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de l'intelligence. Il se contente de soutenir que, matérielle ou indivisible, il n'y a aucune raison de croire qu'elle soit immortelle.

Enfin, dans un écrit qui appartient aux dernières années de sa vie, dans son traité de la Nutrition1, il fait un pas décisif, il affirme positivement la matérialité de l'âme et de l'intelligence. «Quand nous observons, dit-il, que la chair est étendue et qu'elle emprunte cependant la vie à l'âme, il nous est difficile d'imaginer que l'âme elle-même ne soit pas étendue. D'ailleurs l'âme nutritive est comprise dans l'âme sensitive, et celle-ci dans l'âme intellectuelle. La première étant étendue, divisible, matérielle, pourquoi la dernière ne le serait-elle pas2. »

II

En descendant des hauteurs de la métaphysique à une question de physiologie, en considérant l'étroite dépendance qui existe, d'une part entre l'intelligence et la sensibilité, d'une autre part entre la sensibilité et la vie organique, Pomponace a pu prendre parti pour la matérialité de l'âme humaine; mais cette opinion, exprimée une seule fois peut-être, dans un des moins importants de ses ouvrages, n'en fait pas un matérialiste, Elle ne change rien à l'idée qu'il s'est faite de

1. Bologne, 1521.

2. De nutritione et augmentatione, lib. I, cap. II; M. Fiorentino, p. 174.

l'ensemble des êtres. L'homme, pour lui, tient toujours le milieu entre deux termes extrêmes : les intelligences pures, absolument indépendantes de la matière, et l'âme des bêtes, absolument confondue avec elle, incapable de s'élever au-dessus de la sensation, de concevoir autre chose que les images transmises par les organes jusqu'au cerveau. L'intelligence de l'homme est ainsi faite que, ne pouvant s'exercer que sur un objet sensible, elle est cependant supérieure aux sens dont le ministère lui est indispensable; car dans le sensible elle découvre l'intelligible, et dans le particulier l'universel.

Comment l'intelligence peut-elle être supérieure aux sens, par conséquent au corps, en même temps qu'elle est inséparable et qu'elle ne peut se passer des organes? Voilà un point sur lequel Pomponace ne s'est point clairement expliqué. Mais quand on réfléchit aux termes dont il se sert pour exprimer sa pensée, on s'aperçoit que, malgré l'imperfection de son langage et de leur analyse, et en tenant compte de la distance qui sépare un péripatéticien de la Renaissance du philosophe le plus original du xvi® siècle, il a, par sa psychologie comme par sa morale, quelque analogie avec l'auteur de la Critique de la raison pure. Si l'intelligence, non l'intelligence en général, mais celle de l'homme, lui paraît supérieure au corps, c'est comme sujet et non comme objet; comme siége de la pensée on comme faculté, non comme substance, comme être à part. Un pas de plus, un peu plus de décision dans les idées, un peu plus de clarté dans l'expression, et nous aurions eu ici la distinction du subjectif et de l'objectif, comme nous rencontrerons tout à l'heure

celle de la raison pratique et celle de la raison spéculative.

Ce qu'il dit de l'intelligence, Pomponace, dans un autre de ses écrits, l'applique à la volonté. « La volonté, << dit-il, ne peut se manifester sans un instrument cor« porel; mais, douée qu'elle est de la faculté de choi«sir, elle est cependant au-dessus des choses corpo«relles. Elle est, à certains égards, matérielle, puis« qu'il faut un organe pour agir; elle est immatérielle << sous un autre point de vue, car elle peut exercer son << activité au-dessus du corps. Le corps lui est néces«<saire comme objet, non comme sujet1. » Il en est de même de la raison, qui agit sur la volonté, ou de l'intelligence pratique. L'intelligence pratique excite le désir, qui, à son tour, excite les esprits et les autres instruments nécessaires au mouvement 2.

