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même temps ceux de Villoison, s'unirent pour blâmer la conduite du savant éditeur. Il faut savoir que Villoison s'occupait depuis longtemps d'une édition critique du traité grec de Cornutus De Natura Deorum; que dès l'année 1775, dans une lettre adressée au Suédois Biœrnstæhl, il lui rendait un compte détaillé de son travail sur cet écrivain et des recherches auxquelles il s'était livré pour éclaircir la théologie des stoïciens. Cet ouvrage, qui était demeuré inédit, a été publié à Goettingue en 1844, par M. Osann, qui y a joint des notes et des éclaircissements fort utiles. Du reste, et je me plais à le dire, ce procédé dont M. de Sainte-Croix avait eu à se plaindre ne produisit entre lui et Villoison qu'un refroidissement passager. Bientôt ces deux savants reprirent l'un pour l'autre les sentiments d'amitié qui les avaient unis jusqu'à cette époque, et qui se maintinrent sans interruption jusqu'au moment où la mort vint en rompre les liens.

Bientôt Villoison vit un nouveau champ s'offrir à ses doctes investigations. Le roi venait de le choisir pour aller explorer la Grèce, dans le but principalement de recueillir les inscriptions antiques et les manuscrits qui pouvaient avoir échappé aux ravages du temps et à la main dévastatrice des hommes. Fier d'une pareille mission, qui flattait si bien ses goûts et lui offrait tant de chances de découvertes précieuses, il eut le courage d'abandonner une seconde fois une femme bien aimée et de s'exposer volontairement aux hasards d'une expédition lointaine. Il trouvait dans cette circonstance un avantage inappréciable, celui d'accompagner son noble confrère à l'Académie le comte de Choiseul-Gouffier, qui allait remplir les fonctions importantes d'ambassadeur de France près la Porte ottomane. Dans la même société se trouvait un poëte brillant, trop oublié aujourd'hui, je veux dire l'abbé Delille. Arrivé à Constantinople, en 1785, Villoison, confrère et ami de l'ambassadeur, fut obligé de se répandre dans la haute société française et étrangère et d'assister à toutes les fêtes brillantes où les représentants des différentes cours déployaient à l'envi leur luxe et leur magnificence. (1)

Villoison ne tarda pas à s'arracher aux plaisirs de Constantinople pour aller remplir la noble mis

(1) Je me rappelle à ce sujet une anecdote que je lui ai entendu raconter, et qui avait excité chez lui un sentiment de terreur bien légitime. Dans un bal que donnait le comte de Choiseul-Gouffier, il se trouvait parmi les nombreux invités une jeune Grecque d'une beauté parfaite, d'une figure vraiment angélique. Tous les assistants etaient empressés autour de cette aimable personne, lui prodiguaient les adulations les plus flatteuses, et briguaient le plaisir de danser avec elle. Le lendemain on apprit que la peste régnait dans la famille de la jeune Grecque, et que le matin même de la fête son frère, encore en bas age, était mort sur ses genoux, par suite de cette terrible maladie. Tous ceux qui faisaient partie de cette réunion, ceux surtout qui avaient pressé la main de la danseuse, restèrent glacés d'effroi, craignant de voir à tout instant surgir sur leur corps des bubons pestilentiels. Heureusement cette inquiétude ne se réalisa pas; et la jeune Grecque ainsi que les danseurs n'éprouvèrent aucune atteinte du redoutable fléau.

