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désagrément. Le terrible, l'horrible, la description, la peinture d'un monstre, exigent qu'on s'éloigne de tout ce qui est gracieux, mais non pas qu'on affecte uniquement l'opposé: car si un artiste, en quelque genre que ce soit, n'exprime que des choses affreuses, s'il ne les adoucit point par des contrastes agréables, il rebutera.

La grâce en peinture, en sculpture, consiste dans la mollesse des contours, dans une expression douce, et la peinture a, pardessus la sculpture, la grâce de l'union des parties, celle des figures qui s'animent l'une par l'autre, et qui se prêtent des agréments par leurs attributs et par leurs regards.

Les grâces de la diction, soit en éloquence, soit en poésie, dépendent du choix des mots, de l'harmonie des phrases, et encore plus de la délicatesse des idées et des descriptions riantes. L'abus des grâces est l'afféterie, comme l'abus du sublime est l'ampoulé: toute perfection est près d'un défaut.

Le mot élégance vient, selon quelques-uns, d'electus, choisi. On ne voit point qu'aucun autre mot latin puisse être son étymologie. En effet, il y a du choix dans tout ce qui est élégant. L'élégance est un résultat de la justesse et de l'agrément. Mais la sévérité des premiers Romains donna à ce mot elegantia un sens odieux: ils regardaient l'élégance en tout genre comme une afféterie, comme une politesse recherchée, indigne de la gravité des premiers temps. Vitii, non laudis fuit, dit Aulu-Gelle. Ils appelaient un homme élégant à peu près ce que nous appelons aujourd'hui un petit-maître, bellus homuncio, et ce que les Anglais appellent un beau. Mais vers le temps de Cicéron, quand les mœurs eurent reçu le dernier degré de politesse, elegans était toujours une louange. Cicéron se sert en cent endroits de ce mot pour exprimer un homme, un discours poli. L'élégance d'un discours n'est pas l'éloquence; c'en est une partie : ce n'est pas la seule harmonie, le seul nombre; c'est la clarté, le nombre et le choix des paroles. Un discours peut être élégant sans être un bon discours, l'élégance n'étant en effet que le mérite des paroles; mais un discours ne peut être absolument bon sans être élégant.

L'élégance est encore plus nécessaire à la poésie que l'éloquence, parce qu'elle est une partie principale de cette harmonie si nécessaire aux vers. Un orateur peut convaincre, émouvoir même, sans élégance, sans pureté, sans nombre. Un poème ne peut faire d'effet s'il n'est élégant: c'est un des principaux mérites de Virgile. Le grand point, dans la poésie, est que l'élégance ne fasse jamais tort à la force.

§ 19. BUFFON, 1707-1788.

BUFFON fut l'historien de la nature, comme Aristote l'avait été chez les Grecs et Pline chez les Latins; mais, avec plus de richesse que le premier, il eut plus d'exactitude que le second; la direction du Jardin des Plantes, qu'il reçut de Louis XV à trente-deux ans, détermina sa vocation et lui ouvrit la voie où il ne cessa de marcher avec autant d'efforts que de gloire.

Il fut l'un des écrivains qui ajoutèrent à la gloire de la France après le beau siècle de Louis XIV. Son Histoire naturelle est un monument de style, d'éloquence et de génie, que l'Europe envie à la France. La partie la plus parfaite de son ouvrage est l'histoire des quadrupèdes : avant lui on n'avait, pour ainsi dire, que des notions fausses et incomplètes des quadrupèdes étrangers.

Buffon sera toujours considéré comme l'un des plus brillants écrivains du XVIIIe siècle; aucun naturaliste ne l'a surpassé ni même égalé pour la magnificence, la grandeur des tableaux. Interprète sublime de la nature, il a mérité qu'on ait écrit, de son vivant, sur le piédestal de sa statue : Majestati Naturæ par ingenium.

Génie égal à la majesté de la Nature.

En donnant à son grand ouvrage l'immortalité du style, il se plaça au nombre des quatre hommes dont l'influence et le nom dominent le XVIII. siècle; aussi admiré que Voltaire, que Rousseau, que Montesquieu, moins discuté que celui-ci, plus respecté que les deux autres. Sa calme et majestueuse destinée eut quelque chose de spécial dans cette époque, dont les sourdes agitations ne parvinrent pas jusqu'à sa laborieuse retraite'; et, par une dernière faveur du sort, il s'éteignit, plein d'honneurs et de jours, la veille de cette révolution qui eût épouvanté sa vieillesse et qui devait immoler son fils unique.2

LA NATURE BRUTE ET LA NATURE CULTIVÉE.

La nature est le trône extérieur de la magnificence divine. L'homme qui la contemple, qui l'étudie, s'élève par degrés au trône intérieur de la toute-puissance. Fait pour adorer le Créateur, il commande à toutes les créatures; vassal du ciel, roi de la terre, il l'ennoblit, la peuple et l'enrichit; il établit entre les êtres vivants l'ordre, la subordination, l'harmonie ; il embellit la nature même; il la cultive, l'étend et la polit, en élague le chardon et la ronce, y multiplie le raisin et la rose. Voyez ces plages désertes, ces tristes contrées où l'homme n'a jamais résidé, couvertes ou plutôt hérissées de bois épais et noirs, dans toutes les parties élevées; des arbres sans écorce et sans cime, courbés, rompus, tombant de vétusté; d'autres en plus grand nombre, gisant au pied des premiers, pour pourrir sur des monceaux déjà pourris, étouffent, ensevelissent les germes prêts à éclore. La nature, qui partout ailleurs brille par sa jeunesse, paraît ici dans la décrépitude; la terre, surchargée par le poids, surmontée par les débris de ses productions, n'offre, au lieu d'une verdure florissante, qu'un espace encombré, traversé de vieux arbres chargés de plantes parasites, de lichens, d'agarics, fruits impurs de la corruption. Dans toutes les parties basses, des eaux mortes, croupissantes, faute d'être conduites et dirigées: des terrains fangeux qui, n'étant ni solides, ni liquides, sont inabordables, et demeurent également inutiles aux habitants de la terre et des eaux: des marécages qui, couverts de plantes aquatiques et fétides, ne nourrissent que des insectes venimeux, et servent de repaire aux animaux immondes.

