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l'illusion de l'extériorité est redressée, et nous reconnaissons qu'elle est intérieure. Comment se fait ce redressement? Par l'action de la sensation présente. Entre la sensation présente et l'image « il y a un antagonisme, comme il s'en rencontre entre deux groupes de muscles dans le corps humain; pour que l'image fasse son effet normal, c'est-à-dire soit reconnue comme intérieure, il faut qu'elle subisse le contre-poids d'une sensation. Ce contre-poids manquant, elle paraîtra extérieure (p. 447). » L'image peut être définie une répétition ou résurrection de la sensation. En ressuscitant la sensation, elle la remplace; elle est son substitut, c'està-dire une chose différente à certains égards, semblable à d'autres, mais de telle façon que ces différences et ces ressemblances soient des avantages. Ici encore apparaît la loi de substitution. En même temps, on voit se manifester dans la renaissance et l'effacement des images la loi de concurrence vitale et de sélection naturelle. «Chaque sensation faible ou forte, chaque expérience grande ou petite, tend à renaître par une image intérieure qui la répète, et qui peut se répéter elle-même après de très-longues pauses, et cela indéfiniment. Mais comme les sensations sont nombreuses, et à chaque instant remplacées par d'autres, sans trève ni fin, jusqu'au terme de la vie, il y a conflit de prépondérance entre ces images, et, quoique toutes tendent à renaître, celles-là seules renaissent qui possèdent les prérogatives exigées par les lois de la renaissance; toutes les autres demeurent inachevées ou nulles selon les lois de l'effacement (p. 472). »

M. T. nous a montré l'idée réduite à l'image, puis l'image réduite à la sensation. La sensation doit à son tour être soumise à l'analyse. L'analyse de la sensation dégage trois principes importants. «Le premier est que deux sensations successives qui, séparées, sont nulles pour la conscience, peuvent, en se rapprochant, former une sensation totale que la conscience aperçoit. Le second est qu'une sensation indécomposable pour la conscience et en apparence simple, est un composé de sensations successives et simultanées, elles-mêmes fort composées. Le troisième est que deux sensations de même nature et qui diffèrent seulement par la grandeur, l'ordre et le nombre de leurs éléments, apparaissent à la conscience comme irréductibles entre elles et douées de qualités spéciales absolument différentes (p. 275). »

Nous voilà au bout de l'analyse psychologique, à la limite du monde moral. Nous y rencontrons les phénomènes physiologiques. Un autre problème se pose: celui des conditions physiques des événements moraux. Ces conditions physiques se réduisent à des mouvements dont le siége est le système nerveux. Nous avons vu que tous les événements moraux se réduisent à des sensations. Le problème dont il s'agit est donc celui du rapport qui existe entre la sensation et le mouvement, entre la sensation élémentaire et le mouvement nerveux élémentaire. De quelle nature est ce rapport? Ces deux termes, sensation et mouvement, sont-ils réductibles l'un à l'autre? Tout d'abord, ils se présentent à l'esprit comme absolument irréductibles. <«< Un mouvement, quel qu'il soit, dit M. T., rotatoire, ondulatoire ou tout autre, ne ressemble en rien à la sensation de l'amer, du jaune, du froid ou de la douleur. Nous ne pouvons convertir aucune des deux conceptions en l'autre, et partant les deux événements semblent être de qualités absolument différentes; en sorte que l'analyse, au lieu de combler l'intervalle qui les sépare, semble l'élargir

à l'infini (p. 354). » Mais il est po ssible que cette irréductibilité tienne à la manière dont nous les concevons et non à une qualité qu'ils ont, qu'elle soit apparente, non réelle. Il suffit qu'un même fait nous soit connu par deux voies différentes, pour que nous concevions à sa place deux faits différents. Lorsque nous examinons de près l'idée d'une sensation et l'idée d'un mouvement moléculaire des centres nerveux, nous trouvons qu'elles entrent en nous par des voies non-seulement différentes, mais contraires. Donc, nous pouvons croire que les deux faits ne sont au fond qu'un même et unique événement, condamné par les deux façons dont il est connu, à paraître toujours et irrémédiablement double. Reste à comparer les deux points de vue par lesquels nous atteignons l'événement central. Or, l'un de ces points de vue, la conscience, a l'avantage d'être direct; l'autre, qui est la perception extérieure, est indirect; il ne nous renseigne en rien sur les caractères propres de son objet; il nous renseigne simplement sur une certaine classe de ses effets. M. T. conclut que l'événement moral est la réalité, l'événement physique le signe. « Le monde physique, dit-il, se réduit à un système de signes, et il ne reste plus pour le construire et le concevoir en lui-même que les matériaux du monde moral (p. 363). »

Deuxième partie. - Les diverses sortes de connaissances. - Après l'analyse de la connaissance, vient naturellement l'étude des conditions auxquelles la connaissance se constitue, de ses objets considérés en général et de sa portée. C'est la division de la deuxième partie : liv. I, mécanisme général de la connaissance; liv. II, la connaissance des corps; liv. III, la connaissance de l'esprit ; liv. IV, la connaissance des choses générales.

