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et entrelacent leurs branches; les oiseaux chantent sous le feuillage; les mouches bourdonnent parmi les fleurs: tout respire la joie et la vie dans le séjour de la mort; et le soir, tandis que la lune brille dans le ciel, et que je médite près de ce triste lieu, j'entends le grillon poursuivre gaiement son chant infatigable, caché dans l'herbe qui couvre la tombe silencieuse de mon ami. La destruction insensible des êtres et tous les malheurs de l'humanité sont comptés pour rien dans le grand tout. La mort d'un homme sensible, qui expire au milieu de ses amis désolés, et celle d'un papillon que l'air froid du matin fait périr dans le calice d'une fleur, sont deux époques semblables dans le cours de la nature: l'homme n'est rien qu'un fantôme, une ombre, une vapeur, que se dissipe dans les airs.

Mais l'aube matinale commence à blanchir le ciel; les noires idées qui m'agitaient s'évanouissent avec la nuit, et l'espérance renaît dans mon cœur. Non, celui qui inonde ainsi l'orient de lumière ne l'a point fait briller à mes regards pour me plonger bientôt dans la nuit du néant. Celui qui étendit cet horizon incommensurable, celui qui éleva ces masses énormes, dont le soleil dore les sommets glacés, est aussi celui qui a ordonné à mon cœur de battre, et à mon esprit de penser.

Non, mon ami n'est point entré dans le néant; quelle que soit la barrière qui nous sépare, je le reverrai. Ce n'est point sur un syllogisme que je fonde mon espérance. Le vol d'un insecte qui traverse les airs suffit pour me persuader; et souvent l'aspect de la campagne, le parfum des airs, et je ne sais quel charme répandu autour de moi, élèvent tellement mes pensées, qu'une preuve invincible de l'immortalité entre avec violence dans mon âme et l'occupe tout entière.

§ 30. MME DE STAËL, 1766-1817.

MME DE STAËL, fille de Necker, ministre des finances sous Louis XVI, est une des renommées de notre époque; le XIX siècle l'a placée à côté de Chateaubriand, pour les nouvelles doctrines littéraires et philosophiques. Elle épousa, à l'âge de vingt ans, le baron de Staël-Holstein, ambassadeur de Suède. Quand éclata la révolution, elle fit des vœux pour le triomphe de sa cause; mais, admiratrice de son père, elle sacrifia à ses affections privées son enthousiasme pour la liberté, quand elle vit décroître et tomber la popularité de M. Necker. D'ailleurs ses théories politiques ne s'accordaient pas avec les désordres et les excès. Profondément affligée de la mort de Louis XVI, elle publia une admirable apologie de Marie-Antoinette. Après le 9 thermidor (chute de Robespierre), elle fit paraître plusieurs brochures politiques, et joua un rôle dans les affaires de cette époque.

Son caractère enthousiaste devait la mettre au nombre des admirateurs de Napoléon; mais, comme il avait blessé sa vanité, elle devint son ennemie. Exilée de France, elle retrouva une patrie en Allemagne, au milieu des savants et des poètes de ce pays. C'est à cet exil qu'on doit le roman de Corinne et le livre De l'Allemagne. Parmi ses autres productions, on remarque ses Considérations sur les principaux événements de la révolution française, et un livre intitulé: De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales.

Son style, qui réunit l'élégance et la force, est en rapport avec l'énergie des pensées et avec l'enthousiasme qui les caractérise souvent.

LES NAPOLITAINS.

Le peuple napolitain, à quelques égards, n'est point du tout civilisé; mais il n'est point vulgaire à la manière des autres peuples sa grossièreté même frappe l'imagination. La rive africaine, qui borde la mer de l'autre côté, se fait déjà presque sentir, et il y a je ne sais quoi de numide1 dans les cris sauvages qu'on entend de toutes parts. Ces visages bruns, ces vêtements formés de quelques morceaux d'étoffe rouge ou violette, dont la couleur foncée attire les regards, ces lambeaux d'habillements que ce peuple artiste drape encore avec art, donnent quelque chose de pittoresque à la populace, tandis qu'ailleurs l'on ne peut voir en elle que les misères de la civi

lisation. Un certain goût pour la parure et les décorations se trouve souvent à Naples à côté du manque absolu des choses nécessaires ou commodes. Les boutiques sont ornées agréablement avec des fleurs et des fruits; quelques-unes ont un air de fête qui ne tient ni à l'abondance, ni à la félicité publique, mais seulement à la vivacité de l'imagination: on veut réjouir les yeux avant tout. La douceur du climat permet aux ouvriers en tout genre de travailler dans la rue. Les tailleurs y font des habits, les traiteurs leurs repas, et les occupations de la maison, se passant ainsi au dehors, multiplient le mouvement de mille manières. Les chants, les danses, des jeux bruyants, accompagnent assez bien tout ce spectacle, et il n'y a point de pays où l'on sente plus clairement la différence de l'amusement au bonheur. Enfin, on sort de l'intérieur de la ville pour arriver sur les quais, d'où l'on voit et la mer et le Vésuve, et l'on oublie alors tout ce que l'on sait des hommes.

