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que je ferai aussi le moins. » Il est nécessaire d'ajouter que, dans la pensée de M. Janet, cette règle n'est applicable qu'à une société idéale, qu'à des âmes dépouillées de toutes les faiblesses humaines et parvenues dès cette vie au dernier terme de la perfection, mais qu'à prendre les hommes tels qu'ils sont, elle est de beaucoup au-dessus de leurs forces. En tous cas, elle ne peut être suivie que par le plus petit nombre, et dès qu'elle ne l'est point par tous, il faut que la société se défende par un autre principe, moins sublime, il est vrai, mais d'une application plus générale et plus facile : ce principe est celui du droit.

J'en demande pardon au savant auteur de l'Histoire de la philosophie morale et politique, je n'ai aucune idée d'une morale qui n'est faite que pour des anges, pour de purs esprits, pour Dieu lui-même peut-être, c'est-à-dire pour des natures qui n'en ont pas besoin. La seule morale que nous puissions comprendre et dont il nous soit permis de parler, c'est celle qui s'adresse à la nature humaine, celle qui trace leurs devoirs aux hommes et à la société. Or, si vous êtes convaincu que ni les hommes ni la société ne trouveront jamais en eux assez de lumière et assez de force pour se conduire uniquement d'après le principe de la charité, alors ne dites plus que ce principe suffit pour résoudre tous les problèmes de la vie morale et sociale.

Comment en effet la charité pourra-t-elle se passer du droit, ou, selon l'expression pittoresque de M. Janet, comment la charité pourra-t-elle dévorer le droit, de manière qu'il n'y ait plus rien pour la régler ni la contenir? Le droit, dans sa plus grande extension, sous sa forme la plus générale et dans son caractère le plus es

sentiel, c'est le respect de la liberté, parce que la liberté est la condition du devoir, la condition de la dignité et de la responsabilité humaines. Là où il n'y a pas de liberté, vous chercherez en vain le droit, vous ne le trouverez nulle part, pas plus dans l'ordre civil que dans l'ordre politique, pas plus chez l'individu que dans la société entière. La charité, ce n'est pas simplement l'amour de l'homme, c'est l'amour de l'homme pour l'amour de Dieu et d'après l'idée qu'on s'est faite de la nature divine. La charité est donc subordonnée à un dogme, c'est de là qu'elle tire sa chaleur et sa force; autrement elle n'est plus que la pitié, une froide bienveillance ou l'amour abstrait de l'humanité. Supposez maintenant ou un homme ou un pouvoir qui ne reconnaisse que ce principe et qui, loin de tenir compte de la liberté, de respecter en elle le principe inviolable du droit, la considère comme une faculté dangereuse, corrompue et égarée par le péché; plus cet homme ou ce pouvoir seront sincères, honnêtes, ardents dans leur foi, plus la charité sera exposée à dégénérer dans leurs mains en abominable tyrannie. Ils se croiront tout permis contre le corps pour sauver l'âme; contre un individu, une famille, une génération même, pour sauver les générations futures; contre une secte infectée du germe de l'erreur, pour garantir de la contagion la partie saine de la société; contre les sentiments naturels qui font notre bonheur et notre dignité en ce monde, pour nous reconquérir, nous et nos descendants, à la vie éternelle. En vain me direz-vous que l'amour qui me porte à me dévouer à mes semblables exclut nécessairement la pensée de leur faire du mal. Si l'amour seul doit être mon guide, si l'amour n'est

pas réglé et contenu par le droit, s'il n'est pas subordonné au respect de la liberté humaine, et si en un mot le droit n'est pas une chose aussi nécessaire et aussi sainte que la charité, je soutiendrai toujours que celuilà seul aime véritablement qui, pour procurer le bien de l'objet aimé, ne se laisse émouvoir ni par ses larmes ni par ses souffrances, et ne craint pas, pour lui assurer une félicité sans bornes, de lui infliger quelques tourments éphémères.