sion à laquelle l'avait appelé la confiance du roi. Il dirigea d'abord sa course vers les îles de l'Archipel. Embarqué souvent sur de frêles esquifs, bravant les périls d'une mer orageuse, les attaques des pirates, les ravages de la peste, il pénétrait partout où il espérait réaliser les deux grands objets de son voyage, la découverte des inscriptions inconnues et la recherche des manuscrits on le voyait, la tête couverte d'un immense chapeau de paille, accompagné de son fidèle domestique Joseph, qui portait un vase plein d'eau et une éponge, parcourir les campagnes, sous les rayons d'un soleil ardent, et observer avec le plus grand soin si l'on foulait aux pieds une inscription. Dès qu'un de ces monuments s'offrait à nos explorateurs, on s'occupait aussitôt à laver la pierre, afin d'enlever la terre qui remplissait les lettres, et à faire reparaître une inscription qui souvent était restée inaperçue depuis un temps immémorial. Villoison eut bien des fois la satisfaction de faire en ce genre des découvertes aussi importantes qu'inespérées. Quant aux manuscrits, ses recherches furent complétement infructueuses; il ne trouva nulle part un seul ouvrage, un seul fragment, d'un écrivain de l'antiquité, pas même un volume des extraits rédigés par ordre de l'empereur Constantin Porphyrogénète. Les bibliothèques des divers couvents n'offrirent à ses regards que des livres ascétiques, des ouvrages de controverse (1).

Je ne suivrai point le savant voyageur au travers de ses courses aventureuses. Parlant avec facilité la langue grecque vulgaire, accueilli avec empressement par les hommes du rang le plus élevé, il aimait à se mêler aux gens du peuple, aux paysans, sûr de retrouver parmi eux des locutions et des usages antiques, qui se conservent plus sûrement chez eux que dans les classes supérieures de la société. Il se plaisait à répéter qu'il existait une foule de passages d'Aris

(1) Qu'il me soit permis à cette occasion de rapporter une anecdote, qui n'a pas sans doute un grand caractère de gravité, mais dont le souvenir s'était conservé dans la Grèce longtemps après le voyage de Villoison. Ce savant, étant monté sur une petite barque, fut jeté par un coup de vent sur un flot désert, qui ne lui offrait pour aşile qu'une chapelle abandonnée, et pour nourriture que des herbes sauvages et des coquillages. Il fallut rester durant trois semaines dans une situation si peu attrayante. Le voyageur, on peut le croire, s'ennuyait mortellement de son oisiveté et des tristes aliments qui étaient seuls à sa disposition. Joseph lui disait Journellement : « Avouez, monsieur, que nous sommes bien mal ici; que nous étions beaucoup mieux à Paris, daus la rue de Bièvre. » Enfin, un hasard heureux vint les arracher à cette triste position. Villoison, épuisé par ce jeûne si désagréablement prolongé, était à peine arrivé sur le continent, qu'il fut invité par des Grecs à un repas de noces. Sur la table figurait un cochon de lait rôti. On le présente à Villoison, pour qu'il en choisit le morceau qui lui conviendrait le mieux. Mais le savant convive, emporté par un appétit fougueux, et absorbé d'ailleurs par le feu de la conversation, au lieu de faire circuler le plat, le garda devant lui, et mangea l'animal tout entier. Sans sortir de sa distraction, il tendait son assiette pour réclamer une nouvelle part, lorsque le désappointement de ses commensaux lui révéla qu'il venait de consommer à lui seul un plat destiné pour une nombreuse compagnie.

