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retour; il serait aussi impossible que de la mort à la vie. Le péril, au reste, n'est pas si grand qu'on vous le dépeint. Ceux qui nous pensent à envelopper sont ou ceux même que nous avons tenus enfermés si lâchement dans Paris, ou gens qui ne valent pas mieux, et qui auront plus d'affaires entre eux-mêmes que contre nous. Enfin, sire, nous sommes en France, il nous y faut enterrer: il s'agit d'un royaume, il faut l'emporter ou y perdre la vie. Et quand même il n'y aurait point d'autre sûreté pour votre sacrée personne que la fuite, je sais bien que vous aimeriez mieux mille fois mourir de pied ferme que de vous sauver par ce moyen. Votre Majesté ne souffrirait jamais qu'on dît qu'un cadet de la maison de Lorraine lui aurait fait perdre terre, encore moins qu'on la vît mendier à la porte d'un prince étranger. Non, non, sire, il n'y a ni couronne ni honneur pour vous delà la mer: si vous allez au-devant du secours d'Angleterre, il reculera; si vous vous présentez au port de la Rochelle en homme qui se sauve, vous n'y trouverez que des reproches et du mépris. Je ne puis croire, pour moi, que vous deviez plutôt fier votre personne à l'inconstance des flots et à la merci de l'étranger qu'à tant de braves gentilshommes et tant de vieux soldats qui sont prêts de lui servir de rempart et de bouclier; et je suis trop serviteur de Votre Majesté pour lui dissimuler que, si elle cherchait sa sûreté ailleurs que dans leur vertu, ils seraient obligés de chercher la leur dans un autre parti que dans le sien.1

§ 5. LA ROCHEFOUCAULD, 1613-1680.

Doué d'un coup d'œil plein de pénétration et de justesse, qui s'exerçait autour de lui sur une cour spirituelle et brillante où la nature et l'art avaient singulièrement varié les physionomies, LA ROCHEFOUCAULD, par le talent de définir et de peindre, se plaça au rang des écrivains illustres du XVIIe siècle. D'abord homme d'intrigue et de guerre, pendant les désordres de la régence d'Anne d'Autriche, il finit par être sous l'autorité de Louis XIV, qui lui pardonna son humeur turbulente, un observateur calme et impartial. Il raconta, dans ses Mémoires attachants, ce qu'il avait vu, et fit paraître, sous le nom de Sentences ou Maximes morales, les réflexions qu'il avait eu le loisir de faire et qui annoncent, par malheur, un esprit et un temps trop préoccupés de l'intérêt et de l'amour-propre. En blâmant très souvent le fond de ses idées, on ne peut qu'en louer la forme, puisqu'il offre un des plus parfaits modèles d'une concision vive et piquante. Il excelle, ce qui est le caractère des maîtres, à ne montrer qu'à moitié sa pensée, pour donner au lecteur le plaisir d'une sorte de découverte; il provoque les esprits à s'éveiller et à s'exercer, en leur faisant deviner beaucoup au delà de ce que semblent exprimer ses paroles.

DE LA DIFFÉRENCE DES ESPRITS.

Bien que toutes les qualités de l'esprit se puissent rencontrer dans un grand génie, il y en a néanmoins qui lui sont propres et particulières: ses lumières n'ont point de bornes, il agit toujours également et avec la même activité; il discerne les cbjets éloignés comme s'ils étaient présents; il comprend, il imagine les plus grandes choses; il voit et connaît les plus petites; ses pensées sont relevées, étendues, justes et intelligibles: rien n'échappe à sa pénétration, et elle lui fait souvent découvrir la vérité au travers des obscurités qui la cachent

aux autres.

Un bel esprit pense toujours noblement: il produit avec facilité les choses claires, agréables et naturelles; il les fait voir dans leur plus beau jour, et il les pare de tous les ornements qui leur conviennent: il entre dans le goût des autres, et retranche de ses pensées ce qui est inutile ou ce qui peut déplaire.

Un esprit adroit, facile, insinuant, sait éviter et surmonter les difficultés: il se plie aisément à ce qu'il veut; il sait connaître l'esprit et l'humeur de ceux avec qui il traite; et, en ménageant leurs intérêts, il avance et il établit les siens.

Un bon esprit voit toutes choses comme elles doivent être vues: il leur donne le prix qu'elles méritent; il les fait tourner du côté qui est le plus avantageux, et il s'attache avec fermeté à ses pensées, parce qu'il en connaît toute la force et toute la raison.

Il y a de la différence entre un esprit utile et un esprit d'affaires on peut entendre les affaires, sans s'appliquer à son intérêt particulier; il y a des gens habiles dans tout ce qui ne les regarde pas, et très malhabiles dans tout ce qui les regarde; et il y en a d'autres, au contraire, qui ont une habileté bornée à ce qui les touche, et qui savent trouver leur avantage en toutes choses.

On peut avoir tout ensemble un air sérieux dans l'esprit, et dire souvent des choses agréables et enjouées. Cette sorte d'esprit convient à toutes personnes et à tous les âges de la vie. Les jeunes gens ont d'ordinaire l'esprit enjoué et moqueur, sans avoir l'air sérieux, et c'est ce qui les rend souvent incommodes.

