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ont méritées; et les titres de vos honneurs et de vos dignités deviennent eux-mêmes les traits publics de votre ignominie. Mais, dans l'esprit de l'ambitieux, le succès couvre la honte des moyens: il veut parvenir, et tout ce qui le mène là est la seule gloire qu'il cherche; il regarde ces vertus romaines, qui ne veulent rien devoir qu'à la probité, à l'honneur et aux services, comme des vertus de roman et de théâtre, et croit que l'élévation des sentiments pouvait faire autrefois les héros de la gloire, mais que c'est la bassesse et l'avilissement qui fait aujourd'hui ceux de la fortune.

Aussi l'injustice de cette passion en est un dernier trait encore plus odieux que ses inquiétudes et sa honte. Oui, un ambitieux ne connaît de loi que celle qui le favorise le crime qui l'élève est pour lui comme une vertu qui l'ennoblit. Ami infidèle, l'amitié n'est plus rien pour lui dès qu'elle intéresse sa fortune; mauvais citoyen, la vérité ne lui paraît estimable qu'autant qu'elle lui est utile: le mérite qui entre en concurrence avec lui est un ennemi auquel il ne pardonne point: l'intérêt public cède toujours à son intérêt propre; il éloigne des sujets capables, et se substitue à leur place; il sacrifie à ses jalousies le salut de l'État, et il verrait avec moins de regret les affairs publiques périr entre ses mains, que sauvées par les soins et par les lumières d'un autre.

MORT DE LOUIS XIV.4

Pour couronner sa glorieuse vie, Louis meurt en roi, en héros, en saint. . . . Il voit approcher la mort d'un œil tranquille. Au milieu des sanglots de ses anciens et fidèles serviteurs, de la consternation des princes et des grands, des larmes de toute sa cour, il trouve dans la foi une paix, une fermeté, une grandeur d'âme que le monde ne donne pas. Pourquoi pleurez-vous? dit-il à un des siens que les larmes. abondantes d'une douleur moins circonspecte lui font remarquer: aviez-vous cru que les rois étaient immortels? Ce monarque, environné de tant de gloire, et qui voyait autour

de lui tant d'objets si capables de réveiller ou ses désirs ou sa tendresse, ne jette pas même un œil de regret sur la vie. Il sait que son heure est venue, et qu'il n'y a plus de ressource, et il conserve dans le lit de sa douleur cette majesté, cette sérénité qu'on lui avait vues autrefois aux jours de ses prospérités sur son trône: il règle les affaires de l'Etat, qui ne le regardent déjà plus, avec le même soin et la même tranquillité que s'il commençait seulement à régner. Les sacrements des mourants n'ont pas autour de lui cet air sombre et lugubre qui d'ordinaire les accompagne; ce sont des mystères de paix et de magnificence. Et ce n'est pas ici un de ces moments rapides et uniques où la vertu se rappelle tout entière et trouve dans la courte durée de l'effroi du spectacle la ressource de sa fermeté : les jours vides et les nuits laborieuses se prolongent, et l'intrépidité de sa vertu semble croître et s'affermir sur les débris de son corps terrestre. . .

...

Il assemble autour de son lit, comme un autre David mourant, chargé d'années, de victoires et de vertus, les princes de son auguste sang et les grands de l'État. Avec quelle dignité soutient-il le spectacle de leur désolation et de leurs larmes! Il leur rappelle, comme David, leurs anciens services; il leur recommande l'union, la bonne intelligence, si rare sous un prince enfant; les intérêts de la monarchie, dont ils sont l'ornement et le plus ferme soutien; il leur demande pour son fils Salomon et pour la faiblesse de son âge le même zèle, la même fidélité qui les avait toujours si fort distingués sous son règne. . . . Enfin, l'auguste enfant est appelé. Louis offre au Dieu de ses ancêtres ce reste précieux de sa maison royale; cet enfant sauvé du débris, qui lui rappelle la perte encore récente de tant de princes, et que ses prières et sa piété ont sans doute conservé à la France. Il demande pour lui à Dieu un cœur fidèle à sa loi, tendre pour ses peuples, zélé pour ses autels et pour la gloire de son nom. Il lui laisse pour dernières instructions, comme un héritage encore plus cher que sa couronne, les maximes de la piété et de la sagesse.

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...

§ 17. MONTESQUIEU, 1689-1755.

Lorsque MONTESQUIEU naquit, la dynastie des Stuarts venait de succomber en Angleterre, et Jacques II cherchait un asile auprès de Louis XIV; lorsqu'il mourut, Louis XVI était dans sa première année, et la guerre désastreuse de Sept ans allait éclater; déjà fermentaient dans la France ces vagues désirs de réformes qui aboutirent à des bouleversements. Montesquieu fut un des hommes qui auraient pu épargner à son pays ces douloureuses épreuves. Esprit hardi mais sage, ami du progrès sans rompre avec le passé, magistrat érudit et homme vertueux, il a écrit pour éclairer ses semblables et pour les rendre meilleurs. Il avait trente ans lorsqu'il publia les Lettres Persanes, satire pleine d'observations judicieuses et piquantes. Sept ans plus tard, il fut reçu à l'Académie française, et publia son admirable tableau des Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, sujet usé qu'il sut rajeunir par des considérations politiques de la plus haute portée et par d'énergiques peintures. Parut ensuite l'Esprit des lois, l'œuvre de toute sa vie, et son plus grand titre à la gloire. Le genre humain, a-t-on dit, avait perdu ses titres; Montesquieu les a retrouvés, et les lui a rendus.

