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» ment; car bien que le poëte ait varié son mé» canisme et donné à son vers des attitudes » différentes, ce n'est après tout qu'une volubi»lité de rhythme, un mouvement intestin, et le » Poëme ne marche pas ; on peut le prendre et >> le commencer, le quitter et le reprendre à >> chaque page, sans que le plan et le sens même » en souffrent....» Essayons de réduire ces exagérations à leur juste valeur.

Le plan du Poëme de l'abbé Delille, sans être fort ingénieux, n'est cependant pas aussi absurde que M. le chevalier de Rivarol voudrait nous le persuader. Il est question, dans le premier Chant, du choix des sites et de la disposition générale du terrain; dans le second, de la culture des arbres; dans le troisième, des gazons, des fleurs et des eaux; dans le quatrième, de la manière dont la sculpture et l'architecture peuvent orner les jardins.

Quel est le Poëme de ce genre dont la conduite soit beaucoup plus heureuse? Un Poëme à-la-fois didactique et descriptif! voilà malheureusement deux raisons trop éprouvées pour manquer de chaleur et d'intérêt; plus méthodique, il n'en eût été que plus froid; plus libre dans sa marche, il n'en eût été que plus confus. L'art des transitions plus ou moins faciles, plus ou moins piquantes, est peut-être le seul qu'on doive exiger dans ce genre de poésie, quant au plan, et la ressource des épisodes, l'unique moyen de réchauffer sa langueur naturelle.

Ce n'est presque jamais du fond du sujet que peut naître l'intérêt du Poëme didactique ou descriptif; tout tient à l'imagination du poëte; ce sont des objets inanimés, il n'y a qu'un souffle divin qui puisse leur inspirer le mouvement et la vie.

Nous sommes forcés d'avouer qu'en se renfermant même dans ce cercle de beautés, dont la poésie didactique et descriptive nous paraît susceptible, on pourra trouver beaucoup de choses à désirer dans le Poëme des Jardins; mais du moins n'aura-t-on pas alors l'injustice de lui reprocher ce qui n'est que le défaut du genre et non celui du talent. La Nation française est la Nation la moins poétique de l'Europe. Elle n'aime, elle ne connaît guère que deux espèces de poésie, les Chansons et le Théâtre : tout ce qui ne l'amuse pas autant qu'une chanson, tout ce qui ne l'intéresse pas autant qu'un drame, lui paraît froid et languissant.

Le tort le mieux senti du Poëme des Jardins, est donc de n'être ni chanson ni drame; un autre, qui ne l'est guère moins, c'est de manquer d'idées et d'esprit. Y en a-t-il beaucoup plus dans les Géorgiques de Virgile? Je ne le pense pas; mais on y trouve à la vérité ce qu'on chercherait plus inutilement encore dans l'ouvrage de l'abbé Delille, une grande richesse d'images une grande variété de mouvemens, une sensibilité vraiment poétique, des épisodes pleins de mouvement et d'intérêt. La marche du poëte

des Jardins est on ne peut pas plus uniforme, ce sont des préceptes dont les formules éternellement répétées fatiguent bientôt le Lecteur; ces préceptes sont suivis ou précédés de quelques traits de critique assez heureux, mais tenant presque tous à la même idée; des descriptions composées de vers brillans, harmonieux et pittoresques, mais formant rarement de grands tableaux, sont pour ainsi dire les seuls épisodes du Poëme; car pourrait-on appeler ainsi le petit morceau déjà cité dans ces feuilles sur l'O-Taïtien Potavéri, celui des Amours de Pétrarque et de Laure, l'Eloge du capitaine Cook, les Vœux pour la paix, et quelques autres également faibles?

Nous ne nous piquons que d'être justes; M. de Rivarol trouve beaucoup mieux à faire et poursuit ainsi.

« Les amis de M. l'abbé Delille (pour des en» nemis je ne lui en connais pas...), les amis de » M. l'abbé Delille sont très-fâchés que dans » un ouvrage sur la Nature il ait dédaigné cette >> sensibilité des anciens qui anime tout jus» qu'aux moindres détails, et cette philosophie » des modernes qui allie sans cesse les observa» tions de la ville aux sensations de la campa» gne (1); qu'il ait méprisé la mélancolie douce » des Allemands et la richesse des imaginations anglaises. Mais si les indifférens veulent con

(1) C'est ce que personne n'a su faire plus heureusement que M. de Saint-Lambert, et c'est ce qui doit assurer au Poëme des Saisons up succès durable.

»clure de ces plaintes même que M. l'abbé De» lille n'a jamais eu ni sensibilité ni enthou» siasme, ses amis le disculpent très-bien, en » disant qu'on doit chercher le secret du génie » d'un écrivain dans la vie qu'il a menée; ils

observent que M. l'Abbé s'est trop dissipé avec >> tout Paris, et qu'il y a trop réussi par son en» jouement et ses bons mots pour qu'il ait songé » à plaire aux âmes sensibles et mélancoliques. » C'est dans la solitude qu'on approfondit son >> cœur et sa langue, et M. l'Abbé déteste la so» litude; c'est aux champs que Virgile s'écriait: » O ubi campi! et M. l'Abbé n'aime pas les >> champs. Mais ils espèrent bien que ses ta» bleaux légèrement esquissés et ses images de profil plairont aux gens du monde, sans leur » causer la fatigue d'une seule sensation. »>

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Quoiqu'il manque de sensibilité, de philosophie et d'enthousiasme, et quoique M. de Saint-Lambert, Gesner et Tompson aient de tout cela, n'est-il pas admirable qu'il ait été placé fort au-dessus d'eux par la voix publique? et n'est-ce pas moins un autre Virgile que nous avons, comme on vient de l'imprimer? Tant l'éclat des épithètes, quelques formes de style, le mécanisme de certains vers, et surtout la coquetterie des lectures particulières ont excité le zèle des Dames et des gens du monde (1)!

(1) Un homme d'esprit, qui avait des succès fous dans les sociétés, disait: Où n'irai-je point, si les gens de lettres laissent dire les gens dis monde?

« Mais au fond je suis charmé de vous dire, » Monsieur, que ses amis sont vraiment conster» nés de ne pas retrouver au Poëme des Jardins » quelque physionomie des Géorgiques; ils s'at» tendaient que leur poëte aurait rapporté du » commerce de Virgile cette logique lumineuse » qui enchaîne les pensées, les beautés, les épi>>sodes au sujet, ces transitions heureuses, enfin » ce fil secret qui fait que l'esprit suit l'esprit » dans sa route invisible. »

Je me lasse de transcrire les observations malignes qu'accumule le détracteur d'un excellent poëte, d'un homme aimable et qui méritait plus d'égards.

Tout méchant qu'est ce persiflage, il renferme quelques traits de vérité. Le Poëme des Jardins a été plus acheté qu'il n'a été lu, et beaucoup plus lu dans ce moment qu'il ne le sera dans l'avenir; on peut douter même qu'il ait ajouté infiniment à la réputation de l'auteur. Sa Traduction des Géorgiques avait déjà prouvé tout son talent pour les vers; les gens de lettres s'accordent même assez généralement à trouver dans la versification de ses Géorgiques un goût plus pur, une correction plus soutenue, moins de manières et le mérite d'une plus grande difficulté vaincue. On voit, d'un autre côté, si peu d'invention dans le Poëme des Jardins, tant de réminiscences, tant d'imitations des Poëtes étrangers, et surtout de Pope et de Milton, qu'il ne paraît guère s'être élevé dans ce nouveau Poëme au

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