Entre ces marais infects qui occupent les lieux bas, et les forêts décrépites qui couvrent les terres élevées, s'étendent des espèces de landes, des savanes, qui n'ont rien de commun avec nos prairies; les mauvaises herbes y surmontent, y étouffent les bonnes: ce n'est point ce gazon fin qui semble faire le duvet de la terre; ce n'est point cette pelouse émaillée qui annonce sa brillante fécondité: ce sont des végétaux agrestes, des herbes dures, épineuses, entrelacées les unes dans

les autres, qui semblent moins tenir à la terre qu'elles ne tiennent entre elles, et qui, se desséchant et repoussant successivement les unes sur les autres, forment une bourre grossière, épaisse de plusieurs pieds. Nulle route, nulle communication, nul vestige d'intelligence dans ces lieux sauvages. L'homme, obligé de suivre le sentier de la bête féroce, s'il veut les parcourir, est contraint de veiller sans cesse pour éviter d'en devenir la proie; effrayé de leurs rugissements, saisi du silence même de ces profondes solitudes, il rebrousse chemin, et dit: "La nature brute est hideuse et mourante: c'est moi seul qui peux la rendre agréable et vivante. Desséchons ces marais, animons ces eaux mortes, en les faisant couler: formons-en des ruisseaux, des canaux: mettons le feu à cette bourre superflue, à ces vieilles forêts déjà à demi consumées; achevons de détruire avec le fer ce que le feu n'aura pu consumer: bientôt, au lieu du jonc, du nénufar, dont le crapaud composait son venin, nous verrons paraître la renoncule, le trèfle, les herbes douces et salutaires; des troupeaux d'animaux bondissants fouleront cette terre jadis impraticable; ils y trouveront une subsistance abondante, une pâture toujours renaissante; ils se multiplieront pour se multiplier encore. Servons-nous de ces nouveaux aides pour achever notre ouvrage; que le bœuf soumis au joug emploie ses forces et le poids de sa masse à sillonner la terre; qu'elle rajeunisse par la culture: une nature nouvelle va sortir de nos mains."

Qu'elle est belle cette nature cultivée! Que, par les soins de l'homme, elle est brillante et pompeusement parée! ellemême semble se multiplier avec lui; il met au jour par son art tout ce qu'elle recélait dans son sein. Que de trésors ignorés! que de richesses nouvelles ! Les fleurs, les fruits, les grains perfectionnés, multipliés à l'infini; les espèces utiles d'animaux transportées, propagées, augmentées sans nombre; les espèces nuisibles réduites, confinées, reléguées; l'or, et le fer plus nécessaire que l'or, tirés des entrailles de la terre; les torrents contenus, les fleuves dirigés, resserrés, la mer soumise, reconnue, traversée d'un hémisphère à l'autre; la terre acces

sible partout, partout rendue aussi vivante que féconde; dans les vallées, de riantes prairies; dans les plaines, de riches pâturages ou des moissons encore plus riches; les collines chargées de vignes et de fruits, leurs sommets couronnés d'arbres utiles et de jeunes forêts; les déserts, devenus des cités habitées par un peuple immense, qui, circulant sans cesse, se répand de ces centres jusqu'aux extrémités; des routes ouvertes ou fréquentées, des communications établies partout comme autant de témoins de la force et de l'union de la société; mille autres monuments de puissance et de gloire demontrent assez que l'homme, maître du domaine de la terre, en a changé, renouvelé la surface entière, et qu'il partage l'empire avec la nature.

Cependant il ne règne que par droit de conquète; il jouit plutôt qu'il ne possède, il ne conserve que par des soins toujours renouvelés. S'ils cessent, tout languit, tout s'altère, tout change, tout rentre sous la main de la nature; elle reprend ses droits, efface les ouvrages de l'homme, couvre de poussière et de mousse ses plus fastueux monuments, les détruit avec le temps, et ne lui laisse que le regret d'avoir perdu, par sa faute, ce que ses ancêtres avaient conquis par leurs travaux. Ce temps où l'homme perd son domaine, ces siècles de barbarie pendant lesquels tout périt, sont toujours préparés par la guerre, et arrivent avec la disette et la dépopulation. L'homme, qui ne peut que par le nombre, qui n'est fort que par sa réunion, qui n'est heureux que par la paix, a la fureur de s'armer pour son malheur, et de combattre pour sa ruine; excité par l'insatiable avidité, aveuglé par l'ambition encore plus insatiable, il renonce aux sentiments d'humanité, tourne toutes ses forces contre lui-même, cherche à s'entredétruire, se détruit en effet; et après des jours de sang, et de carnage, lorsque la fumée de la gloire s'est dissipée, il voit d'un œil triste la terre dévastée, les arts ensevelis, les nations dispersées, les peuples affaiblis, son propre bonheur ruiné, et sa puissance réelle anéantie.

Grand Dieu! dont la seule présence soutient la nature et maintient l'harmonie des lois de l'univers; vous qui, du trône

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