les inconvénients de la critique; et, en 1816, l'Éloge de Montesquieu, lui méritèrent une triple couronne à l'Académie française, qui, en 1821, le reçut dans son sein. Son Cours de littérature française venge la littérature française du moyen âge de l'oubli dédaigneux où l'avaient laissée les siècles classiques qui la suivirent.

Tout le monde s'accorde à reconnaître dans M. Villemain un des écrivains les plus heureusement doués de notre temps. Il réunit, dans un style inimitable, avec la science des mots et des tours, la variété et l'étendue du savoir, les spirituelles saillies, l'intelligence des plus hautes idées et le sentiment des grandes choses. Il a l'éclat et la mesure. Indépendant et modéré, également éloigné des témérités de l'esprit d'innovation et des vulgarités de l'esprit de routine, il a su garder, par un sage équilibre entre l'imagination et la raison, la plus complète harmonie des facultés littéraires.

MONTESQUIEU,

DANS SON LIVRE DE LA GRANDEUR DES ROMAINS ET DE LEUR DÉCADENCE.

Dégagé des devoirs de la magistrature, livré tout entier à la méditation, seul exercice qui soit digne d'un homme de génie et qui le fortifie, en le rendant à lui-même, Montesquieu avait visité les plus célèbres nations modernes, et observé leurs mœurs, qui lui expliquaient leurs lois. C'est alors qu'il étend sa pensée sur les peuples anciens, et qu'il s'attache de préférence à l'empire romain, qui, seul ayant absorbé l'univers, pouvait représenter à ses yeux l'antiquité tout entière.

Montesquieu adopte le plan tracé par Bossuet et se charge de le remplir, sans y jeter d'autre intérêt que celui des événements et des caractères. Il y a sans doute plus de grandeur dans la rapide esquisse de Bossuet, qui ne fait des Romains qu'un épisode de l'histoire du monde. Rome se montre plus étonnante dans Montesquieu, qui ne voit qu'elle au milieu de l'univers. Les deux écrivains expliquent sa grandeur et sa chute. L'un a saisi quelques traits primitifs avec une force qui lui donne la gloire de l'invention; l'autre, en réunissant tous les détails, a découvert des causes invisibles jusqu'à lui; il a rassemblé, comparé, opposé les faits avec cette sagacité laborieuse moins admirable qu'une première vue du génie, mais qui donne des résultats plus certains et plus justes. L'un et l'autre ont porté la concision aussi loin qu'elle peut aller; car, dans un espace très court, Bossuet a saisi toutes les grandes idées; et Montesquieu n'a oublié aucun fait qui pût donner matière à une pensée. Se hâtant de placer et d'enchaîner une foule de réflexions et de souvenirs, il n'a pas un moment pour les affectations du bel esprit et du faux goût; et la brièveté le force à la perfection. Bossuet, plus négligé, se contente d'être quelquefois sublime. Montesquieu, qui, dans son système, donne de l'importance à tous les faits, les exprime tous avec soin; et son style est aussi achevé que naturel et rapide.

Quelle est l'inspiration qui peut ainsi soutenir et régler la force d'un homme de génie ? C'est une conviction lentement

fortifiée par l'étude; c'est le sentiment de la vérité découverte. Montesquieu a pénétré tout le génie de la république romaine. Quelle connaissance des mœurs et des lois! Les événements se trouvent expliqués par les mœurs, et les grands hommes naissent de la constitution de l'État. A l'intérêt d'une grandeur toujours croissante il substitue ce triste contraste de la tyrannie recueillant tous les fruits de la gloire. Une nouvelle progression recommence, celle de l'esclavage précipitant un peuple à sa ruine par tous les degrés de sa bassesse. On assiste, avec l'historien, à cette longue expiation de la conquête du monde, et les nations vaincues paraissent trop vengées. Si maintenant l'on veut connaître quelle gravité, quelle force de raison Montesquieu avait puisées dans les anciens, pour retracer ces grands événements, on peut comparer son immortel chef-d'œuvre aux réflexions trop vantées qu'un écrivain brillant et ingénieux du siècle de Louis XIV écrivait sur le même sujet. On sentira davantage à quelle distance Montesquieu a laissé loin de lui tous les efforts de l'art et du bel esprit dont il avait d'abord dérobé toutes les grâces. Dans la Grandeur et la Décadence des Romains, Montesquieu n'a plus l'empreinte de son siècle; c'est un ouvrage dont la postérité ne pourrait deviner l'époque, et où elle ne verrait que le génie du peintre.

Tout entier dominé par ses études, l'auteur a pris le génie antique, pour retracer le plus grand spectacle de l'antiquité. Ce génie est mâle, quelquefois mêlé de rudesse: on croit voir une de ces statues retrouvées parmi les ruines, et dont les formes correctes et sévères étonnent la mollesse de notre goût. Telle est la simplicité où Montesquieu s'élève par l'imitation des grands écrivains de Rome. Son âme trouve des expressions courageuses, pour célébrer les résistances et les malheurs de la liberté, les entreprises et les morts héroïques. Il est sublime en parlant de vertus que notre faiblesse moderne peut à peine concevoir. Il devient éloquent à la manière de Brutus.

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