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s'il avait associé au hasard l'erreur et la vérité, l'affirmation et la négation. Pour se faire une idée exacte de l'éclectisme de M. Cousin, il suffit de remarquer que les quatre systèmes dans lesquels, selon lui, viennent se résoudre tous les autres, ne représentent point des doctrines arrêtées, mais des tendances permanentes, des dispositions invariables de l'esprit humain. Les uns sont portés à ne croire qu'à leurs sens, et à n'admettre, dans l'homme comme dans la nature, que des phénomènes sensibles ce sont les sensualistes. Les autres veulent tout expliquer par les idées et les lois de la raison ce sont les idéalistes. Il y a des intelligences difficiles, défiantes, irrésolues, qui, trouvant les sens et la raison également incertains, s'efforcent de garder la neutralité entre leurs témoignages, souvent contraires, et se bornent à rendre compte des motifs de leur abstention: ce sont les sceptiques; enfin il existe en nous un sentiment de l'infini et du divin qui ne peut se confondre ni avec nos sensations ni avec nos idées, et qui prend dans certaines âmes un tel ascendant, que tout le reste disparaît devant lui c'est dans ce sentiment que les mystiques placent le fondement de toute certitude et de toute connaissance véritable.

Ces dispositions existent, elles sont indestructibles, tout en changeant souvent d'expression; elles se manifestent aujourd'hui comme il y a des milliers d'années, et il y a une souveraine injustice à reprocher à M. Cousin de ne les avoir signalées que pour les répudier. Estce que M. Cousin a jamais répudié ou méconnu le rôle de l'expérience, le rôle des sens dans l'observation de la nature; celui du sentiment et de la foi dans les limites où il n'est point contraire à l'exercice de la raison; celui

du doute lui-même quand le doute se réduit aux proportions de la critique et au droit qu'a l'esprit humain de mettre en question toute affirmation sans preuves, toute conclusion précipitée, toute science illusoire et chancelante? Ce que répudie M. Cousin ce sont les excès et l'intolérance de chaque système ou la prétention d'être, à l'exclusion des autres, l'expression complète de l'esprit humain. M. Cousin n'est donc point, comme l'affirme M. Ravaisson, un pur idéaliste, et il n'est pas plus exact de dire qu'il n'a rien ajouté à la doctrine de Royer-Collard et des philosophes écossais. De Royer-Collard nous n'avons que des fragments sur quelques points circonscrits de la question de l'origine des idées. Les Écossais ne nous ont laissé que des essais épars sur des problèmes de psychologie qu'aucun lien logique n'unit entre eux. M. Cousin, dans les nombreux volumes qui portent son nom, n'a rien oublié, n'a rien négligé de ce qui intéresse directement la philosophie. La philosophie de l'histoire et l'histoire de la philosophie, la métaphysique, la morale, la politique, la philosophie des beaux-arts et surtout cette chère psychologie, objet de sa constante prédilection, la base de tout son édifice, ont occupé tour à tour et quelquefois en même temps sa vigoureuse et ardente intelligence. Si lui aussi il a laissé de nombreux fragments, fruit de sa jeunesse, il a du moins su en tirer dans son âge mûr un ouvrage magistral, qui restera devant la postérité son plus grand titre de gloire.

En disant que M. Cousin, soit dans l'histoire de la philosophie, soit dans l'étude directe de l'âme humaine par la conscience, n'a pas plus méconnu le rôle du sentiment que celui de l'intelligence, nous avons répondu