« On n'est pas toujours ami en épargnant ni toujours ennemi en frappant. Les blessures d'un ami valent mieux que les baisers trompeurs d'un ennemi. Il vaut mieux aimer avec sévérité que de tromper avec douceur. Il est plus humain d'ôter le pain de la bouche à celui qui, sûr de son pain, négligera la justice, que de rompre le pain avec lui pour qu'il se repose dans les séductions de l'injustice. On dit que l'Écriture n'autorise pas l'emploi de la force. Mais n'est-il point écrit : << Contraignez d'entrer tous ceux que vous rencontrerez?»>

Qui parle ainsi? Qui fait cette proposition impie de soumettre la pensée à la force brutale et de frapper un homme, non pour le mal qu'il a fait, mais pour celui qu'il pourrait faire? C'est une des âmes les plus élevées et les plus tendres, un des plus beaux génies qui aient honoré l'humanité et l'Église. C'est saint Augustin, appelant sur les Donatistes le glaive des persécutions. Pour entraîner à de tels excès un homme de ce caractère, il ne fallait rien moins que les égarements inévitables de la charité quand elle n'est pas contenue dans les limites du droit, quand elle n'est pas subordonnée au respect de la liberté.

Saint Augustin n'est pas le seul qui ait parlé ce langage. Ses maximes ont trouvé faveur chez tous ceux qui ont comme lui ignoré le droit, méprisé la liberté et mesuré leur pouvoir sur les autres à l'ardeur de leurs propres passions, sanctifiées sous les beaux noms de la charité et de la foi. Nous les entendons retentir à travers tout le moyen âge, où elles produisent autant de mal et suscitent autant d'atrocités qu'auraient pu le faire les plus implacables haines. Nous les retrouvons au xvie et au XVIIe siècle, glorifiées et mises en action par les sectes les plus opposées. Protestants et catholiques, gallicans et ultramontains, jansénistes et molinistes les adoptent avec un égal enthousiasme. Calvin, à peine échappé au bûcher, fait brûler Michel Servet, et Théodore de Bèze écrit tout exprès un lourd traité pour justifier cette belle action. Déjà, avant lui, le doux Mélanchton avait réclamé pour le pouvoir civil le droit de punir les hérétiques, c'est-à-dire ceux qui ne le seraient pas à sa manière. On sait avec quelle jubilation fut accueilli par Bossuet l'acte odieux par lequel Louis XIV, en massacrant et en poussant à l'exil plus de trois cent mille de ses sujets, causa pour longtemps l'affaiblissement et la ruine de la France. Domat, dans son bel ouvrage, le janséniste Domat, après avoir assisté à la ruine de Port-Royal et à la dispersion de ses amis, se fait à son tour l'apôtre des persécutions religieuses.

C'est M. Janet lui-même qui nous fournit la plupart de ces arguments. C'est lui qui, dans son curieux et excellent livre, nous fait connaître le plus grand nombre de ces faits par une analyse consciencieuse, souvent spirituelle, toujours instructive, des écrits et

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des doctrines les plus remarquables de chaque époque. C'est ainsi que dans les rares occasions où sa pensée, habituellement si claire et si saine, donne lieu à quelques doutes, il nous offre, par l'abondance et l'impartialité de ses recherches, les moyens de la combattre ou de la compléter.

J'ai voulu surtout, jusqu'ici, étudier en lui l'historien de la morale. Je vais essayer maintenant de le suivre à travers les vicissitudes de la politique.

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La politique des anciens m'inspire la même réflexion que j'ai déjà faite sur leur morale et leur philosophie. Soit qu'on l'interroge sur ses institutions ou sur ses doctrines, sur ses actes ou sur ses principes, on peut dire qu'elle nous a livré tous ses secrets, et que la seule tâche qu'elle nous laisse à accomplir, c'est de la juger. Je me trompe notre jugement même ne lui manque pas. Tout le monde aujourd'hui s'accorde à reconnaître que la politique de l'antiquité reposait sur une seule base : la toute-puissance de l'État sur l'individu, et par conséquent sur la famille, ou l'absorption de l'individu et de la famille dans l'État. Quelle que fût la forme du gouvernement, monarchique ou républicarne, aristocratique ou populaire, les droits de l'État restaient les mêmes, et l'individu n'était pas plus libre au fond sous une constitution que sous une autre. La masse du peuple était rarement pour lui un maître

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