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diminuer, parce qu'il n'y a pas de milieu entre l'être et le néant; parce que rien ne sort du néant et ne peut y rentrer, soit par degrés, soit d'une manière soudaine. La philosophie grecque a effacé dans son esprit le dogme biblique, et le même principe qui l'empêche de croire à la fin du monde le pousse à nier la création ex nihilo.

Quand il dit que le monde a eu un commencement, Lévi ben Gerson entend parler de l'organisation du monde et de la formation des êtres; mais, selon lui, la matière n'a pas commencé, la matière est éternelle. L'intelligence pure, siége des formes intelligibles, n'a pas pu produire la matière, avec laquelle elle n'a rien de commun, qui est même le contraire de l'intelligence. D'un autre côté, on ne saurait nier l'éternité de l'espace; or, l'espace ne peut se concevoir sans la matière; un espace infini, entièrement vide, est une idée contradictoire, insaisissable à la pensée. Donc il a existé de toute éternité une matière première, une matière en puissance, une matière sans forme, qui a reçu la forme de l'intelligence; d'où il résulte que le monde n'est pas plus une émanation de Dieu qu'une œuvre tirée du néant par la puissance de la création. Les seules existences émanées de Dieu, ce sont les intelligences séparées, les intelligences pures qui animent et gouvernent les sphères. On n'a pas oublié que la dernière de ces intelligences, l'intellect actif, est la cause organisatrice, la cause informante de tous les êtres que nous voyons ici-bas."

Si Lévi ben Gerson s'était donné la peine de chercher un sens à la formule péripatéticienne dont il se montre si idolâtre, il se serait bien vite aperçu qu'il

était moins loin qu'il ne croyait du dogme de la création, ou tout au moins de l'opinion qui fait naître le monde sans le concours d'une matière préexistante; car, qu'est-ce qu'une matière dépouillée de toute forme et qui n'existe qu'en puissance, sinon le néant même de la matière?

Ainsi que Maïmonide, Lévi ben Gerson s'efforce de concilier avec les principes de sa philosophie la croyance aux miracles. Il se flatte d'y être parvenu en supprimant les miracles. C'est, en effet, les supprimer que de les subordonner, comme il fait, aux lois qui régissent toute la nature et de les compter parmi les phénomènes naturels. Un miracle, selon lui, n'est ni l'œuvre de Dieu, ni celle d'un homme, si grand qu'il puisse être, fût-il le plus grand des prophètes. Dieu ne descend pas de la sublime contemplation de lui-même et des formes intelligibles comprises dans son essence pour produire dans ce monde misérable où nous vivons un effet plus ou moins propre à frapper notre imagination. Un homme n'a pas le pouvoir de changer les lois de la nature. Qui donc est l'auteur des miracles? C'est l'intellect actif, la puissance qui préside à notre sphère sublunaire, la cause immédiate de tous les phénomènes naturels. Ils consistent dans la réaction ou la résistance que l'intellect actif, dans l'intérêt de la sphère qui lui est confiée et particulièrement dans l'intérêt de l'homme, est obligé d'opposer quelquefois aux influences des sphères supérieures. Mais cette réaction ou cette résistance a lieu suivant certaines lois et se trouve comprise dans l'harmonie générale de l'univers. Aussi peut-elle être prédite comme les autres événements. Quelquefois même elle se réduit à une simple apparence, comme le

miracle de Josué. « Quand Josué disait : Soleil, arrêtetoi sur Gébéon, il ne faut pas croire qu'il a ordonné à cet astre de suspendre son cours et que cette suspension ait eu lieu en effet. Josué souhaitait seulement que la défaite de l'ennemi pût se consommer dans le court espace de temps pendant lequel le soleil s'arrête sur Gébéon, et l'Écriture nous raconte que le soleil, en effet, dans sa course naturelle, n'avait pas plus tôt quitté Gébéon que la déroute de l'ennemi fut achevée 1. »

On aurait tort de voir dans cette explication l'effet d'un incrédule décidé qui, vivant à une époque de foi intolérante, cherche à dissimuler sa pensée. Lévi ben Gerson est parfaitement sincère. Convaincu de l'infaillibilité des Écritures, parce qu'il admet l'existence de la prophétie, il croit qu'il ne s'agit que de les interpréter convenablement pour les mettre d'accord avec la philosophie péripatéticienne. Par là du moins il se rapproche singulièrement de l'auteur du Moré Nébouchim, et l'on ne comprend pas ce jugement qu'a porté sur lui un rabbin orthodoxe du xve siècle : « Les paroles de Maïmonide sont plus souvent vraies que fausses, celles de Lévi ben Gerson plus souvent fausses que vraies. >>

Le volume de M. Weila sa place marquée dans toutes les bibliothèques philosophiques à la suite du magnifique travail de M. Munk. Il en est, en quelque sorte, le complément nécessaire. Nous voudrions cependant qu'il pût être regardé seulement comme une introduction à une œuvre plus considérable. Il serait digne de M. Weil de nous faire connaître, non plus par une

1. M. Weil, p. 259,

analyse, mais par le texte même et par une traduction, sinon le livre tout entier, du moins les parties les plus intéressantes des Combats du Seigneur. Nous ne doutons pas que M. Weil, le jour où il aura été appelé à une situation plus conforme à son mérite et plus favorable aux travaux de l'érudition, ne soit disposé à donner satisfaction à ce besoin de la science.

PÉTRARQUE

ET L'AMOUR PLATONIQUE

M. Mézières, professeur de littérature étrangère à la Faculté des Lettres de Paris, l'auteur d'un savant travail sur Shakespeare, qui a été couronné il y a quelques années par l'Académie française, vient de faire paraître un livre dont le titre seul, Pétrarque, étude d'après de nouveaux documents1, sera d'une grande séduction pour tous les esprits cultivés. Mais ce n'est pas seulement par le nom magique inscrit sur la couverture que la récente publication de M. Mézières se recommande à l'attention du public; c'est l'ouvrage le plus complet et le plus exact qui existe aujourd'hui, soit en France, soit à l'étranger, sur le grand poëte du quatorzième siècle;

1. Un volume in-8° de 435 pages, précédé d'une Introduction de XXXIX pages, Paris, Didier et Ce.

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