d'avance au reproche que lui fait M. Ravaisson d'être resté étranger « aux choses de l'âme et du cœur. » M. Ravaisson n'a-t-il donc pas lu comme tout le monde, dans le livre que nous venons de rappeler, ces admirables leçons où les sentiments les plus exquis du cœur humain sont analysés et expliqués avec autant de finesse que de grâce? L'on n'est pas moins étonné de voir M. Cousin accusé de confondre la charité avec la justice, quand il est le premier et peut-être le seul de tous les philosophes qui, dans un morceau devenu populaire, ait défini avec une précision vraiment scientifique les caractères distinctifs et la corrélation nécessaire de ces deux vertus. Un autre morceau non moins connu, et, dans tous les cas, non moins digne de l'être, celui qui sert d'introduction à sa magnifique édition des œuvres inédites de Proclus, démontre surabondamment qu'il ne confond pas davantage la religion avec le mysticisme, et que le mysticisme lui-même, qui n'est jamais tout à fait étranger aux croyances religieuses, n'a pas trop à se plaindre de lui. Comment donc M. Cousin s'est-il montré injuste pour la religion? Si nous avions le triste courage de fournir des armes à ses adversaires, nous dirions plutôt qu'il l'a trop ménagée, et que, pour vivre en paix avec elle, il lui a quelquefois sacrifié l'indépendance de la philosophie. Telle n'est point évidemment la pensée de M. Ravaisson.

Il faut donc que nous cherchions à son accusation un autre sens. Peut-être fait-il un crime à M. Cousin d'avoir rendu la religion solidaire de l'usage qu'il a fait lui-même de la raison, ou d'avoir voulu montrer que ses opinions philosophiques ne diffèrent pas, au fond, des dogmes religieux. S'il en est ainsi, M. Ravaisson a

prononcé contre lui-même, car il n'a pas évité cette injustice, si c'en est une. Il trouve, par exemple, dans la génération éternelle du Fils de Dieu et dans le mystère de l'incarnation une confirmation éclatante de ses idées sur la génération des êtres par la substance divine, et sur la manifestation de l'esprit divin sous les formes diverses, nous allions dire sous les espèces de la matière. Aussi, dès aujourd'hui, est-il traduit devant l'opinion comme un impie, comme un déserteur des saines croyances, comme un contempteur du dogme de la création, par conséquent comme un panthéiste; et ce qu'il y a pour lui de plus douloureux, et de plus curieux pour le public, c'est qu'on affirme que son panthéisme n'est qu'une servile reproduction de celui de M. Cousin, à l'époque où M. Cousin enseignait encore cette erreur, répudiée à la fin de sa vie par une métaphysique plus conforme à la révélation chrétienne. Tel, est le sens d'une brochure anonyme écrite évidemment par un ecclésiastique, peut-être par un prélat philosophe de notre connaissance, et qui a paru sous ce titre La Genèse de l'univers d'après MM. Félix Ravaisson et Victor Cousin. Il y a là de quoi faire réfléchir les philosophes qui s'accusent les uns les autres de manquer de respect à la religion.

II

rap

Avoir pratiqué l'éclectisme d'une manière équivoque et incomplète, avoir dédaigné ou méconnu le rôle qui appartient au sentiment, avoir manqué de justice envers la religion, ce ne sont point les défauts les plus graves que M. Ravaisson ait découverts dans la philosophie de M. Cousin. Elle en a un autre, à ses yeux, qui suffirait à lui seul pour la faire condamner, qui contient, selon lui, le véritable principe de sa ruine. M. Cousin pense que le champ de l'expérience est limité, et qu'il y a des vérités, non-seulement des ports et des lois, mais des existences, que nous ne pouvons connaître que par notre raison, ou par les idées universelles et nécessaires qui constituent l'invariable fonds de notre intelligence. Par l'expérience des sens, nous connaissons les phénomènes du monde extérieur. Par l'expérience de la conscience ou du sens intime, nous nous apercevons nous-mêmes comme une cause et comme une substance, comme une réalité plus durable que celle des simples faits. Mais la cause première, la substance éternelle, l'infini, la loi qui doit servir de règle à notre volonté, la perfection qui doit être le but de nos désirs, nous ne pouvons les atteindre que par notre raison; ils ne se révèlent à notre esprit que par nos idées.

Selon M. Ravaisson, l'expérience suffit à tout, em

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