tophane dont le sens véritable ne lui avait été révélé que depuis son voyage en Grèce, attendu qu'il avait rencontré chez les classes inférieures du peuple les proverbes, les expressions familières auxquels fait allusion le poëte comique. Après avoir parcouru trente-quatre îles de l'Archipel, il se rendit ensuite au mont Athos, dont il explora avec un soin minutieux les vingt-six bibliothèques. Mais là ses espérances furent encore complétement déçues : il n'y trouva que des ouvrages ascétiques ou des livres de controverse religieuse. Quelques personnes avaient supposé que Villoison, dont le caractère avait quelque chose de peu grave, n'avait gagné qu'imparfaitement la confiance des moines, qui avaient montré peu d'empressement à lui communiquer leurs richesses littéraires; mais cette conjecture manque d'exactitude. Il paraît bien démontré que ces pauvres religieux n'avaient ni la volonté ni le pouvoir de soustraire aux recherches de leur hôte des manuscrits tant soit peu précieux (1). Ensuite il visita Athènes, la contrée voisine et le Péloponnèse. Ce fut près des ruines de l'ancienne Sparte qu'il trouva les Tzaconiotes, descendants des Lacédémoniens, et dont le langage lui offrit le dialecte dorique presque dans sa pureté primitive. Il rédigea sur les lieux une grammaire et un dictionnaire de cet antique idiome. Revenu en France, en 1787, il s'empressa de communiquer à l'Académie un sommaire du résultat de ses recherches. Il annonça à cette compagnie de nombreux mémoires relatifs au même objet. Peu de temps après son retour il perdit la femme aimable qu'il chérissait, mais dans la société de laquelle il n'avait pu passer qu'un bien petit nombre d'années. A la même époque il conçut le plan de son Voyage historique en Grèce; cet ouvrage devait offrir pour chacun des lieux qu'avait parcourus le docte explorateur une histoire complète de la ville et de la contrée, depuis les temps héroïques jusqu'à nos jours. Les observations personnelles du voyageur devaient sur chaque point corroborer et compléter les renseignements fournis par les monuments littéraires et historiques. Il n'y avait dans toute l'Europe que Villoison qui pût entreprendre un travail aussi gigantesque et en surmonter les prodigieuses difficultés. Voulant apporter dans la réalisation de ce plan une exactitude poussée jusqu'au scrupule, il s'imposa la tâche de relire en entier, a capite ad calcem, la plume à la main, tous les écrivains de l'antiquité profane et chrétienne, et d'y recueillir tous les passages, même les moins importants, qui pouvaient entrer, d'une manière ou d'une autre, dans le plan projeté. La

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vaste collection de la Byzantine avait été lue par lui quatre fois; chaque Père de l'Église, au moins trois fois.

L'année suivante parut enfin, à Venise, l'édition de l'Iliade d'Homère, accompagnée de nombreuses observations empruntées aux grammairiens grecs de l'école d'Alexandrie. Le savant helléniste plaça en tête du poëme des prolégomènes étendus, remplis de discussions approfondies sur une foule de points relatifs à la philologie et à l'érudition grecques. Cette publication fut accueillie avec une vive reconnaissance par tous les savants, qui voyaient pour la première fois s'ouvrir devant eux une mine abondante de renseignements, aussi précieux qu'inattendus. Malheureusement, il faut le dire, Villoison entraîné dans des voyages lointains, ne put pas surveiller par lui-même cette édition, qui présente un assez grand nombre de fautes (1). On peut regretter également qu'il ait fait imprimer les mots grecs sans les accompagner des esprits et des accents qui leur conviennent. Il est aussi fâcheux qu'il n'ait pas joint à son édition un index destiné à reproduire dans un ordre méthodique les nombreux renseignements contenus dans cette foule de scolies. Mais un inconvénient auquel il n'avait nullement songé lui causa, il faut le dire, un véritable et long chagrin. Dans ses prolégomènes, parlant des Rhapsodes, qui chantaient dans la Grèce les vers d'Homère, il avait dit, ce qui paraissait fort naturel, que ces hommes, plus ou moins lettrés, reproduisant des extraits du poëte, et voulant offrir à leurs auditeurs des narrations parfaitement complètes, s'étaient permis de transposer quelques vers, d'en supprimer d'autres, de compléter ceux qui offraient des lacunes. Plus tard un helléniste célèbre, Frédéric Wolf, entreprit de contester l'existence d'Homère et d'infirmer le témoignage de la tradition constante qui attribuait à un poëte de ce nom la composition de l'Iliade et de l'Odyssée. Partant des aveux faits par Villoison, il ne craignit pas de le représenter comme ayant posé la base de ce système hardi. Les personnes, en petit nombre, qui ont connu notre savant compatriote se rappellent avec quel chagrin et quelle indignation il repoussait une assertion de ce genre. Admirateur enthousiaste d'Homère, il frémissait en pensant qu'on avait pu le soupçonner de nier l'existence de ce poëte. Il rejetait, avec toute la force d'une conviction profonde, une hypothèse hardie, qui dans ces poëmes si réguliers, si magnifiques, ne voyait que des mor

