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pétuellement ceux qui les relisent et de renouveler les sources d'idées au voisinage des leurs.

La vie de La Rochefoucauld est difficile,et même, selon moi, impossible à traiter avec détail. Né en 1613, entré dans le monde à seize ans, toute sa première jeunesse se passe sous Louis XIII; c'est là qu'il est chevaleresque et romanesque, c'est là qu'il est dévoué, c'est là que son ambition première et généreuse se déguise à elle-même en pur amour, en sacrifice pour la reine persécutée, et se prodigue en mille beaux actes imprudents que Richelieu sut rabattre sans les trop punir. Nous ne faisons qu'entrevoir ce premier La Rochefoucauld, nous ne le connaissons pas. La Fronde, où il nous apparaît et où il se dessine, ne l'offre plus déjà qu'intéressé ouvertement et gâté. Son amour pour madame de Longueville n'est plus un amour de jeunesse, c'est une intrigue de politique autant et plus qu'un intérêt de cœur. La conduite de La Rochefoucauld pendant la Fronde, on peut l'affirmer en général, n'a rien de beau. Toutefois, après qu'on s'est emparé de ses propres aveux à lui-même, après qu'on a écouté sur son compte des adversaires tels que Retz et qu'on a recueilli leurs paroles, il n'y a plus qu'à passer outre sans insister. Un célèbre écrivain de nos jours, qui s'est récemment déclaré le partisan et le chevalier de madame de Longueville,

M. Cousin, a intenté contre La Rochefoucauld un procès dont la seule idée me semble peu soutenable. Venir après deux siècles s'interposer entre une maîtresse aussi subtile et aussi coquette d'esprit, aussi versatile de cœur que la sœur des Condé et des Conti, et un amant aussi fin, aussi délié, aussi roué si l'on veut, que M. de La Rochefoucauld; prétendre sérieusement faire entre les deux la part exacte des raisons ou des torts; déclarer que tout le mal est uniquement d'un côté, et de l'autre sont toutes les excuses; poser en que ces termes la question et s'imaginer de bonne foi qu'on l'a résolue, c'est montrer par cela même qu'on porte en ces matières la ferveur d'un néophyte, qu'on est un casuiste de Sorbonne ou de Cour d'amour peut-être, mais un moraliste très peu: Un Du Guet qui aurait été, par impossible, le confesseur ou le directeur des deux amants, un Talleyrand qui se serait vu, durant des années, leur ami intime, l'un et l'autre, Talleyrand et Du Guet, mettant en commun leur expérience et les confidences reçues, seraient, j'imagine, fort en peine de prononcer. Laissons donc cette querelle interminable et toujours pendante entre madame de Longueville et M. de La Rochefoucauld. Celui-ci eut des torts, cela nous suffit; il en eut en amour et en politique; il manqua cette partie importante de sa vie, et, quand même la Fronde

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aurait obtenu quelque succès et aurait amené quelque résultat, il n'aurait encore donné de lui que l'idée d'un personnage brillant, mais équivoque et secondaire, dont la pensée, les vues et la capacité ne se seraient point dégagées aux yeux de tous.

Le mérite et la supériorité de M. de La Rochefoucauld sont ailleurs. Vaincu, évincé des premiers et des seconds objets de son ambition, rejeté dans son fauteuil par l'âge, par la goutte, par l'attrait de la douceur sociale et de la vie privée, il trouve à raisonner sur le passé, à en tirer des leçons ou plutôt des remarques, des maximes, qui s'appliquent aux autres comme à lui. Il se plaît à ce jeu, il se met à rédiger chaque pensée avec soin, et tout aussitôt avec talent: une sorte de grandeur de vue se mêle insensiblement sous sa plume à ce qui ne semblait d'abord que l'amusement de quelques après-dînées. Un peu de gageure s'y glisse encore; il y a un système qu'il soutient agréablement et sur lequel on lui fait la guerre autour de lui. Il tient bon, il se pique de le retrouver partout, même dans les cas les plus déguisés. Le philosophe, l'homme du monde, l'homme qui joue aux maximes, se confondent en lui. Dans l'exquis et excellent petit livre qu'il laissa échapper en 1665, et auquel est à jamais attaché son nom, il faut tenir compte de ces per

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7 sonnages divers, et, selon moi, n'en point presser trop uniquement aucun.

A y voir un système, le livre de La Rochefoucauld ne saurait être vrai que moyennant bien des explications et des traductions de langage qui en modifieraient les termes. Sans doute il est vrai que l'homme agit toujours en vue ou en vertu d'un principe qui est en lui et qui le pousse à chercher sa satisfaction, son intérêt et son bonheur. Mais ce bouheur et cet intérêt, où le place-t-il ? La nature a réparti aux hommes des dons singuliers, des facultés diverses, dont le mouvement se prononce avant même que la réflexion soit venue (1). C'est une des beautés et l'un des charmes de la jeunesse et du génie que de se produire et d'éclater avant tout raisonnement, et de s'élancer vers

(1) Saint Paul, parlant le langage de la Grâce, a dit, pour marquer cette diversité des conditions et des vocations « Chacun tient de Dieu son don propre, l'un d'une façon, l'autre d'une autre. » (Première Epitre aux Corinthiens, chap. 7, verset 7.) - Et dans son langage tout naturel, Homère, introduisant Ulysse déguisé sous le toit d'Eumée, lui fait dire : «J'aimais de tout temps les vaisseaux garnis de rames; j'aimais les combats, les javelots acérés et les flèches, tout ce qui paraît triste et terrible à beaucoup d'autres. Tout cela me charmait, c'était ce qu'un Dieu m'avait mis dans le cœur: car chaque homme prend diversement plaisir à des œuvres diverses. » (Odyssée, XIV, 228.) Ce que Virgile a traduit moins gravement par ces mots : Trahit sua quemque voluptas.

son objet par une impulsion première irrésistible. Il est de grandes âmes en naissant, qui, sorties de belles et bonnes races longuement formées à la vertu, et qui, puisant dans cet héritage de famille une ingénuité généreuse, se portent tout d'abord vers le bien de leurs semblables avec tendresse, avec effusion et sacrifice. Ce sacrifice même leur est doux ; cette manière d'être, qui mène souvent à bien des renoncements et des dangers, leur est chère c'est là leur idéal d'honneur et de bonheur, elles n'en veulent point d'autre. Appellerez-vous amour-propre ce mobile qui les pousse ? C'est, il faut en convenir, un amour-] r-propre très particulier et qui ne ressemble pas à ce qu'on entend communément sous ce nom.

Je sais bien que Fontenelle a dit : « Les mouvements les plus naturels et les plus ordinaires sont ceux qui se font le moins sentir : cela est vrai jusque dans la morale. Le mouvement de l'amour-propre nous est si naturel, que le plus souvent nous ne le sentons pas, et que nous croyons agir par d'autres principes. » La Rochefoucauld, de même, a dit avec plus de grandeur : « L'orgueil, comme lassé de ses artifices et de ses différentes métamorphoses, après avoir joué tout seul tous les personnages de la comédie humaine, se montre avec un visage naturel, et se découvre par sa fierté; de sorte qu'à proprement parler, la

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