DE L'ESPRIT DE CONVERSATION.2

En Orient, quand on n'a rien à se dire, on fume du tabac de rose ensemble, et de temps en temps on se salue, les bras croisés sur la poitrine, pour se donner un témoignage d'amitié; mais, dans l'Occident, on a voulu se parler tout le jour, et le foyer de l'âme s'est souvent dissipé dans ces entretiens où l'amour-propre est sans cesse en mouvement pour faire effet tout de suite, et selon le goût du moment et du cercle où l'on

se trouve.

Il me semble reconnu que Paris est la ville du monde où l'esprit et le goût de la conversation sont le plus généralement répandus; et ce qu'on appelle le mal du pays, ce regret indéfinissable de la patrie, qui est indépendant des amis mêmes qu'on y a laissés, s'applique particulièrement à ce plaisir de causer, que les Français ne retrouvent nulle part au même degré que chez eux. Volney raconte que les Français émigrés voulaient, pendant la révolution, établir une colonie et défricher les terres en Amérique; mais de temps en temps ils quittaient

toutes leurs occupations pour aller, disaient-ils, causer à la ville; et cette ville, la Nouvelle-Orléans, était à six cents lieues de leur demeure. Dans toutes les classes, en France, on sent le besoin de causer; la parole n'y est pas seulement, comme ailleurs, un moyen de se communiquer ses idées, ses sentiments et ses affaires; mais c'est un instrument dont on aime à jouer et qui ranime les esprits, comme la musique chez quelques peuples, et les liqueurs fortes chez quelques

autres.

Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée ne consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation; les idées ni les connaissances qu'on y peut développer n'en sont pas le principal intérêt: c'est une certaine manière d'agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu'on pense, de jouir à l'instant de soi-même, d'être applaudi sans travail, de manifester son esprit dans toutes les nuances par l'accent, le geste, le regard; enfin de produire à volonté comme une sorte d'électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l'excès même de leur vivacité, et réveille les autres d'une apathie pénible.

VENISE.

On s'embarque sur la Brenta pour arriver à Venise,3 et des deux côtés du canal on voit les palais des Vénitiens, grands et un peu délabrés comme la magnificence italienne. Ils sont ornés d'une manière bizarre, et qui ne rappelle en rien le goût antique. L'architecture vénitienne se ressent du commerce avec l'Orient; c'est un mélange du goût moresque et gothique, qui attire la curiosité sans plaire à l'imagination. Le peuplier, cet arbre régulier comme l'architecture, borde le canal presque partout. Le ciel est d'un bleu vif, qui contraste avec le vert éclatant de la campagne; ce vert est entretenu par l'abondance excessive des eaux: le ciel et la terre sont ainsi de deux couleurs si fortement tranchées, que cette nature elle-même a l'air d'être arrangée avec une sorte d'apprêt; et l'on n'y trouve

point le vague mystérieux qui fait aimer le midi de l'Italie. L'aspect de Venise est plus étonnant qu'agréable; on croit d'abord voir une ville submergée; et la réflexion est nécessaire pour admirer le génie des mortels qui ont conquis cette demeure sur les eaux. Naples est bâtie en amphithéâtre au bord de la mer, mais, Venise étant sur un terrain tout à fait plat, les clochers ressemblent aux mâts d'un vaisseau qui resterait immobile au milieu des ondes. Un sentiment de tristesse s'empare de l'imagination en entrant dans Venise. On prend congé de la végétation; on ne voit pas même une mouche en ce séjour : tous les animaux en sont bannis, et l'homme seul est là pour lutter contre la mer.

Le silence est profond dans cette ville, dont les rues sont des canaux, et le bruit des rames est l'unique interruption à ce silence. Ce n'est pas la campagne, puisqu'on n'y voit pas un arbre; ce n'est pas la ville, puisqu'on n'y entend pas le moindre mouvement; ce n'est pas même un vaisseau, puisqu'on n'avance pas: c'est une demeure dont l'orage fait une prison; car il y a des moments où l'on ne peut ni sortir de la ville ni de chez soi. On trouve des hommes du peuple à Venise, qui n'ont jamais été d'un quartier à l'autre, qui n'ont pas vu la place Saint-Marc, et pour qui la vue d'un cheval ou d'un arbre serait une véritable merveille. Ces gondoles noires qui glissent sur les canaux ressemblent à des cercueils ou à des berceaux, à la dernière et à la première demeure de l'homme. Le soir, on ne voit passer que le reflet des lanternes qui éclairent les gondoles; car, de nuit, leur couleur noire empêche de les distinguer. On dirait que ce sont des ombres qui glissent sur l'eau, guidées par une petite étoile. Dans ce séjour, tout est mystère. Sans doute il y a beaucoup de jouissance pour le cœur et la raison, quand on parvient à pénétrer dans tous ces secrets; mais les étrangers doivent trouver l'impression du premier moment singulièrement triste.

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