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304 LETTRE DU CHEV. DE MÉRÉ.

ne s'y mêlent. Le plus sensible est celui de l'amour; mais il passe bien vite si l'esprit n'est de la partie Et comme les plaisirs de l'esprit surpassent de bien loin ceux du corps, il me semble aussi que les extrêmes douleurs corporelles sont beaucoup plus insupportables que celles de l'esprit. Je vois de plus que ce qui sert d'un côté nuit d'un autre; que le plaisir fait souvent naître la douleur, comme la douleur cause le plaisir, et que notre félicité dépend assez de la fortune et plus encore de notre conduite.-Je l'écoutois doucement quand on nous vint interrompre, et j'étois presque d'accord de tout ce qu'il disoit. Si vous me voulez croire, Madame, vous goûterez les raisons d'un si parfaitement honnête homme, et vous ne serez pas dupe de la fausse honnêteté.

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rançois, duc de la Rochefoucauld, auteur des Réflexions morales, naquit en 1613.

Son éducation fut négligée, mais la nature suppléa à l'instruction.

Il avoit, dit Mme de Maintenon, une physionomie heureuse, l'air grand, beaucoup d'esprit, et peu de savoir.

Le moment où il entra dans le monde étoit un temps de crise pour les mœurs nationales: la puissance des grands, abaissée et contenue par l'administration despotique et vigoureuse du cardinal de Richelieu, cherchoit encore à lutter contre l'autorité, mais à l'esprit de faction on avoit substitué l'esprit d'intrigue.

L'intrigue n'étoit pas alors ce qu'elle est auourd'hui elle tenoit à des mœurs plus fortes, et

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s'exerçoit sur des objets plus importants. On l'employoit à se rendre nécessaire ou redoutable; aujourd'hui elle se borne à flatter et à plaire. Elle donnoit de l'activité à l'esprit, au courage, aux talents, aux vertus même; elle n'exige aujourd'hui que de la souplesse et de la patience. Son but avoit quelque chose de noble et d'imposant : c'étoit la domination et la puissance; aujourd'hui, petite dans ses vues comme dans ses moyens, vanité et la fortune en sont le mobile et le terme. Elle tendoit à unir les hommes; aujourd'hui elle les isole. Plus dangereuse alors, elle embarrassoit l'administration et arrêtoit les progrès d'un bon gouvernement; aujourd'hui, favorable à l'autorité, elle ne fait que rapetisser les âmes et avilir les mœurs. Alors, comme aujourd'hui, les femmes en étoient les principaux instruments; mais l'amour, ou ce qu'on honoroit de ce nom, avoit une sorte d'éclat qui en impose encore, et s'ennoblissoit un peu en se mêlant aux grands intérêts de l'ambition; au lieu que la galanterie de nos jours, dégradée elle-même par les petits intérêts auxquels elle s'associe, dégrade et l'ambition et les ambitieux.

L'esprit de faction se ranima à la mort de Richelieu. La minorité de Louis XIV parut aux grands un moment favorable pour reprendre quelque influence sur les affaires publiques. M. de la Rochefoucauld fut entraîné par le mouvement général, et des intérêts de galanterie concoururent à l'engager dans la guerre de la Fronde. guerre ridicule, parce qu'elle se faisoit sans objet, sans plan et sans chef, et qu'elle n'avoi

pour mobile que l'inquiétude de quelques hommes plus intrigants qu'ambitieux, fatigués seulement de l'inaction et de l'obéissance.

Il étoit alors l'amant de la duchesse de Longueville. On sait qu'ayant été blessé au combat de Saint-Antoine, d'un coup de mousquet qui lui fit perdre quelque temps la vue, il s'appliqua ces deux vers connus de la tragédie d'Alcyonée de Duryer :

Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux, J'ai fait la guerre aux rois, je l'aurois faite aux dieux..

Lorsqu'il se brouilla ensuite avec madame de Longueville, il parodia ainsi ces vers:

Pour ce cœur inconstant, qu'enfin je connois mieux, J'ai fait la guerre aux rois; j'en ai perdu les yeux.

On voit, par la vie du duc de la Rochefoucauld, qu'il s'engageoit aisément dans une intrigue, mais que bientôt il montroit pour en sortir autant d'impatience qu'il en avoit mis à y entrer. C'est ce que lui reproche le cardinal de Retz, et ce qu'il attribue à une irrésolution naturelle qu'il ne sait comment expliquer.

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Il est aisé, ce me semble, de trouver dans le caractère de M. de la Rochefoucauld une cause lus vraisemblable de cette conduite. Avec sa louceur naturelle, sa facilité de mœurs, oût pour la galanterie, il lui étoit difficile de ne as entrer dans quelque parti, au milieu d'une our où tout étoit parti, et où l'on ne pouvoit Ester neutre sans être au moins accusé de foi

blesse. Mais, avec cette raison supérieure, cette probité sévère, cet esprit juste, conciliant et observateur, que ses contemporains ont reconnus en lui, comment eût-il pu s'accommoder longtemps de ces intrigues où le bien public n'étoit tout au plus qu'un prétexte; où chaque individu ne portoit que ses passions et ses vues particulièsans aucun but d'utilité générale; où les affaires les plus graves se traitoient sans décence et sans principes; où les plus grands intérêts étoient sans cesse sacrifiés aux plus petits motifs; qui étoient enfin le scandale de la raison comme du gouvernement?

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L'esprit de parti tient à la nature des gouvernements libres: il peut s'y concilier avec la vertu et le véritable patriotisme. Dans une monarchie, il ne peut être suscité que par un sentiment d'indépendance, ou par des vues d'ambition personnelle, également incompatibles avec un bon gouvernement; il y corrompt le germe de toutes les vertus, quoiqu'il puisse y mettre en activité des qualités brillantes qui ressemblent à des vertus.

C'est ce que M. de la Rochefoucauld ne pouvoit manquer de sentir. Ainsi, quoiqu'il eût été une partie de sa vie engagé dans les intrigues de parti, où sa facilité et ses liaisons sembloient l'entretenir malgré lui, on voit que son caractère le ramenoit à la vie privée, où il se fixa enfin, et où il sut jouir des charmes de l'amitié et des plaisirs de l'esprit.

On connoît la tendre amitié qui l'unit jusqu'à la fin de sa vie à madame de La Fayette. Les Lettres de madame de Sévigné nous apprennent

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