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LETTRE

DU

CHEVALIER DE MÉRÉ (1).

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ous voulez que je vous écrive, Madame, et vous me l'avez commandé de si bonne grâce et si galamment, que je n'ai pu vous le refuser.... Et peut-être qu'il seroit encore de plus mauvais air de vous manquer de parole que de ne vous rien dire d'agréable. Quoi qu'il en soit, vous

(1). Cette lettre fait partie du Recueil de celles du chevalier de Méré (1682). M. Sainte-Beuve l'a citée dans ses Derniers portraits littéraires (Paris, Didier, 1852, in-12, page 116), en la faisant précéder des réflexions suivantes :

« La dernière lettre que j'ai à produire, et qui est restée jusqu'ici enfouie dans le Recueil, qu'on ne lit pas, est d'un tout autre caractère que la précédente, et d'un intérêt moral tout particulier: elle nous rend la conversation d'un des hommes qui causaient le mieux, avec le plus de douceur et d'insinuation, de ce La Rochefoucauld qui n'avait de chagrin que ses Maximes, mais qui, dans le commerce de la vie, savait si bien recouvrir son secret d'une enveloppe flatteuse. La lettre du chevalier nous le montre devisant et moralisant dans l'intimité; si fidèle qu'ait voulu être le secrétaire, on sent, à le lire, qu'il n'a pu tout rendre, et l'on découvre bien, par-ci par-là,

me donnez le moyen de me sauver de l'un et de l'autre, en m'ordonnant de vous rapporter la conversation que j'eus avant-hier avec M. de La Rochefoucauld, car il parla presque toujours, et vous savez comme il s'en acquitte. Nous étions dans un coin de chambre, tête à tête, à nous entretenir sincèrement de tout ce qui nous venoit dans l'esprit. Nous lisions de temps en temps quelques rondeaux où l'adresse et la délicatesse s'étoient épuisées. Mon Dieu! me dit-il, que le monde juge mal de ces sortes de beautés ! Et ne m'avouerez-vous pas que nous sommes dans un temps où l'on ne se doit

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pas trop mêler d'écrire ? Je lui répondis que j'en demeurois d'accord, et que je ne voyois point d'autre raison de cette injustice, si ce n'est que la plupart de ces juges n'ont ni goût ni esprit. Ce n'est pas tant cela, ce me semble, reprit-il, que je ne sais quoi d'envieux et de malin qui fait mal prendre ce qu'on écrit de meilleur. Ne vous l'imaginez pas, je vous prie, lui repartis-je, et soyez assuré qu'il est impossible de connoître le prix d'une chose excellente sans

quelque solution de continuité dans ce qu'il rapporte : « Il » y a, dit La Rochefoucauld, des tons, des airs, des maniè>> res qui font tout ce qu'il y a d'agréable ou de désagréa»ble, de délicat ou de choquant dans la conversation. >> Mais, quoique tout cela s'évanouisse dès qu'on écrit, on croit saisir dans le mouvement prolongé du discours quelque chose même de ces tons qui faisaient de ce penseur amer un si doux causeur, et qui attachaient en l'écoutant. Cette page du chevalier devrait s'ajouter dans les éditions de La Rochefoucauld, à la suite des Réflexions diverses, dont elle semble une application vivante. La lettre est adressée une duchesse dont on ne dit pas le

nom.»>

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l'aimer, ni sans être favorable à celui qui l'a faite. Et comment peut-on mieux témoigner qu'on est stupide et sans goût, que d'être insensible aux charmes de l'esprit ? - J'ai remarqué, reprit-il, les défauts de l'esprit et du cœur de la plupart du monde, et ceux qui ne me connoissent que par là pensent que j'ai tous ces défauts, comme si j'avois fait mon portrait. C'est une chose étrange que mes actions et mon procédé ne les en désabusent pas. Vous me faites souvenir, lui dis-je, de cet admirable génie (1) qui laissa tant de beaux ouvrages, tant de chefsd'œuvre d'esprit et d'invention, comme une vive lumière dont les uns furent éclairés et la plupart éblouis. Mais, parce qu'il étoit persuadé qu'on n'est heureux que par le plaisir, ni malheureux que par la douleur (ce qui me semble, à le bien examiner, plus clair que le jour), on l'a regardé comme l'auteur de la plus infâme et de la plus honteuse débauche, si bien que la pureté de ses mœurs ne le put exempter de cette horrible calomnie. Je serois assez de son avis, me dit-il, et je crois qu'on pourroit faire une maxime que la vertu mal entendue n'est guère moins incommode que le vice bien ménagé n'est agréable. -Ah! monsieur, m'écriai-je, il s'en faut bien garder; ces termes sont si scandaleux, qu'ils feroient condamner la chose du monde la plus honnête et la plus sainte.-Aussi n'usé-je de ces mots, me dit-il, que pour m'accommoder au langage de certaines gens qui donnent souvent le