(1) Un helléniste fort habile, feu M. Bast, avait pris la peine de collationner d'un bout à l'autre l'ouvrage sur le manuscrit original, qui se trouvait momentanément à Paris. J'ai eu jadis occasion de voir entre ses mains ce travail, exécuté avec une exactitude vraiment scrupuleuse. Depuis, M. Imman. Becker a publié de nouveau le scoliaste de Venise. Malheureusement, comme il l'atteste lui-même, il crut pouvoir se dispenser de relire une seconde fois le plus beau et le plus important des deux manuscrits qui avaient été la source de cette publication.

ceaux séparés, écrits par différents poëtes et réunis ensuite pour former un tout complet et homogène.

Cependant, la révolution de 1789 éclata. Villoison, qui tenait extrêmement à son titre et à ses habitudes de gentilhomme, accueillit avec une vive répugnance la manifestation et les développements de cette grande commotion populaire. Et ici je puis citer en témoignage les souvenirs de mon bas âge Villoison venait régulièrement souper chez mon père, au moins deux fois chaque semaine. Dans ces petites et intimes réunions, il rencontrait d'ordinaire des personnes honnêtes et pleines de candeur qui, séduites par les protestations des chefs de la révolution, ne voyaient dans ce mouvement que la réforme des abus et l'aurore d'un temps meilleur. Villoison, mettant à profit son extrême facilité d'élocution, sa logique forte et pressante, sa profonde connaissance de l'histoire, s'attachait à détromper ses amis et à les éclairer sur des projets et des intrigues des hommes qui compromettaient les destinées de la France. Quoique je fusse à cette époque un enfant, je me rappelle parfaitement quel effroi j'éprouvais lorsque j'entendais Villoison, avec une voix forte et un accent presque prophétique, annoncer d'avance les maux incalculables qui devaient suivant lui être la suite de cette dangereuse commotion, et qui, il faut le dire, se réalisèrent presque tous.

On peut bien croire que par suite de cette antipathie que Villoison témoignait contre la révolution, il se montra peu empressé de rechercher les honneurs, les emplois qu'elle décernait, et que tant d'autres briguaient avec la plus vive ardeur. D'ailleurs, la franchise énergique avec laquelle il exprimait et soutenait ses idées d'opposition aurait pu, dans ces temps désastreux, lui créer des dangers réels. Il se renferma donc dans la société de ses nombreux amis, la poursuite de ses travaux d'érudition et l'accroissement de sa riche bibliothèque.

Villoison, comme le savent les personnes, en petit nombre, qui l'ont connu, n'avait, ni sur sa personne, ni dans son logement, ni dans son ameublement, rien qui trahît des goûts de luxe. Logé d'abord dans une rue étroite, celle des Grands-Degrés, il était venu ensuite habiter la rue de Bièvre, dans le voisinage de la place Maubert. La maison où il demeurait, et dans laquelle il mourut, n'offrait aucune apparence, et avait en général pour locataires des hommes honnêtes, appartenant à la classe du peuple. L'appartement occupé par lui était vaste, mais tout y respirait la plus extrême simplicité. La bibliothèque en formait le seul ornement. Villoison avait eu toute sa vie un goût passionné pour les livres. Il aimait à dire que quand il séjournait deux heures dans une ville, une heure au moins était employée par lui à visiter les boutiques des libraires, les étalages

