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§ 22. THOMAS, 1732-1785.

THOMAS se distingua comme orateur et comme poète. Son Éloge du maréchal de Saxe annonça à la France un grand écrivain. Il célébra ensuite d'Aguesseau, Duguay-Trouin, Descartes. La péroraison de ce dernier éloge est un des plus beaux morceaux qui soient sortis de sa plume éloquente. Son Essai sur les éloges est une de ses meilleures productions.

DESCARTES.'

Laissant là les temps trop reculés, je veux chercher, dans le siècle même de Descartes, ou dans ceux qui ont immédiatement précédé sa naissance, tout ce qui a pu servir à le former, en influant sur son génie.

Et d'abord j'aperçois dans l'univers une espèce de fermentation générale. La nature semble être dans un de ces moments où elle fait les plus grands efforts. Tout s'agite; on veut partout remuer les anciennes bornes; on veut étendre la sphère humaine. Vasco de Gama découvre les Indes2; Colomb découvre l'Amérique; Cortez et Pizarre subjuguent des contrées immenses et nouvelles"; Magellan cherche les terres australes; Drake fait le tour du monde: l'esprit des découvertes anime toutes les nations. De grands change

ments dans la politique et les religions ébranlent l'Europe, l'Asie et l'Afrique; cette secousse se communique aux sciences. L'astronomie renaît dès le quinzième siècle. CopernicR rétablit le système de Pythagore et le mouvement de la terre: pas immense fait dans la nature! Tycho-Brahé' ajoute aux observations de tous les siècles; il corrige et perfectionne la théorie des planètes, détermine le lieu d'un grand nombre d'étoiles fixes, démontre la région que les comètes occupent dans l'espace. Le nombre des phénomènes connus s'augmente. Le législateur des cieux paraît: Képler confirme ce qui a été trouvé avant lui, et ouvre la route à des vérités nouvelles ; mais il fallait de plus grands secours. Les verres concaves et convexes, inventés par hasard au treizième siècle, sont réunis trois cents ans après, et forment le premier télescope.

L'homme touche aux extrémités de la création. Galilée fait dans les cieux ce que les grands navigateurs faisaient sur les mers: il aborde à de nouveaux mondes. Les satellites de Jupiter sont connus; le mouvement de la terre est confirmé par les phases de Vénus; la géométrie est appliquée à la doctrine du mouvement; la force accélératrice dans la chute des corps est mesurée; on découvre la pesanteur de l'air, on entrevoit son élasticité. Bacon fait le dénombrement des connaissances humaines, et les juge; il annonce le besoin de refaire des idées nouvelles, et prédit quelque chose de grand pour les siècles à venir. Voilà ce que la nature avait fait pour Descartes, avant sa naissance; et comme, par la boussole elle avait réuni les parties les plus éloignées du globe, par le télescope rapproché les dernières limites des cieux, par l'imprimerie elle avait établi la communication rapide du mouvement entre les esprits, d'un bout du monde à l'autre.

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Tout était disposé pour une révolution; déjà est né celui qui doit faire ce grand changement; il ne resta à la nature que d'achever son ouvrage, et de mûrir Descartes pour le genre humain, comme elle a mûri le genre humain pour lui.

ISOCRATE.10

Tandis que les orateurs dans la tribune, les poètes dans leurs vers, les musiciens dans leurs chants, célébraient publiquement les guerriers, les athlètes et les grands hommes, d'autres écrivains composaient, dans la retraite, des éloges qui étaient écrits et rarement prononcés. Il paraît que le premier qui travailla dans ce genre fut Isocrate.

Cet orateur eut la plus grande réputation dans son siècle. Il était digne d'avoir des talents, car il eut des vertus. Très jeune encore, comme les trente oppresseurs qui régnaient dans sa patrie faisaient traîner au supplice un citoyen vertueux, il osa seul paraître pour le défendre, et donna l'exemple du courage quand tout donnait l'exemple de l'avilissement. Après la mort de Socrate, dont il avait été le disciple, il osa

paraître en deuil dans Athènes, aux yeux de ce même peuple, assassin de son maître; et des hommes, qui parlaient de vertus et de lois en les outrageant, ne manquèrent pas de le nommer séditieux, lorsqu'il n'était que sensible.

Ayant perdu des biens considérables, il ouvrit une école, et y acquit des richesses immenses: le fils d'un roi lui paya soixante mille écus un discours où il prouvait très bien qu'il faut obéir au prince; mais bientôt après, il en composa un autre où il prouvait au prince qu'il devait faire le bonheur de ses sujets. Plusieurs de ses disciples devinrent de grands hommes11; et comme partout le succès fait le mérite, leur gloire ajouta à la sienne. Il avait eu le malheur d'être l'ami de Philippe, de ce Philippe, le plus adroit des conquérants et le plus politique des princes; aimé de l'oppresseur de son pays, il s'en justifia en mourant; car il ne put survivre à la bataille de Chéronée : voilà pour sa personne. A l'égard de son éloquence, si nous en jugeons par sa célébrité, il fut du nombre des hommes qui honorèrent leur patrie et la Grèce. Les calomnies de ses rivaux nous attestent sa gloire: car l'envie ne tourmente point ce qui est obscur. Nous savons qu'on venait l'entendre de tous les pays, et il compta, parmi ses auditeurs, des généraux et des rois. Aux hommages de la foule, qui flattent d'autant plus qu'ils tiennent toujours un peu de la superstition et de l'enthousiasme d'un culte, il joignit le suffrage de quelques-uns de ces hommes qu'on pourrait, au besoin, opposer à un peuple entier. On prétend que Démosthène l'admirait; il fut loué par Socrate; Platon en a fait un magnifique éloge; Quintilien 1 le met au rang des grands écrivains; Cicéron l'appelle le père de l'éloquence15; Denis d'Halicarnasse 16 le vante comme orateur, philosophe et homme d'État; enfin, après sa mort, on lui érigea deux statues; et sur son mausolée, on éleva une colonne de quarante pieds, au haut de laquelle était placée une sirène, image et symbole de son éloquence. Il est difficile de croire que, dans les plus beaux temps de la Grèce, on ait rendu ces honneurs à un homme médiocre.