PARALLÈLE DE CARTHAGE ET DE ROME.1

Carthage, devenue riche plus tôt que Rome, avait aussi été plus tôt corrompue; ainsi, pendant qu'à Rome les emplois publics ne s'obtenaient que par la vertu, et ne donnaient d'utilité que l'honneur et une préférence aux fatigues, tout ce que le public peut donner aux particuliers se vendait à Carthage, et tout service rendu par les particuliers y était payé par le public.

La tyrannie d'un prince ne met pas un État plus près de sa ruine que l'indifférence pour le bien commun n'y met une république. L'avantage d'un Etat libre est que les revenus y sont mieux administrés; mais lorsqu'ils le sont plus mal, l'avantage d'un État libre est qu'il n'y ait point de favoris; mais quand cela n'est pas, et qu'au lieu des amis et des parents du prince, il faut faire la fortune des amis et des parents de tous ceux qui ont part au gouvernement, tout est perdu; les lois sont éludées plus dangereusement qu'elles ne sont violées

par un prince qui, étant toujours le plus grand citoyen de l'État, a le plus d'intérêt à sa conservation.

D'anciennes mœurs, un certain usage de la pauvreté, rendaient à Rome les fortunes à peu près égales; mais, à Carthage, des particuliers avaient les richesses des rois.

De deux factions qui régnaient à Carthage, l'une voulait toujours la paix, et l'autre toujours la guerre; de façon qu'il était impossible d'y jouir de l'une ni d'y bien faire l'autre.

Pendant qu'à Rome la guerre réunissait d'abord tous les intérêts, elle les séparait encore plus à Carthage.

Dans les États gouvernés par un prince, les divisions s'apaisent aisément, parce qu'il a dans ses mains une puissance coercitive qui ramène les deux partis; mais dans une république elles sont plus durables, parce que le mal attaque ordinairement la puissance même qui pourrait le guérir.

A Rome, gouvernée par les lois, le peuple souffrait que le sénat eût la direction des affaires, à Carthage, gouvernée par des abus, le peuple voulait tout faire par lui-même.

Carthage, qui faisait la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avait par cela même du désavantage; l'or et l'argent s'épuisent; mais la vertu, la constance, la force, et la pauvreté ne s'épuisent jamais.

Les Romains étaient ambitieux par orgueil, et les Carthaginois par avarice; les uns voulaient commander, les autres voulaient acquérir; et ces derniers, calculant sans cesse la recette et la dépense, firent toujours la guerre sans l'aimer.

Des batailles perdues, la diminution du peuple, l'affaiblissement du commerce, l'épuisement du trésor public, le soulèvement des nations voisines, pouvaient faire accepter à Carthage les conditions de paix les plus dures, mais Rome ne se conduisait point par le sentiment des biens et des maux; elle ne se déterminait que par sa gloire, et comme elle n'imaginait point qu'elle pût être si elle ne commandait pas, il n'y avait point d'espérance ni de crainte qui pût l'obliger à faire une paix qu'elle n'aurait point imposée.

Il n'y a rien de si puissant qu'une république où l'on observe les lois, non pas par crainte, non pas par raison, mais par pas

sion, comme furent Rome et Lacédémone; car, pour lors, il se joint à la sagesse d'un bon gouvernement toute la force que pourrait avoir une faction.

Les Carthaginois se servaient de troupes étrangères, et les Romains employaient les leurs. Comme ces derniers n'avaient jamais regardé les vaincus que comme des instruments pour des triomphes futurs, ils rendirent soldats tous les peuples qu'ils avaient soumis, et plus ils eurent de peine à les vaincre, plus ils les jugèrent propres à être incorporés dans leur république. Ainsi, nous voyons les Samnites, qui ne furent subjugués qu'après vingt-quatre triomphes, devenir les auxiliaires des Romains; et quelque temps avant la seconde guerre punique, ils tirèrent d'eux et de leurs alliés, c'est-à-dire d'un pays qui n'était guère plus grand que les États du pape et de Naples, sept cent mille hommes de pied et soixante-dix mille de cheval pour opposer aux Gaulois.

Dans le fort de la seconde guerre punique, Rome eut toujours sur pied de vingt-deux à vingt-quatre légions; cependant il paraît, par Tite-Live, que le cens n'était pour lors que d'environ cent trente-sept mille citoyens.

Carthage employait plus de force pour attaquer, Rome pour se défendre; celle-ci, comme on vient de le dire, arma un nombre d'hommes prodigieux contre les Gaulois et Annibal qui l'attaquaient, et elle n'envoya que deux légions contre les plus grands rois, ce qui rendit ses forces éternelles.

L'établissement de Carthage dans son pays était moins solide que celui de Rome dans le sien; cette dernière avait trente colonies autour d'elle, qui en étaient comme les remparts. Avant la bataille de Cannes, aucun allié ne l'avait abandonnée; c'est que les Samnites et les autres peuples d'Italie étaient accoutumés à sa domination.

La plupart des villes d'Afrique, étant peu fortifiées, se rendaient d'abord à quiconque se présentait pour les prendre; aussi tous ceux qui y débarquèrent, Agathocle, Régulus, Scipion, mirent-ils d'abord Carthage au désespoir.

On ne peut guère attribuer qu'à un mauvais gouvernement ce qui leur arriva dans toute la guerre que leur fit le premier

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