des bouquinistes. Se trouvant par l'état de sa fortune, et par suite de ses habitudes d'économie, à portée de satisfaire son noble goût, il recueillait de tous côtés, avec une ardeur infatigable, tous les ouvrages que réclamait la variété de ses connaissances, et où il pouvait trouver des renseignements utiles. Sa bibliothèque, une des meilleures et des plus nombreuses qu'ait possédées un homme de lettres, offrait, avec une richesse abondante, des trésors précieux sur la théologie savante, la philologie grecque et latine, les littératures française et italienne, les voyages, l'histoire, les antiquités, l'histoire littéraire. On y trouvait de très-beaux exemplaires, achetés aux ventes Soubise, La Vallière et autres. Quant aux livres qu'il avait acquis en feuilles, il ne songeait pas à leur procurer le luxe de la reliure: il les faisait revêtir d'un cartonnage solide, couvert d'un papier gris; le dos portait le titre, écrit à la main, et sur la première page on lisait : Ex libris D'Ansse de Villoison. D'ordinaire, en tête, on trouvait une note, plus ou moins étendue, rédigée par le savant possesseur, et qui donnait des détails instructifs sur le livre et l'auteur. La littérature ancienne formait, comme on peut crore, la base de cette belle collection (1).

La figure de Villoison présentait un caractère remarquable, auquel il attachait beaucoup de prix c'était une ressemblance frappante avec celle de Louis XVI. Quand il traversait la place Maubert, les femmes du marché le regardaient avec attendrissement, et se disaient l'une à l'autre: « Tiens, voilà notre bon roi qui passe.»

Cependant, la révolution marchait à grands pas, et bientot le règne odieux de la terreur envahit la France. Notre savant, profondément affligé des maux et des excès qu'il avait trop prévus, ne trouva sa sûreté qu'en se réfugiant plus que jamais dans l'obscurité de la vie d'homme de lettres.

Dans sa jeunesse, il avait été intimement lié avec Hérault de Séchelle. Une égale passion pour la littérature grecque avait donné naissance à ces relations, qui s'étaient prolongées sans interruption jusqu'à ce que de longs voyages entraînèrent un des deux amis sur des plages lointaines. Au moment de la révolution, et

(1) Qu'aurait dit Villoison s'il avait vécu de notre temps, s'il avait vu les bonnes et magnifiques éditions des auteurs grecs et latins, auxquelles il attachait tant d'importance, tombées dans un décri presque absolu, se vendre à des prix bien au dessous de leur valeur réelle; tandis que les amateurs dépensent des sommes fabuleuses pour se procurer des pamphlets, des facéties, des satires, et autres pièces qui n'ont ordinairement d'autre mérite que leur rareté, et qui en général ne sont devenues rares que pour avoir été justement repoussées à l'époque de leur publication! Un jour, Villoison reçut en présent, de la part du ministre de la maison du roi, un exemplaire broché des dix volumes in-fol, du Catalogue de la Bibliothèque royale. Il répondit que, d'après un usage immémorial, le roi ne donnait pas un livre broché. L'avis fut trouvé juste; car peu de temps après Villoison reçut un magnifique excmplaire relié en veau, aux armes du roi.

plus tard, à l'époque de la terreur, Hérault de Séchelle s'était jeté parmi les jacobins et en avait adopté les principes, avec l'exagération la plus révoltante. Au milieu de ces féroces démagogues, il avait conservé dans son costume, dans ses manières, toutes les formes de la bonne société, et l'on était douloureusement affecté quand on l'entendait ouvrir la bouche pour proclamer d'un ton de voix plein de douceur, avec tout l'atticisme du langage, des maximes empreintes de la plus hideuse violence. On pense bien que Villoison avait, sans éclat, rompu tout commerce avec son indigne ami. Un jour, au commencement de la terreur, il montait le perron du Palais de Justice, lorsqu'il rencontra Hérault de Séchelle, accompagné de quelques jeunes adeptes de la révolution. Il s'approcha du savant helléniste, et lui dit : « Il paraît que M. de Villoison ne me reconnaît pas? » Ah, monsieur ! lui dit Villoison, qui pourrait vous reconnaître, après une aussi étrange métamorphose. Quantum mutatus ab illo! Hérault ne répondit que par un sourire dédaigneux, et continua rapidement sa marche. Quelques mois après, le malheureux recueillit le triste salaire dont la révolution gratifiait en général ses fougueux adorateurs. Il alla porter sa tête sur l'échafaud (1).