§ 23. BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, 1737-1814.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, doué d'un caractère aventureux, passa une grande partie de sa vie à rêver une société parfaite, un second âge d'or, et à faire usage de toutes les ressources de son esprit et de son activité pour réaliser ses utopies. Après avoir parcouru diverses contrées, et vainement sollicité l'appui des souverains pour accomplir ses desseins philanthropiques, il revint en France presque découragé, et désabusé de ses illusions; mais il n'y trouva pas le repos. Il alla se consoler dans la retraite, où il prépara ses Études de la Nature, qui parurent en 1788, et auxquelles succéda la publication de Paul et Virginie, roman qu'aucun ouvrage, a-t-on dit, n'a inspiré, et qui en a inspiré tant d'autres. Proscrit en 1792, il revint en France en 1794, et fut nommé membre de l'Institut et professeur de morale à l'école normale, où il ne fit cependant qu'une seule leçon.

Son dernier ouvrage, les Harmonies de la Nature, est riche en recherches scientifiques et en beautés littéraires; mais il diffère des Études en ce qu'il n'est pas empreint d'une sensibilité aussi pénétrante.

Tous les ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre respirent une morale pure et religieuse, mais souvent un peu vague; son style, qu'on a comparé à celui de Fénelon, a je ne sais quoi de tendre et d'affectueux.

A ne considérer que l'écrivain en général, il est harmonieux et pittoresque, habile à choisir et à placer les mots, les sons, les images, à saisir l'expression la plus vraie du sentiment intime, à s'élever et à descendre avec la nature et comme elle.

SPECTACLE DES NUAGES SUR MER.

Lorsque j'étais en pleine mer, et que je n'avais d'autre spectacle que le ciel et l'eau, je m'amusais quelquefois à dessiner les beaux nuages blancs et gris, semblables à des croupes de montagnes, qui voguaient à la suite les uns des autres sur l'azur des cieux. C'était surtout vers la fin du jour qu'ils développaient toute leur beauté en se réunissant au couchant, où ils se revêtaient des plus riches couleurs, et se combinaient sous les formes les plus magnifiques. Sur la terre, chaque site présente toujours le même horizon; dans le ciel, chaque heure, et surtout chaque soir, en offre de nouveaux.

Un soir, environ une demi-heure avant le coucher du soleil, le vent alizé du sud-est se ralentit, comme il arrive d'ordinaire

vers ce temps. Les nuages qu'il voiture dans le ciel à des distances égales, comme son souffle, devinrent plus rares, et ceux de la partie de l'ouest s'arrêtèrent et se groupèrent entre eux sous les formes d'un paysage. Ils représentaient une grande terre formée de hautes montagnes, séparées par des vallées profondes, et surmontées de rochers pyramidaux. Sur leurs sommets et leurs flancs, apparaissaient des brouillards détachés, semblables à ceux qui s'élèvent autour des terres véritables. Un long fleuve semblait circuler dans leurs vallons, et tomber, çà et là, en cataractes; il était traversé par un grand pont, appuyé sur des arcades à demi ruinées. Des bosquets de cocotiers, au centre desquels on entrevoyait des habitations, s'élevaient sur les croupes et les profils de cette île aérienne. Tous ces objets n'étaient point revêtus de ces riches teintes de pourpre, de jaune doré, de nacarat, d'émeraude, si communes le soir dans les couchants de ces parages; ce paysage n'était point un tableau colorié: c'était une simple estampe, où se réunissaient tous les accords de la lumière et des ombres. Il représentait non1 une contrée éclairée en face des rayons du soleil, mais, par derrière, de leurs simples reflets. En effet, dès que l'astre du jour se fut caché derrière lui, quelques-uns de ses rayons décomposés éclairèrent les arcades demi-transparentes du pont d'une couleur ponceau, se reflétèrent dans les vallons et au sommet des rochers, tandis que des torrents de lumière couvraient ses contours de l'or le plus pur, et divergeaient vers les cieux comme les rayons d'une gloire; mais la masse entière resta dans sa demi-teinte obscure, et on voyait, autour des nuages qui s'élevaient de ses flancs, les lueurs des tonnerres dont on entendait les roulements lointains. On aurait juré que c'était une terre véritable, située environ à une lieue et demie de nous. Peut-être était-ce une de ces réverbérations célestes de quelque île très éloignée, dont les nuages nous répétaient la forme par leurs reflets, et les tonnerres par leurs échos. Plus d'une fois, des marins expérimentés ont été trompés par de semblables aspects.2 Quoi qu'il en soit, tout cet appareil fantastique de magnificence et de terreur, ces montagnes surmontées de palmiers,

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