Il n'y a donc pas une seule de nos facultés, des facultés que nous attribuons à l'âme, qui puisse se passer du corps et s'exercer sans le concours des organes. Or, s'il en est ainsi, qu'est-ce qui nous autorise à croire que l'âme survivra au corps? Comment pourraitelle continuer de penser et de vouloir quand elle sera séparée de ces instruments aujourd'hui indispensables à l'exercice de sa volonté et de son intelligence? Cette objection contre la distinction substantielle de l'âme et du corps et contre le dogme de l'immortalité a souvent changé de forme; mais elle est restée pour le fond

1. « Nam quamquam voluntas sine re corporali non potest in opus « exire, est tamen supra res corporales in eligendo; partim enim est ma«terialis, quare supra corpus operari potest; indiget enim corpore ut <«< objecto et non subjecto. » (De incant., cap. XII.)

2. De act. reali; De immortal., c. IX.

telle que Pomponace la présentait en 1516, et aucun de ceux qui l'ont reproduite plus tard, soit au nom de la philosophie, soit au nom de la physiologie, n'en a usé avec plus de discrétion. Sans se prononcer dans un sens ou dans un autre, il se contente de dire que ni la raison ni l'expérience ne nous prouvent que l'âme puisse exister séparément, et que lui attribuer une telle existence est une affirmation purement arbitraire1; qué l'immortalité de l'âme est un de ces problèmes neutres qui ne peuvent êtré résolus par la raison ni dans un sens positif, ni dans un sens négatif; que, l'âme fût-elle indivisible, il n'en résulte pas quelle soit immortelle, et que rien ne prouve qu'elle soit indivisible. Mais ce que la science ne démontre pas, la foi peut l'affirmer, parce que la science et la foi sont deux choses complétement différentes et même opposées. La première dépend de la raison, qui obéit à des lois inflexibles; aussi rien au monde ne peut contraindre à accepter pour vraie une proposition qu'elle a jugée fausse ou seulement douteuse. La seconde, au contraire, la foi, dépend de la volonté, et la volonté peut se résoudre à croire ce qui est incompréhensible à la raison3.

On avait dit avant Pomponace que l'immortalité de l'âme ne pouvait être reconnue à la lumière naturelle de la raison, et qu'il fallait l'accepter comme un article

1. « Modusque ille essendi separatus nulla ratione vel experimento pro«‹ batus, sed sola voluntate positus. » (De immortal., cap. IX.)

2. « Sic itaque existimo quod sive intellectus ponatur indivisibilis, sive << extensus, nihil cogit ipsum esse simpliciter immortalem; verum nihil « magis placet ipsum ponere inextensum. » (Apol., lib. I, c. I.) 3. Defensorium, ch. XXIX; Fiorentino, p. 54.

de foi au nom de la révélation1; mais personne encore ne s'était avancé jusqu'à soutenir que la foi est un acte de volonté absolument indépendant des lois de l'intelligence et que rien n'empêche de se mettre en opposition avec elle. Cette proposition était plus blessante pour les théologiens que toutes les difficultés qu'on avait pu réunir contre l'immortalité de l'âme et le dogme de la vie future.

Si la philosophie peut et doit même se rendre indépendante de la religion, il ne lui est pas permis de se placer dans la même situation relativement à la morale. L'idée qu'elle se fait de la destinée de l'homme est étroitement liée à celle qu'elle a conçue de sa nature. Le but qu'elle propose à son existence, la tâche qu'elle lui prescrit de remplir, est nécessairement en rapport avec ses facultés et avec la durée dans laquelle elles sont circonscrites. Or, si elles ne doivent point s'étendre au-delà de cette vie, si elles sont destinées à périr avec ces frêles organes qui leur servent d'instruments, pourquoi, au lieu de les consacrer à l'accomplissement du devoir, à la pratique de la vertu, ne les ferions-nous pas servir uniquement à notre bien-être, à notre plaisir, à l'assouvissement de nos passions, sans nous inquiéter de ce qui est bien et de ce qui est mal, de ce qui est permis ou défendu par les lois de la conscience? Comment supposer que l'homme aime la vertu et qu'il se détourne du vice s'il n'a rien à espérer ni à craindre, s'il n'y a pour lui ni récompense ni châtiments après la mort?

1. C'est ce qu'affirme expressément Nifo dans son Traité de l'intelligence, publié vingt-quatre ans avant le Traité de l'immortalité. Voyez Fiorentino, p. 186.

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