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aussi loin assurément que Spinosa et que certains philosophes et savants de nos jours, dans la proscription des causes finales. Il ne veut pas même qu'on puisse affirmer que l'œil est fait pour voir.

Ce qu'il y a de plus singulier dans cette opinion, c'est que nous paraissant aujourd'hui et ayant toujours paru panthéiste ou athée, Descartes se croie autorisé à la soutenir dans l'intérêt de la grandeur et de la sagesse de Dieu. « Nous ne nous arrêterons pas, dit-il1, à exa<«< miner les fins que Dieu s'est proposées en créant le << monde et nous rejetterons entièrement de notre phi<«<losophie la recherche des causes finales, car nous ne « devons pas tant présumer de nous-mêmes que de <«< croire que Dieu nous ait voulu faire part de ses con«seils. » Il complète sa pensée en écrivant à Gassendi qu'en matière de morale, où les conjectures sont permises, il peut être édifiant de rechercher quelle fin Dieu s'est réservée en créant l'univers. « En physique, où «toutes choses doivent être appuyées de solides rai« sons, cela serait inepte 2. » Est-ce pousser assez loin le mépris de ce genre de spéculation qu'un des plus éloquents disciples de l'école cartésienne, Fénelon, développera un jour avec tant de complaisance dans le Traité de l'existence de Dieu ?

Cependant, en dépit des explications soit de la mécanique, soit de la physique et de la chimie, on ne pourra jamais séparer l'idée de finalité de l'idée même d'organisation et de vie. Mais en dehors des limites de la vie, dans le domaine de la physique proprement dite, Descartes avait raison. Aussi, que de services n'a-t-il

1. Principes, 1re partie; M. Bouillier, t. I, p. 174.

2. Réponse aux objections de Gassendi; M. Bouillier, ibid.

point rendus à cette science, en dépit des hypothèses qu'il y a introduites! D'abord il l'a affranchie des formes substantielles, des qualités occultes, des sympathies et des antipathies, et de tant d'autres chimères qui tenaient la place de l'observation et du calcul. Ensuite il y a fait des découvertes réelles, comme celles des lois de la réfraction et des rapports qui existent entre les révolutions de la lune et le phénomène des marées. Sa théorie de la lumière et de la chaleur est à peu près celle qui est adoptée aujourd'hui. Pour lui aussi, la chaleur n'est que du mouvement, et, par conséquent, le mouvement peut se convertir en chaleur. C'est à lui que la mécanique est redevable de ce principe : que le mouvement ne se perd pas et qu'il y a toujours, dans le monde, la même quantité de mouvement. Ce principe, que Leibniz lui a emprunté en le transportant à la force vive, c'est la revanche de la définition qui réduit la matière à l'étendue, et la réconciliation de sa physique avec sa métaphysique. Il n'y a pas jusqu'à l'hypothèse des tourbillons, la plus belle, selon d'Alembert, que jamais le génie de l'homme ait conçue, qui n'ait contribué à affranchir l'astronomie de la servitude théologique qui pesait encore sur elle, et à lui préparer dans l'avenir de plus brillantes destinées.

Nous allons voir comment ces idées furent accueillies par la société du xvIIe siècle et quelle influence elles exercèrent sur les esprits.

II

C'est en Hollande, où il passa la seconde partie de sa vie et où il publia tous ses ouvrages, que Descartes rencontra ses premiers disciples et jeta les fondements de cette domination intellectuelle qui, s'étendant bientôt à la France, à l'Italie, à l'Allemagne, à la Suisse et à l'Angleterre, ne devait pas durer moins d'un siècle et demi. Les Hollandais, au commencement du xvn siècle comme aujourd'hui, et peut-être plus qu'aujourd'hui, étaient un peuple de marchands médiocrement curieux de spéculations philosophiques et trop occupé de ses affaires intérieures pour se mêler de celles de l'univers. Aussi n'est-ce point dans la société, ou ce qu'on appelle particulièrement le monde, que Descartes répandit les germes de sa doctrine, mais dans les corporations vouées à l'enseignement, à la méditation et à la science, dans les universités et les églises. On ne peut pas faire une exception pour la princesse Elisabeth, que l'auteur des Méditations, pendant son séjour à Endegeest, près de la Haye, initia une des premières à sa méthode et à ses idées; car la fille de l'Electeur palatin Frédéric V n'était point du pays. Refugiée avec sa mère dans la capitale de la Hollande, elle devait la quitter bientôt pour son abbaye de Herforden, dont elle fit une académie entièrement vouée au culte du cartésianisme.

