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M. RAVAISSON'

I

Non, malgré de sinistres prédictions, la métaphysique n'est pas près de mourir dans la patrie de Descartes et de Malebranche. On peut même assurer qu'elle a été rarement plus vaillante et plus jeune que dans ce moment. Il suffit, pour en rester convaincu, de parcourir d'un œil attentif le volume qui fait la matière de cette étude. En nous offrant à la fois un résumé et une critique d'une foule d'intéressants écrits publiés récemment sur les différentes branches de la philosophie, il forme par lui-même un ouvrage d'une incontestable originalité, qui a excité, lorsqu'il a paru il y a quelques années,

1. La Philosophie en France au XIXe siècle, par Félix Ravaisson, membre de l'Institut; in-8°, Paris, 1868. Ce volume fait partie de la collection des Rapports publiés sous les auspices du ministère de l'instruction publique à l'occasion de l'Exposition universelle de 1867,

une espèce d'émotion bien calmée aujourd'hui et remplacée par une impression plus durable.

Ce qui fait l'intérêt capital de cette remarquable publication, ce ne sont point les idées dont l'auteur s'est constitué l'historien, ce sont celles qu'il expose et défend en son propre nom. M. Ravaisson est un métaphysicien à la façon de l'antiquité et du xvn siècle. Le système auquel il s'est arrêté après de longues années de méditations et d'érudites recherches renferme pour lui la dernière raison des choses, la suprême solution de tous les problèmes qui se rapportent à l'ensemble des existences, à la nature comme à l'homme, à la matière comme à l'esprit, à la vie comme à la pensée. C'est en quelque sorte du haut de ce système qu'il passe en revue, qu'il examine et qu'il juge toutes les doctrines nées en France pendant ces soixante-dix dernières années, non-seulement les doctrines philosophiques, mais les doctrines physiologiques quand elles remontent au principe de la vie et de l'organisation. Elles lui semblent vraies ou fausses dans la proportion où il les croit conformes ou contraires à sa propre manière de voir. C'est sur la même mesure que se règlent l'importance historique qu'il leur reconnaît et le degré d'attention qu'il leur accorde. De là un mode de répartition tout personnel, tout subjectif, dirait-on en Allemagne, dont les effets sont de nature à causer quelque surprise. Ainsi, croirait-on que de Maistre et de Bonald, qui, pendant dix ou quinze ans, ont exercé sur les esprits une si prodigieuse influence, soient complétement exclus de ce tableau de la philosophie française au XIXe siècle? Une seule fois, à l'occasion de la question du langage, le nom

de l'auteur de la Législation primitive est prononcé ; mais cela ne suffit pas pour faire connaître sa philosophie à demi platonique, à demi condillacienne, où la métaphysique, si justement chère à M. Ravaisson, sert de fondement à la politique et à la législation. Il y a aussi dans les œuvres si originales, quoique aujourd'hui si délaissées, de Ballanche, une foule d'ingénieuses observations qui méritaient d'être recueillies et signalées. La Vision d'Hébal nous offre à elle seule une conception philosophique du caractère le plus élevé.

Un autre nom dont l'absence fait dans le rapport de M. Ravaisson une regrettable lacune, c'est celui de l'abbé Bautain. Un des premiers et des plus brillants disciples de M. Cousin, M. Bautain, devenu professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Strasbourg, adopta plus tard les doctrines de Kant et de Fichte, puis de l'école de Kant, et tout en gardant les conclusions négatives de la Critique de la raison pure, il passa à l'école de Bonald, qu'il essaya de rajeunir par le mysticisme de Baader et une sorte de gnosticisme particulier, bizarre mélange de scepticisme et de foi, de science et d'imagination, de soumission, nous oserons même dire de superstition et d'audace, de chimie et de pneumatologie. La Psychologie expérimentale et la Philosophie du christianisme sont deux singuliers livres sur lesquels l'historien de la philosophie contemporaine peut difficilement garder le silence. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que M. Bautain, au moins à Strasbourg, a été considéré pendant longtemps comme un

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1. Dans une nouvelle édition, publiée en 1859 chez Didier, en deux volumes in-18, elle a pour titre : L'Esprit humain et ses facultés.

chef d'école, et qu'à son enseignement se rattache un incident curieux de l'histoire des rapports de la philosophie et de la théologie au XIXe siècle. M. Bautain, professeur de philosophie dans une Faculté, ayant déclaré la raison humaine radicalement impuissante et incapable de démontrer l'existence de Dieu; ayant, par suite de cette conviction, cherché un abri dans la foi, et ayant poussé la foi jusqu'à revêtir l'habit ecclésiastique, jusqu'à fonder une espèce d'ordre religieux voué à la conversion des sceptiques et des infidèles, fut mis en demeure par son évêque, M. de Trévern, ou de rester interdit de toute fonction religieuse, notamment de la prédication, ou de reconnaître que la raison n'était pas étrangère à l'idée de Dieu, et qu'elle pouvait, sans le secours de la révélation, fournir des preuves de son existence.

L'abbé Bautain nous fait penser à deux autres prêtres qui ont bien mérité de la philosophie. L'un est M. l'abbé Fabre, un excellent esprit qui continue, en la rajeunissant, la tradition à la fois cartésienne et augustinienne des Bossuet, des Fénelon, des Malebranche, des Gerdil. L'autre est M. l'abbé Michaud, auteur d'un volume sur Guillaume de Champeaux qui n'intéresse pas moins les discussions de notre temps que celles du XIe siècle.

L'aimable Laromiguière, mentionné en passant à propos de M. Taine, n'est point traité selon sa valeur. Il appartenait à M. Ravaisson moins qu'à tout autre d'oublier que les Leçons de philosophie, objet de la cri

1. Il a publié un Cours de philosophie ou Nouvelle exposition des principes de cette science, en deux volumes in-8°, dont l'un a paru en 1863, et l'autre en 1867, chez Durand.

tique de deux maîtres illustres, ont rendu à l'activité de l'âme humaine ses droits méconnus, et ont commencé contre la doctrine de la sensation transformée cette réaction spiritualiste dont le Rapport sur la philosophie française du xix siècle est un des plus éclatants résultats. Ni Azaïs, ni le baron Massias, ni même Joseph Droz ne sont parvenus au même degré d'importance et d'autorité; mais ils méritaient au moins d'être cités. Le Système des compensations du premier et l'Art d'être heureux du dernier appelaient peut-être un rapprochement dont un esprit aussi ingénieux et aussi pénétrant que M. Ravaisson aurait tiré un excellent parti. A coup sûr, un chef d'école comme M. Buchez, un historien de la philosophie et un philosophe aussi fécond que M. de Gérando réclamaient impérieusement une place de quelque étendue. Leurs noms mêmes ne sont point prononcés, tandis que tel écrivain vivant et parfaitement obscur, dans le double sens du mot, inintelligible et inconnu, obtient les honneurs d'une discussion qui remplit deux fois plus d'espace que celle du système de Lamennais. Nous ne voulons pas trop insister sur ces omissions, car il ne serait pas difficile, je le crois, de nous convaincre de la même faute; il suffit de quelques exemples pour que lecteurs et auteur se tiennent sur leurs gardes.

On voit qu'il n'est pas donné à tout le monde de comparaître à la barre de M. Ravaisson; mais ceux qui sont admis à son audience trouvent en lui un juge d'une indulgence sans limites. Ce n'est point qu'il soit indifférent entre les opinions opposées qui se disputent la victoire dans le champ de la métaphysique. M. Ravaisson, comme nous le verrons bientôt, n'est pas seule

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