Selon M. T., deux procédés sont employés par la nature pour produire les opérations que nous appelons connaissances: l'un consiste à créer en nous des illusions, l'autre à les rectifier. Pour comprendre ce mécanisme, il faut écarter tout d'abord la théorie de la perception directe, laquelle est entièrement ruinée par la physiologie normale et pathologique du système nerveux. Entre l'impression de l'objet réel sur les nerfs et la perception, il y a toujours un intermédiaire : l'action du centre sensitif. Cet intermédiaire est la condition nécessaire et suffisante de la perception. D'où cette conséquence, que cet intermédiaire doit être considéré comme l'élément essentiel qui entre dans la définition de la perception. «Notre perception extérieure est un rêve du dedans, qui se trouve en harmonie avec les choses du dehors; et au lieu de dire que l'hallucination est une perception extérieure fausse, il faut dire que la perception extérieure est une hallucination vraie. La maladie dégage l'événement interne et le montre tel qu'il est, à l'état de simulacre coloré, intense, précis et situé. En cet état, il ne se confond plus avec les choses; nous pouvons l'en distinguer, et aussitôt, par un juste retour, conclure sa présence pendant la santé et la raison parfaites; il suit de là que, pendant la santé et la raison parfaites, c'est lui que nous prenons pour une chose subsistante autre que nous et située hors de nous (p. 444). » Éviter que la perception se trouve sans objet réel, faire en sorte que l'hallucination soit vraie, ou, si l'on conserve au mot hallucination son sens pathologique, que l'hallucination reste à l'état naissant, n'aboutisse pas, que le travail hallucinatoire soit neutralisé, tel est le travail mental de rectification qui est la condition de la connaissance. Ce travail de rectification est très

simple. Il consiste uniquement dans l'accolement d'une représentation contradictoire. Par cet accolement, la première se trouve affectée d'une négation, en d'autre termes niée à tel ou tel titre, tantôt comme objet extérieur et réel, tantôt comme objet actuel ou présent; et cette opération la fait apparaître, tantôt comme objet interne et imaginaire, c'est-à-dire comme simple représentation et pur fantôme, tantôt comme événement passé ou futur, c'est-à-dire comme souvenir ou prévision (p. 444). »

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Le mécanisme général de la connaissance étant dévoilé, il reste à appliquer la loi de ce mécanisme, à montrer comment se constituent les diverses sortes de connaissances. M. T. commence par les corps; il y est conduit naturellement par la théorie de la perception extérieure. Dans le livre II de la seconde partie, livre consacré à la connaissance des corps, on remarque nombre d'observations et d'analyses empruntées à l'école associationniste anglaise. L'influence des travaux de cette école sur l'esprit de M. T. est incontestable. Il convient toutefois de signaler un point important sur lequel le philosophe français se sépare de Stuart Mill et de M. Bain. Les corps, demande-t-il, ne sont-ils qu'un simple faisceau de pouvoirs ou possibilités permanentes, desquels nous ne pouvons rien affirmer sinon les effets qu'ils provoquent en nous? Bien mieux, comme le pensent Bain et Stuart Mill, d'après Berkeley, ne sont-ils qu'un pur néant, érigé par une illusion de l'esprit humain en substances et en choses du dehors? N'y a-t-il dans la nature que les séries de sensations passagères qui constituent les sujets existants, et les possibilités durables de ces mêmes sensations? N'y a-t-il rien d'intrisèque dans cette pierre?» M. T. veut que la pierre en question soit non-seulement la possibilité permanente de certaines sensations d'un sujet sentant, mais «en outre une série distincte de faits ou d'événements réels ou possibles, événements qui se produiraient encore si tous les êtres sentants faisaient défaut (t. II, p. 58)». Il ne voit pas pourquoi on refuserait de reconnaître dans la pierre cette série de faits ou d'événements réels ou possibles, lorsqu'on trouve tout naturel de l'admettre chez un sujet sentant, homme ou animal, autre que nous-mêmes.

De la connaissance des corps nous passons à celle de l'esprit du moi. L'analyse de M. T. détruit le moi substantiel et métaphysique et ses pouvoirs ou facultés. «En fait d'éléments réels et de matériaux positifs, je ne trouve pour constituer mon être que mes événements et mes états, futurs, présents, passés. Ce qu'il y a d'effectif en moi, c'est leur série ou trame. Je suis donc une série d'événements et d'états successifs, sensations, images, idées, perceptions, souvenirs, prévisions, émotions, désirs, volitions, liés entre eux, provoqués, par certains changements de mon corps et des autres corps, provoquant certains changements de mon corps et des autres corps (t. II, p. 177). » Toute la substance du moi se réduit à un caractère commun de mes événements ou états, qui est d'être internes, caractère qui se rencontre toujours le même à tous les moments de la série, qui, par conséquent, dure et subsiste, et qui, à cause de cela, se détache des autres et s'oppose aux autres. Tous nos pouvoirs et facultés se réduisent à des possibilités : ils ne font que poser comme présentes les conditions d'un événement ou d'une classe d'événements. «Nous sommes tentés d'en faire des entités distinctes, de les considérer comme un fonds primitif, un dessous stable, une source indépendante et

