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LÉVI BEN GERSON

OU LA PHILOSOPHIE JUIVE AU XIVe SIÈCLE 1

Lévi ben Gerson, autrement appelé Gersonide, et souvent cité par les écrivains chrétiens sous le nom de maître Léon, est, après Maïmonide, le plus grand philosophe que le judaïsme ait produit pendant le moyen âge. Plus hardi que l'auteur du Guide des égarés, l'objet de ses âpres critiques; plus original que celui du Fons vitæ, et plus conséquent; un des auteurs les plus féconds et les plus célèbres du xive siècle, il n'est guère connu aujourd'hui hors de la synagogue, et la synagogue elle-même ne se souvient guère que de ses commentaires sur l'Écriture. Spinosa, à qui il n'a pas pu rester étranger, s'est visiblement inspiré de ses doctrines. Képler le cite avec estime. Le pape Clément VI

1. Philosophie religieuse de Lévi ben Gerson, par Isidore Weil, rabbin, 1 vol. in-8° de 273 pages; Paris, 1868.

a fait traduire en latin un de ses principaux écrits; mais la grande majorité du public et même des philosophes ignore jusqu'à son nom. Une seule page de M. Munk, comprise dans un article de dictionnaire', une intéressante, mais trop courte notice publiée en allemand par M. Joël 2, c'est tout ce qu'il a obtenu de l'érudition philosophique de notre temps, si prodigue de recherches pour des hommes d'une moindre importance. M. Weil a compris qu'il réclamait une étude plus étendue et plus approfondie, et quoique placé dans les circonstances les plus défavorables à une œuvre de ce genre, relégué dans un pauvre village de l'Alsace, privé de conseils et de bibliothèques, il s'est mis vaillamment au travail. Mais hâtons-nous de dire qu'il avait mis le temps à profit pendant les années qu'il passa à Paris en qualité d'élève du séminaire israélite. Après s'être familiarisé avec la langue et la littérature hébraïques, il a pu méditer à loisir le grand ouvrage de Levi ben Gerson, celui qui porte le titre de Guerres ou Combats du Seigneur, et en comparant les exemplaires imprimés avec les divers manuscrits de la Bibliothèque impériale, il a pu faire de longs extraits de la portion inédite de cette vaste compilation; nous voulons parler du deuxième livre, consacré tout entier à l'astronomie et à l'astrologie judiciaire.

C'est, en effet, cette composition curieuse des Combats du Seigneur que M. Weil s'est proposé de nous

1. Dictionnaire des sciences philosophiques, t. III, p. 364. En reproduisant cette page dans les Mélanges de philosophie juive et arabe (1 vol. in-8°, Paris, 1859), M. Munk n'y a ajouté que des notes biographiques et bibliographiques.

2. Une monographie sur Levi ben Gerson, par Joël, in-8°, Breslau, 1867..

faire connaître. Une simple analyse ne suffisait pas; pour en apprécier l'esprit et pour pénétrer dans les intentions de l'auteur, il était nécessaire de le comparer avec les productions les plus importantes de la philosophie juive et arabe du moyen âge, notamment avec les écrits de Maïmonide, d'Averroës et d'Alexandre d'Aphrodise. Ces conditions difficiles, M. Weil les a remplies avec conscience, avec une véritable pénétration, avec un sentiment éclairé des grands problèmes de la métaphysique et une idée précise des différentes solutions qu'elles ont reçues des maîtres de l'antiquité et de la scolastique; aussi son livre, composé avec méthode, rédigé dans un style clair, peut-il être considéré comme une page précieuse ajoutée à l'histoire de la philosophie. Grâce à lui, il sera facile désormais d'éclairer les opinions de Maïmonide par celles de son éternel contradic'eur, et de se faire, par les unes et par les autres, une idée à peu près complète du péripatétisme juif, c'est-à-dire du canal par lequel a passé la scolastique musulmane avant de s'infiltrer dans la scolastique chrétienne. L'auteur du Moré Nébouchim et celui du Mil' hamot Adonai nous représentent, en effet, comme les deux termes extrêmes entre lesquels se meuvent tous les philosophes de leur temps et de leur race. Tous les autres, Yedaïah Pénini de Béziers, l'élégant auteur de l'Examen du monde, Joseph Ibn Caspi et Moïse de Narbonne, deux commentateurs du Guide des égarés; Isaac et Simon Al Balag, le caraïte Aron ben Élie, se rapprochent plus ou moins de celuici ou de celui-là, et quand ils penchent du côté de Ger