Rien n'est plus malaisé à soutenir que le dessein d'être toujours plaisant; et les applaudissements qu'on reçoit quelquefois, en divertissant les autres, ne valent pas que l'on s'expose à la honte de les ennuyer souvent quand ils sont de méchante humeur.

La moquerie est une des plus agréables et des plus dangereuses qualités de l'esprit : elle plaît toujours quand elle est délicate, mais on craint toujours aussi ceux qui s'en servent trop souvent. La moquerie peut néanmoins être permise quand elle n'est mêlée d'aucune malignité, quand on y fait entrer1 les personnes mêmes dont on parle.

Il est malaisé d'avoir un esprit de raillerie sans affecter d'être plaisant, ou sans aimer à se moquer: il faut une grande justesse pour railler longtemps sans tomber dans l'une ou

l'autre de ces extrémités.

La raillerie est un air de gaieté qui remplit l'imagination et qui lui fait voir en ridicule les objets qui se présentent : l'humeur y mêle plus ou moins de douceur ou d'âpreté.

Il y a une manière de railler, délicate et flatteuse, qui touche seulement les défauts que les personnes dont on parle veulent bien avouer, qui sait déguiser les louanges qu'on leur donne sous des apparences de blâme, et qui découvre ce qu'elles ont d'aimable, en feignant de le vouloir cacher.

Un esprit fin et un esprit de finesse sont très différents. Le premier plaît toujours; il est délié, il pense des choses délicates, et voit les plus imperceptibles: un esprit de finesse ne va jamais droit; il cherche des biais et des détours pour faire réussir ses desseins. Cette conduite est bientôt découverte; elle se fait toujours craindre et ne mène jamais aux grandes choses.

Il y a quelque différence entre un esprit de feu et un esprit brillant: un esprit de feu va plus loin et avec plus de rapidité; un esprit brillant a de la vivacité, de l'agrément et de la justesse.

La douceur de l'esprit est un air facile et accommodant, et qui plaît toujours quand il n'est point fade.

Un esprit de détail s'applique avec de l'ordre et de la règle à toutes les particularités des sujets qu'on lui présente. Cette application le renferme d'ordinaire à de petites choses; elle n'est pas néanmoins toujours incompatible avec de grandes vues, et quand ces deux qualités se trouvent ensemble dans un même esprit, elles l'élèvent infiniment au-dessus des autres.

On a abusé du terme de bel esprit; et, bien que tout ce qu'on vient de dire des différentes qualités de l'esprit puisse convenir à un bel esprit, néanmoins, comme ce titre a été donné à un nombre infini de mauvais poètes et d'auteurs ennuyeux, on s'en sert plus souvent pour tourner les gens en ridicule que pour les louer.

Bien qu'il y ait plusieurs épithètes pour l'esprit qui paraissent une même chose, le ton et la manière de les prononcer y mettent de la différence; mais, comme les tons et les manières ne se peuvent écrire, je n'entrerai point dans un détail qu'il

serait impossible de bien expliquer. L'usage ordinaire le fait assez entendre, et en disant qu'un homme a de l'esprit, qu'il a beaucoup d'esprit et qu'il a un bon esprit, il n'y a que le ton. et les manières qui puissent mettre de la différence entre ces expressions, qui paraissent semblables sur le papier, et qui expriment néanmoins différentes sortes d'esprit.

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On dit encore qu'un homme n'a qu'une sorte d'esprit, qu'il a plusieurs sortes d'esprit, et qu'il a toutes sortes d'esprit. On peut être sot avec beaucoup d'esprit, et on peut n'être pas sot avec peu d'esprit.

Avoir beaucoup d'esprit est un terme équivoque. Il peut comprendre toutes les sortes d'esprit dont on vient de parler, mais il peut aussi n'en marquer aucune distinctement. On peut quelquefois faire paraître de l'esprit dans ce qu'on dit, sans en avoir dans sa conduite. On peut avoir de l'esprit et l'avoir bien borné. Un esprit peut être propre à de certaines choses, et ne l'être pas à d'autres; on peut avoir beaucoup d'esprit et n'être propre à rien, et avec beaucoup d'esprit on est souvent fort incommode. Il semble néanmoins que le plus grand mérite de cette sorte d'esprit est de plaire quelquefois dans la conversation.

Bien que les productions d'esprit soient infinies, on peut, ce me semble, les distinguer de cette sorte.

Il y a des choses si belles, que tout le monde est capable d'en voir et d'en sentir la beauté.

Il y en a qui ont de la beauté, et qui ennuient.

Il y en a qui sont belles et que tout le monde sent, bien que tous n'en sachent pas la raison.

Il y en a qui sont si fines et si délicates, que peu de gens sont capables d'en remarquer toutes les beautés.

Il y en a d'autres qui ne sont pas parfaites, mais qui sont dites avec tant d'art, et qui sont soutenues et conduites avec tant de raison et tant de grâce, qu'elles méritent d'être admirées.

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