productrice d'où s'épanchent les événements. La vérité est pourtant qu'en soi un pouvoir n'est rien, sauf un point de vue, un extrait, une particularité de certains événements, la particularité qu'ils ont d'être possibles parce que leurs conditions sont données (t. II, p. 476). » Qu'est-ce donc qui constitue la vraie notion du moi? «C'est quelque chose d'assez analogue à ce qui, d'après notre analyse, constitue la substance des corps. Ce quelque chose est la possibilité permanente de certains événements sous certaines conditions, et la nécessité permanente des mêmes événements sous les mêmes conditions plus une complémentaire, tous ces événements ayant un caractère commun et distinctif, celui d'apparaître comme internes (t. II, p. 489). »

Jusqu'ici nous avons considéré les choses particulières; il faut maintenant considérer les choses générales et les idées que nous nous en formons. C'est l'objet du quatrième et dernier livre de la seconde partie. M. T. distingue deux espèces d'idées générales: celles qui sont des copies, c'est-à-dire auxquelles correspondent des caractères généraux fournis par l'examen de la nature; celles qui sont des modèles, c'est-à-dire que nous construisons sans examiner s'il y a dans la nature des objets qui leur correspondent. Il revient ici sur l'importante question du rapport des signes et des idées générales, déjà traitée dans le premier livre. de la première partie. Après quoi nous passons aux jugements généraux et aux propositions nécessaires. Les jugements généraux expriment la liaison des caractères correspondant aux idées générales qui sont des copies. Les propositions nécessaires exposent les rapports des idées générales qui sont des modèles. La liaison des caractères qui correspondent aux idées-copies se découvre par les méthodes que Stuart Mill a si bien exposées, méthode des concordances, méthode des différences, méthode des variations concomitantes, méthode complémentaire de déduction. Les divers rapports des idées-modèles se démontrent. Sur les plus généraux de ces rapports, desquels tous les autres dépendent et qui ont reçu le nom d'axiomes, deux théories ont été émises : celle de Kant et celle de Stuart Mill, Stuart Mill voit dans tous les axiomes des jugements synthétiques a posteriori, c'est-à-dire des jugements d'expérience. Kant y distinguait des jugements analytiques et des jugements synthétiques à priori. M. T. s'éloigne de l'un et de l'autre ; il soutient et s'efforce de montrer que toutes les propositions nécessaires sur lesquelles s'élève l'édifice des mathématiques peuvent être réduites à des jugements analytiques. L'ouvrage se termine par un chapitre sur la raison explicative, où disparaît la ligne de démarcation tracée par l'auteur entre le domaine des jugements inductifs et celui des axiomes, et où nous voyons la nécessité mathématique s'étendre à toute la nature.

Nous aurons à examiner quelques parties de ce beau livre, en marquant nos dissentiments.

Le rédacteur-gérant, F. PILLON.

PARIS,

IMPRIMERIE DE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2

LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

OU VA LA FUSION

Tous nos gouvernements de réaction, depuis quatre-vingts ans, ont rendu hommage aux principes de 89. Hypocrite ou non, cet hommage les a liés. Eux-mêmes se sont sentis retenus par l'instinct de quelque chose dans la nation qui résisterait invinciblement à toutes les entreprises de rétablissement de l'ancien droit public. Aujourd'hui c'est le contraire royalistes et jésuites sentent qu'ils nous tiennent, que nous leur sommes livrés par le malheur des temps. Tout est préparé pour le viol; le méditateur de l'attentat se ceint les reins. Nous allons perdre, avec l'héritage d'honneur de nos pères, toutes les notions de justice et de raison dont ils nous avaient légué le capital sacré.

Le retour de la France au droit divin sera la subordination des principes civils et politiques à la foi religieuse, et des intérêts nationaux à la puissance des prêtres; car la monarchie légitime c'est le sacre: le pape, ses journaux, ses députés, ses évêques, n'ont-ils pas fait ce sacre d'avance? et le sacre, c'est la religion mise à la source du droit; et la religion c'est ici le prêtre, le confessionnal, la direction occulte des familles, le gouvernement affiché des communes. La religion d'État sera donc rétablie en fait. Qu'importe la lettre, morte avant d'être écrite, d'une constitution qui assurerait le contraire? Ne sait-on pas bien quel compte ont coutume de tenir des principes généraux des chartes les législateurs passionnés des temps de réaction, et quel cas en font à leur tour les juges fonctionnaires qui appliquent les lois? Il faut donc que les cultes dissidents s'attendent de la part de la religion dominante à cette sorte de tolérance qui se traduit par les mots gêne, humiliation, défense de parler, défense de circuler. La prostitution est mieux tolérée dans les villes que le protestantisme ne doit s'attendre à l'être sous le règne des petits-fils de Louis XIV restaurés par les jésuites.

Le protestantisme lui-même n'est aux yeux de la religion théocratique qu'une première atteinte portée à l'autorité sacerdotale par des hommes imbus des leçons de l'antiquité profane et de l'histoire, enivrés par la

CRIT. PHILOS.

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