Ne relevant que d'elles-mêmes dans une république fédérative où les villes et les provinces unies avaient

gardé une grande indépendance, et joignant aux avantages de cette situation exceptionnelle le principe protestant du libre examen, les universités et les églises hollandaises étaient parfaitement préparées à accueillir dans leur sein la nouvelle philosophie. Il ne faut donc pas nous étonner si en 1638, un an après la publication du Discours de la Méthode, la Hollande comptait déjà deux professeurs cartésiens, Réneri et Regius, suivis de près par Van Hoogland, professeur de médecine à l'université de Leyde. Ils avaient reçu directement, à l'exception de Regius, les leçons du maître, et celui-ci, avant de quitter les Pays-Bas pour aller mourir en Suède, eut la satisfaction de voir une nombreuse jeunesse se presser autour des chaires qui s'étaient vouées à la propagation de ses pensées.

Toutes les universités sont gagnées successivement par l'esprit nouveau. L'exemple donné par celles d'Utrecht et de Leyde est suivi par celles de Groningue, de Franéker, de Nimègue, et il n'y a pas jusqu'à l'Ecole illustre de Bréda qui ne finisse par devenir une école cartésienne. Ce ne sont pas seulement les . professeurs de médecine, de physique ou de philosophie qui enseignent la méthode et les principes du cartésianisme, mais aussi les professeurs de théologie. Ce sont de graves docteurs et des ministres de l'Evangile chargés de préparer la jeunesse aux fonctions du sacerdoce, qui appliquent le doute méthodique à l'interprétation des saintes Ecritures. Tel est le but que poursuivent, avec plus ou moins de franchise, Heerebord, Pierre Burmann, Abraham Heidanus, Wittichius, Maresius, Jean Schuler, Lambert Welthuysen, tous professeurs de théologie ou docteurs de la même

Faculté. L'un d'entre eux, Wittichius, professeur à l'université de Leyde, poussa la hardiesse jusqu'à se faire révoquer par un synode. Un autre, Abraham Heidanus, voyant un cartésien de l'université de Louvain, un prédécesseur de Spinosa, Geulinx, chassé de sa chaire à cause de ses doctrines, ne craignit pas, au risque de passer pour son complice, de lui offrir un asile et de le couvrir publiquement de sa protection. C'est à Maresius que nous devons une traduction française du Traité des passions de l'âme.

En France, les choses se passèrent autrement. Placées sous la double autorité du roi et de l'Église, surveillées en outre par les parlements, qui avaient défendu à Ramus, sous peine de la hart, d'enseigner une autre logique que celle d'Aristote, les universités ne se prêtaient pas facilement à un changement de doctrine. Les nouveautés leur étaient trop funestes pour qu'elles ne missent pas le plus grand soin à les exclure de leur sein. Quand elles consentirent à les admettre, c'est qu'elles avaient cessé depuis longtemps d'être des nouveautés. Aussi n'est-ce qu'au milieu du xvII° siècle qu'on les voit lentement se convertir à la philosophie cartésienne, quand Descartes commence à être détrôné dans l'opinion publique par Locke et par Condillac.

Soit parce qu'elles sont moins surveillées du dehors en raison de la confiance qu'elles inspirent naturellement, soit parce que la solitude, l'absence des soucis de la vie et l'habitude de la méditation les rendent plus curieuses des recherches de l'esprit humain dans les voies de la spéculation pure, les congrégations religieuses se montrent plus hardies. La philosophie car

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