Un décret de la Convention ayant expulsé de Paris tous les nobles, sans exception, Villoison fut obligé de fuir la capitale, et alla chercher un asile dans la ville d'Orléans. Là, comme on sait, se trouve une bibliothèque remarquable, composée en partie de celle de Prousteau, et qui renferine, entre autres trésors littéraires, les livres de Henri et Adrien de Valois, couverts de notes manuscrites des deux doctes frères. Villoison prit possession de cette bibliothèque, qui était alors complétement abandonnée, et il se dit à lui

même :

Ce temple est mon pays: je n'en connais point d'autre. Le bibliothécaire lui avait remis la clef de l'établissement confié à ses soins. Chaque matin, de bonne heure, Villoison entrait dans les salles désertes de la bibliothèque, s'y installait comme s'il avait été chez lui, et y restait sans interruption jusqu'à la nuit close. C'est dans cet asile so

(1) Alissan de Chazet, dans deux endroits de ses Mémoires, rapporte une anecdote bizarre, que je ne dois pas passer sous silence. Si on l'en croit, Villoison durant la terreur s'était présenté devant un officier municipal pour obtenir un passeport. Interrogé sur ce qui concernait son nom, il répondit : « D'Ansse de Villoison. » Le municipal lui fit observer que la France révolutionnaire n'ajoutait plus aux noms l'article de; qu'en outre on ne connaissait plus de villes, mais des communes, et en conséquence il inscrivit sur le passeport : Le citoyen Dansse-Commune-Oison. C'est le cas de dire: Se non è vero, è ben trovato. Certes, cette anecdote cadre bien avec la stupidité de plusieurs des féroces agents de la terreur, mais ce qui me fait douter de la vérité de l'histoire, c'est que Villoison, qui se plaisait à raconter les aventures plaisantes dans lesquelles il s'était quelquefois mêlé, n'en a jamais dit un mot, ni à moi ni à ses autres amis.

litaire qu'il lut d'un bout à l'autre une foule de livres philosophiques, ascétiques, théologiques, monuments du moyen âge, qui jusqu'alors avaient échappé à ses recherches. Je puis citer en ce genre, d'après son propre témoignage, la collection complète des nombreux commentateurs grecs d'Aristote. C'est là également qu'il recueillit les notes savantes déposées par Henri et Adrien de Valois sur les marges de leurs livres. Il en forma un gros volume in-4°, que la veille de sa mort il offrit en présent à son ami M. Dureau de la Malle, aujourd'hui membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Pour apprécier le courage que déploya Villoison dans ses explorations, il faut se rappeler qu'il passa dans la bibliothèque d'Orléans les journées de l'hiver terrible de 1794-1795, le plus rigoureux de tous ceux dont la France a gardé la mémoire (1).