(1) Epicure.

que

nom de vice à la vertu, et celui de vertu au vice. Et parce que tout le monde veut être heureux, et c'est le but où tendent toutes les actions de la vie, j'admire que ce qu'ils appellent vice soit ordinairement doux et commode, et que la vertu mal entendue soit âpre et pesante. Je ne m'étonne pas que ce grand homme ait eu tant d'ennemis ; la véritable vertu se confie en elle-même, elle se montre sans artifice et d'un air simple et naturel, comme celle de Socrate. Mais les faux honnêtes gens, aussi bien que les faux dévots, ne cherchent que l'apparence; et je crois que, dans la morale, Senèque étoit un hypocrite, et qu'Epicure étoit un saint. Je ne vois rien de si beau que la noblesse du cœur et la hauteur de l'esprit. C'est de là que procède la parfaite honnêteté, que je mets au-dessus de tout, et qui me semble à préférer, pour l'heur de la vie, à la possession d'un royaume. Ainsi, j'aime la vraie vertu comme je hais le vrai vice; mais, selon mon sens, pour être effectivement vertueux, au moins pour l'être de bonne grâce, il faut savoir pratiquer les bienséances, juger sainement de tout, et donner l'avantage aux excellentes choses pardessus celles qui ne sont que médiocres. La règle, à mon gré, la plus certaine, pour ne pas douter si une chose est en perfection, c'est d'observer si elle sied bien à toutes sortes d'égards; et rien ne me paroît de si mauvaise grâce que d'être un sot ou une sotte, et de se laisser empiéter aux préventions. Nous devons quelchose aux coutumes des lieux où nous vivons, pour ne pas choquer la révérence publique, quoique ces coutumes soient mauvaises; mais nous ne

que

devons que de l'apparence: il faut les en er et se bien garder de les approuver dans son r, de peur d'offenser la raison universelle qui condamne. Et puis, comme une vérité ne va ais seule, il arrive aussi qu'une erreur en atbeaucoup d'autres. Sur ce principe qu'on doit haiter d'être heureux, les honneurs, la beauté, aleur, l'esprit, les richesses et la vertu même, - cela n'est à désirer que pour se rendre la vie éable. Il est à remarquer qu'on ne voit rien our ni de sincère, qu'il y a du bien et du mal en es les choses de la vie, qu'il faut les prendre s dispenser à notre usage, que le bonheur de l'un it souvent le malheur de l'autre, et que la vertu l'excès comme le défaut. Peut-être qu'Aristide ocrate n'étoient que trop vertueux, et qu'Alcile et Phédon ne l'étoient pas assez; mais je ne si, pour vivre content et comme un honnête ame du monde, il ne vaudroit pas mieux être ibiade et Phédon qu'Aristide ou Socrate. Quande choses sont nécessaires pour être heureux, is une seule suffit pour être à plaindre; et ce t les plaisirs de l'esprit et du corps qui rendent vie douce et plaisante, comme les douleurs de a et de l'autre la font trouver dure et fâcheuse. plus heureux homme du monde n'a jamais tous plaisirs à souhait. Les plus grands de l'esprit, tant que j'en puis juger, c'est la véritable gloire les belles connoissances, et je prends garde que gens-là ne les ont que bien peu, qui s'attachent aucoup aux plaisirs du corps. Je trouve aussi que s plaisirs sensuels sont grossiers, sujets au dégoût pas trop à rechercher, à moins que ceux de l'esprit

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