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ment l'amour, il faut convenir qu'il y a peu de différence entre l'amour et la haine.

Effacer les différences, combler les intervalles, supprimer les oppositions, tel paraît être, en effet, le but constant des efforts de M. Ravaisson; c'est là qu'il faut chercher la source de ses erreurs, ou du moins ce que nous croyons pouvoir appeler ainsi. Esprit essentiellement synthétique, non moins épris du beau que du vrai, non moins et peut-être plus sensible à la voix mystérieuse du sentiment qu'aux éclatantes démonstrations de l'intelligence, ce qu'il cherche par-dessus tout, ce qu'il est impatient d'apercevoir et de montrer aux autres, c'est l'unité, c'est l'harmonie, c'est la puissance merveilleuse, irrésistible et universelle de l'amour. Les distinctions, les divisions, les classifications lui répugnent et lui paraissent être, si je ne me trompe, les derniers vestiges de la scolastique. L'analyse est pour lui comme une œuvre subalterne à laquelle ne doit pas s'arrêter le vrai métaphysicien. Par conséquent, l'observation patiente des phénomènes qui se passent en nous, l'étude analytique de nos idées et de nos facultés, en un mot ce que nous appelons la psychologie, n'est pour lui que d'une médiocre importance. De là l'absence de rigueur et de démonstration, quelquefois de clarté, qu'on observe dans le développement de sa pensée. De là la facilité avec laquelle, malgré les protestations de la conscience, il confond, non par erreur, mais systématiquement, des choses aussi radicalement distinctes que vouloir, penser et aimer, que les fonctions de l'organisme et celles de l'esprit, que l'intelligence et la sensation, que la raison et l'expérience. De là ces formes dubitatives, ce langage plein d'hésitations que

nous avons signalé tout à l'heure. Cette timidité de langage fait un étrange contraste avec la hardiesse des idées et n'est pas un des moindres charmes de son livre.

Oui, la lecture de ce rapport, comme celle des autres écrits de M. Ravaisson, est pleine d'attraits. On y sent la présence de quelqu'un. On est obligé d'y soutenir une lutte comme celle de Jacob avec l'ange. Si l'on n'en sort pas vaincu et mutilé comme le patriarche hébreu, on en sort affligé de la résistance qu'on a été forcé d'opposer à un pareil adversaire. On aimerait mieux lui céder et le suivre dans les sublimes espaces dont il a fait sa demeure; car le sublime ici représente bien l'immensité de l'amour; mais l'amour ne peut tenir lieu de la raison, et sans la raison il n'y a pas de philosophie; sans la raison, la vie même est sans règle et la société sans lois.

M. RENOUVIER'

Lorsqu'on passe sans transition du rapport de M. Ravaisson au travail que M. Renouvier, dans l'Année philosophique, a consacré au même sujet, on éprouve tout d'abord un sentiment de malaise. Il semble que, d'un sommet élevé d'où la vue s'étendait sur une riche et harmonieuse nature, on ait été transporté subitement dans l'enceinte sombre et étroite d'un tribunal ou d'une salle de torture. En effet, de tous les systèmes que M. Renouvier fait successivement comparaître devant lui, nous ne dirons pas pour les juger, mais pour les étendre sur le chevalet de sa critique, il n'y en a pas un, soit parmi les anciens, soit parmi les modernes, qu'il lâche avant de l'avoir mis en lambeaux ou cruellement mutilé. Il suffit d'une seule lettre de plus pour

1. L'Infini, la Substance et la Liberté, par Ch. Renouvier, dans la deuxième année de l'Année philosophique de M. Pillon; in-8°, Paris,

1869.

qu'on puisse appliquer à sa main armée du faisceau des licteurs ce que Juvénal dit de Messaline :

Et lassata virgis sed non satiata recessit.

Il n'y a pas un nom, si illustre qu'il soit, celui de Platon, de Descartes, de Leibniz, qui trouve grâce devant lui. Kant lui-même, dont il est pourtant le disciple, éprouve les effets de sa rigueur. Il l'accuse d'avoir trop dogmatisé et d'avoir, « lui aussi, trahi la liberté tout en la fêtant '. » Il n'est donc pas étonnant que M. Cousin et ses amis soient encore plus maltraités que leurs devanciers; car c'est envers des contradicteurs contemporains qu'on se dispense le plus volontiers d'être juste. A en croire M. Renouvier, l'école éclectique n'a rendu service ni à la philosophie ni à l'enseignement public; elle n'a jamais eu une pensée forte et sincère, et jusque dans ses travaux d'érudition, les seuls peut-être qui soient destinés à lui survivre, on reconnaît la faiblesse de sa logique et l'insuffisance de sa doctrine. Comment d'ailleurs en serait-il autrement? Le fondateur et le chef de cette école n'avait d'autre mérite que la pompe du langage. Un autre de ses maîtres, Maine de Biran, est un penseur sans génie « et même un peu noué 2.

Jouffroy, s'il est vrai qu'il en faille faire honneur à l'éclectisme, a des parties estimables et des sentiments intéressants. Tous les autres, particulièrement ceux qui vivent encore, héritiers plus ou moins fidèles de la tradition de M. Cousin, manquent à la fois de science

1. P. 94.

2. Ibid.

et de méthode, de pénétration et de fermeté, et soit qu'ils attaquent, soit qu'ils se défendent, soit qu'ils exposent leurs propres idées ou celles des maîtres des temps passés, ne prouvent autre chose que leur reldchement intellectuel.

Mais il n'y a pas lieu de s'arrêter à cette suite d'exécutions, où le tempérament paraît avoir plus de part que l'esprit, et qui, pour cette raison même, sont parfaitement inoffensives. Ce qui est seul digne d'intérêt et ce qu'il faut chercher uniquement dans le dernier écrit, dans tous les écrits de M. Renouvier, ce n'est pas ce qu'il pense des philosophes, car il est douteux qu'il accorde ce titre à un autre qu'à lui-même; c'est ce qu'il pense de la philosophie; c'est sa doctrine philosophique et sa façon de la soutenir.

Ainsi que nous le disions tout à l'heure, M. Renouvier est un disciple de Kant, mais un disciple indépendant, et nous n'éprouvons aucune peine à ajouter : un disciple original. Son originalité se manifeste à la fois dans les opinions qu'il défend et dans les objections qu'il oppose aux opinions contraires, mais dans les dernières beaucoup plus que dans les premières. C'est avant tout un dialecticien ; nous ne disons pas un logicien, malgré le culte qu'il professe pour la logique et l'orgueil avec lequel il se pare de sa qualité de mathématicien. Dans le sens qu'on leur donne aujourd'hui, la logique a pour fonctions d'édifier et de démontrer; la dialectique, de réfuter et de détruire. Or, M. Renouvier, l'on ne tardera pas à s'en convaincre, n'édifie pas grand chose et ne démontre rien; le très-petit nombre de propositions affirmatives qu'il substitue à celles qu'il a répudiées, il ne les accepte qu'à titre de croyances,

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