Le régime sanglant de la terreur ayant fait place à des jours un peu plus calmes, Villoison revint habiter Paris, et reprendre le cours de ses doctes travaux. Mais les choses étaient bien changées autour de lui. Les académies avaient été balayées par le torrent révolutionnaire. Parmi les amis, les confrères de Villoison, les uns avaient péri sur l'échafaud, d'autres étaient morts naturellement, d'autres se trouvaient dispersés. Sa fortune personnelle, par suite de la dépréciation des assignats et des pertes de tous genres, avait éprouvé une trèsforte diminution. D'ailleurs, par l'effet du mariage d'inclination qu'avait contracté son aïeul, il avait des parents, que l'on a vus paraître à la vente de ses livres, et qui, très-honnêtes à coup sûr, appartenaient à une classe inférieure de la société, et auxquels probablement il offrait avec délicatesse les secours que réclamait leur position. Espérant se procurer un supplément de revenu, il ouvrit un cours de grec, qu'il proposa par souscription. Mais, dans ces temps désastreux, la littérature ancienne était tombée dans un oubli presque absolu; et un bien petit nombre de personnes répondit à l'appel du noble savant. Je puis citer les noms des élèves qui composaient le modeste auditoire du premier helléniste de l'Europe c'étaient Codrika, MM. Seguier de Saint-Brisson, Hase, Jules David, Lepage, Casimir Rostan, l'auteur de cet article, et deux Danois, MM. Thorlacius et Müller. Villoison expliquait les odes de Pindare. Chacune de ses leçons était écrite; ce qui n'empêchait pas le docte professeur de joindre de vive voix à son explication des développements toujours instructifs. Il est impossible de se figurer un cours plus

(1) Probablement ce genre d'existence auquel s'était voué Villoison contribua à lui sauver la vie. Les Jacobins de la ville, en voyant un homme s'enterrer volontairement dans les salles poudreuses d'une bibliothèque, concurent pour lui un sentiment de pitié dédaigneuse, et supposerent qu'un pareil régime de vie dénotait ou un insensé ou un être trop complétement inepte pour prendre une part tant soit peu active aux sublimes conceptions de la France révolutionnaire.

savant; mais, il faut le dire, il l'était peut-être | tiquité grecque dans cet illustre sanctuaire des un peu trop. Bien des remarques, qui dans un commentaire critique auraient été parfaitement à leur place, offraient souvent une surabondance de détails étrangers à l'intelligence du texte. Et il faut avouer que l'interprétation avançait souvent avec trop de lenteur (1).

Le gouvernement créa ensuite pour lui une chaire provisoire de grec moderne près l'École des Langues orientales vivantes. Dans cette chaire, Villoison, non content d'expliquer les ouvrages écrits en grec moderne, et surtout la traduction des Mille et une Nuits, donnait à ses auditeurs des leçons de paléographie grecque. On sait en effet jusqu'à quel point il avait approfondi cette branche essentielle de la science : ayant, dans le cours de ses recherches, lu et examiné avec une attention scrupuleuse une foule de manuscrits grecs, il avait rédigé sur cette matière un traité beaucoup plus complet que celui de Dom de Montfaucon. Cet ouvrage, fruit des recherches de toute sa vie, et qu'il regardait comme devant être un de ses plus beaux titres de gloire littéraire, formait un volume in-folio, qui était placé dans sa bibliothèque à côté de la Palæographia du savant bénédictin. Durant la maladie de Villoison cet ouvrage précieux a disparu de sa bibliothèque, et on ignore dans quelles mains il se trouve actuellement.

Une place à l'Institut étant vacante, par la mort de Sélis (1802), Villoison se mit sur les rangs, et fut nommé. Comme l'astronome Jérôme de Lalande avait, dans cette occasion, déployé un grand zèle pour appuyer la candidature du savant philologue, cette circonstance produisit entre ces deux hommes célèbres des relations assez intimes. Villoison, voulant célébrer à sa manière la fête de Lalande, lui adressa une pièce de vers latins, dans laquelle on remarque la traduction d'une strophe célèbre de Lefranc de Pompignan :

Niliacas quondam ad ripas, gens torrida solem Ignivomum increpitans, voce adlatrabat inani. Infelix rana, atque impar congressa, coaxat! Gentem dispiciens penitus penitusque jacentem, Phœbus, inexhaustœ fundebat flumina lucis, Obscuram illustrans flammis ultricibus oram. Villoison était enfin arrivé à la réalisation de ses vœux les plus chers le gouvernement impérial, cédant aux sollicitations du savant philologue, venait de transférer sa chaire au Collége de France, sous le titre de Chaire de langue grecque ancienne et moderne. Dansse, désormais tranquille sur son avenir, allait interpréter Homère et les autres poëtes de l'an