1. Nom hébreu des combats du Seigneur.

sonide, couvrent leur pensée d'un voile plus ou moins

transparent.

Avant d'initier ses lecteurs aux doctrines de Lévi ben Gerson, M. Weil aurait voulu leur raconter sa vie. Mais la vie d'un philosophe, d'un poëte ou d'un savant juif du moyen âge ressemble à celle du plus obscur de ses coreligionnaires. Elle se passe dans la terreur et dans les larmes, entre le souvenir des persécutions essuyées la veille et la crainte de celles qu'on aura à souffrir le lendemain. Lévy ben Gerson ne paraît pas avoir échappé à cette situation : «Tels étaient, dit-il, en parlant d'une certaine époque de son existence; tels étaient les malheurs du temps qu'ils rendaient impossible l'exercice de la méditation. » Aussi M. Weil n'a-t-il pu réunir sur son compte qu'un très-petit nombre de renseignements, dispersés comme au hasard dans ses écrits.

Il naquit à Bagnols, dans le Languedoc, vers la fin du xiie siècle, d'une famille d'érudits; car il cite souvent comme exemples des différentes manières dont on peut interpréter l'Écriture sainte, les opinions de son père Gerson et de son grand-père Salomon. On attribue même au premier la Porte du ciel (Schaar haschamaïm), un traité de physique et de métaphysique, qui a été imprimé à Venise, en 1547. Ainsi que Maïmonide, Lévi ben Gerson était médecin. La médecine, la théologie et la philosophie, dans lesquelles étaient toujours comprises la physique, les mathématiques et l'astronomie, étaient alors trois sciences presque inséparables. Mais les préjugés de son temps et de son pays, plus intolérants que ceux que l'auteur du Guide rencontrait chez les musulmans au xi° siècle, ne lui

permettaient pas d'exercer son art. D'un autre côté, il se sentait trop d'indépendance dans l'esprit et le caractère pour chercher un moyen de subsistance dans l'enseignement officiel de la synagogue. A la connaissance de l'hébreu il joignait celle de l'arabe; car c'est en arabe qu'il lisait les œuvres d'Aristote et celles de ses commentateurs alexandrins. Il ignorait donc le grec et n'était pas moins étranger au latin, quoiqu'il ait demeuré longtemps à Avignon, alors la résidence des papes. C'est par des traductions hébraïques, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même, qu'il se tenait au courant des opinions professées par les philosophes chrétiens. Nous avons lieu de supposer que saint Thomas d'Aquin était au nombre de ces philosophes; car nous rencontrons au XIVe siècle un autre adversaire de Maïmonide, Simon Al Balag, qui prisait beaucoup les écrits de l'Ange de l'École. On suit Gersonide dans sa carrière d'écrivain jusqu'en l'année 1340; mais alors on perd ses traces, et rien n'empêche de croire qu'il est mort peu de temps après.

La plus grande partie de sa vie a été employée à écrire des Commentaires; commentaires sur les diverses parties de la Bible, commentaires sur les Commentaires d'Averroës et sur quelques-uns de ses ouvrages originaux. Les premiers, malgré les idées hétérodoxes dont ils sont pénétrés, ont été répandus à profusion avec les innombrables éditions de l'Ancien Testament, sans provoquer contre l'auteur la moindre censure. L'idolâtrie de la Bible rend aveugle comme tout autre idolâtrie. Elle ne permet ni de voir ni de juger ce qu'elle renferme ou ce qu'on met à sa place. Des Commentaires de Gersonide sur Averroës, la plu

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