(1) Un de nos plus savants hellénistes, M. Boissonade. dans sa Notice sur M. de Villoisson, dit à cette occasion: « Ce cours ne dura pas, je crois, plus de quelques mois. Le petit nombre de personnes qui avaient souscrit s'éloigna insensiblement, et bientôt il ne resta plus personne. » Si ma mémoire ne me trompe pas, le fait n'est pas présenté d'une manière parfaitement exacte. Les auditeurs de Villoison ne l'abandonnèrent pas; mais lui-même, voyant son cours si peu suivi, se livra au découragement, et suspendit ses leçons.

lettres, qui doit sa fondation à François Ier. Désormais l'infatigable auteur allait songer à la rédaction du grand ouvrage qui depuis tant d'années était la principale et presque la seule occupation de ses doetes veilles. Tous les matériaux étaient prêts et classés dans un ordre méthodique. Quinze énormes volumes in-4o, d'une écriture extrêmement serrée, offraient sur chaque ville de la Grèce, sur chaque point de l'histoire hellénique, tout ce que l'antiquité, le moyen âge, les temps modernes avaient pu présenter à ses immenses recherches. Je me souviens avec quelle complaisance il aimait à montrer à ses amis ce trésor inappréciable de renseignements si nombreux, si variés. Il me disait quelquefois : « J'aimerais mieux perdre ma bibliothèque tout entière que cette collection d'extraits; car il n'existe dans mes livres aucun fait tant soit peu intéressant qui ne se trouve reproduit dans ce recueil. » Il trouvait souvent un secours précieux dans son fidèle domestique, le bon Joseph, qui l'avait accompagné dans tous ses voyages, et qui parlait avec une extrême facilité le grec moderne. Si Villoison hésitait sur la signification d'un mot, sur un usage populaire, il sonnait Joseph, et lui demandait son avis; et la mémoire de ce brave homme ne se trouvait presque jamais en défaut.

Villoison n'était encore que dans sa cinquante. cinquième année. Doué d'une force d'Hercule, d'une santé robuste, n'ayant jamais connu aucun genre de maladie, il semblait avoir devant lui un long avenir, et pouvoir se livrer sans inquiétude à la perfection du plus vaste monument littéraire que l'érudition eût élevé à la Grèce; mais la Providence en avait ordonné autrement.

Villoison était venu prendre possession de la chaire du Collège de France. Il se trouvait entouré d'un petit nombre d'élèves, mais tous bien décidés à suivre ses leçons avec une imperturbable fidélité (1). Il avait choisi pour sujet de ses explications le Prométhée d'Eschyle, et, il faut le dire, son enseignement avait beaucoup gagné. Sans cesser d'être un maître profond, il avait su écarter de ses interprétations cette surabondance d'érudition, ces longues digressions qui jadis faisaient perdre un peu trop de vue le texte de l'auteur. Désormais les personnes même instruites médiocrement en grec auraient pu suivre ce cours et en recueillir un véritable fruit; mais à peine avait-il donné quelques leçons, que, sortant du Collège de France, il se trouva attaqué d'une forte jaunisse (2). Ses élèves, qui le condui(1) On comptait dans ces rangs MM. Seguler, Hase, Prunelle, Dureau de la Malle, et l'auteur de cet article. (2) Villoison avait été atteint précédemment d'une fièvre scarlatine, maladie qui, fréquente chez les enfants, ne présente ordinairement aucun danger. Il aurait dù se tenir chaudement, et suivre le régime que réclamait cette indisposition. Malheureusement il n'en fit rien. Plein de confiance dans la force de son tempérament, il ne changea rien à ses habitudes ordinaires, et passait une partie de son temps dans sa salle à manger, exposé

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