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autre mission lui fut confiéé en 1299. Ce n'est plus le gouvernement, mais la ligue guelfe (la parte guelfa) qui le choisit pour son délégué. Dante est envoyé pour engager les habitants de San-Germiniano à élire, dans l'intérêt commun, un capitano designé en remplace Inent de celui dont le mandat venait d'expirer. Son influence grandissait; tous les chemins lu étaient préparés vers le rôle qu'il allait jouer parmi ses concitoyens. Les historiens qui n'ont vù dans sa vie que le côté littéraire se sont complétement trompés, comme les érudits et les enthousiastes qui n'ont vu que le poëte ou l'amant dans ses œuvres.

Quelques faits négligés par tous les biographes viennent jeter un nouveau jour sur le double aspect qu'il ne cessera de garder. Premièrement, il figurait au palais du comune dans une fresque où Giotto l'avait représenté grave et plein de jeunesse, au-dessous de Clément IV, entre Brunetto Latini, son maître, et Corso Donati, son parent par alliance. Cette fresque, récemment découverte, avait dû être exécutée avant son départ et celui de Giotto pour Rome, entre 1292 et 1295. L'association des trois personnages guelfes autour du pape français n'accusait pas une simple fantaisie d'artiste, et le poëte-soldat de Campaldino, popularisé par ses Canzones et sa bravoure, avait sa place marquée d'avance au capitole florentin. Un second fait, non moins significatif sous d'autres rapports, se passa dans le même intervalle, et a Dante même pour garant. Un jour qu'il méditait, selon sa coutume, dans la chapelle de Saint-Jean, un enfant tomba fortui tement dans un des fonts baptismaux. Pour le sauver, il fut obligé de briser le marbre d'une de leurs ouvertures. Un tel acte, bien que cominandé par le plus simple devoir, Ini fut sourdement imputé à sacrilége ; et quinze ans après, pour se disculper aux yeux des fanatiques, il est encore contraint d'en donner l'explication. (Enf., ch. XIX.) Ne voit-on pas là le premier signe de ces haines ténébreuses, acharnées contre une supériorité naissante, et qui incriminèrent jusqu'à ; ses sentiments religieux ?

L'année 1300, celle du grand jubilé, fut anssi le milieu de sa carrière, l'année de son prieurat et de sa vision. Nel mezzo del cammin di nostra vita (Enf., ch. 1). Ce ne sont point là de vaines concordances; sa vie et son poëme s'enchaînent d'une façon indissoluble aux événements.

Comme toutes les républiques italiennes, la

L'époque indiquée se rapporte bien à l'ambassade dont garlait Philelphe, et concorde avec les autres probabilités touchant l'achèvement de ses études pour le grade de docteur avant son prieurat ; car, d'après le remarquable travail inséré par M. Leclerc dans l'Histoire littéraire de la France, continuée des Bénédictins, cet éminent professeur, qui n'est autre que Siger de Brabant ou Siger de Courtray, déjà maître de théologie en 1950, cité en 1978 devant le tribunal de l'inquisition établi à SaintQuentin, mourut avant la fin du treizième siècle. Ses successeurs dans l'enseignement professaient des doctrines opposées aux siennes, comme à celles de Dante.

république florentine recélait dans sa constitution l'antagonisme de ses deux éléments primordiaux, la municipalité romaine et l'oligarchie féodale, c'est-à-dire deux aristocraties armées se disputant un pouvoir électif : l'ancienne noblesse seigneuriale, ou les gibelins; la riche noblesse bourgeoise, ou les guelfes. Ces derniers,avec lesquels se rangeait le peuple, la plèbe, étaient demeurés vainqueurs. Mais les ordonnances de Giano della Bella, en proscrivant à jamais les principales familles gibelines, avaient séparé la patrié en deux camps: les exilés et les cita lins, la Florence extra-muros et la Florence intra-muros. Les guelfes, une fois maîtres du gouvernement, formèrent à leur tour deux partis antagonistes, ayant pour chefs les deux vaillants capitaines de Campaldino, il barone Corso Donati, ambitieux sans frein, aux allures patriciennes, et Vieri del Cerchi, son beau-frère, parvenu plébéien. Un double incident détermina leur rupture. Deux familles exilées de Pistoie, nommées la blanche et la noire, étaient venues se réfugier à Florence, l'une chez les Donati, l'autre chez les Cerchi. Une rixe meurtrière s'engagea entre eux, le 1er mai 1300, sur la place de la Trinità au milieu des danses publiques. « La cité entière se divisa, dit Machiavel, aussi bien le peuple que les grands, et les deux partis prirent les noms de blancs et de noirs. Les Cerchi dirigeaient les premiers, et les Donati les seconds. » Les familles elles-mêmes et les vieilles opinions se scinderent; de nouvelles alliances surgirent par le changement des situations et des intérêts. Aux Cerchi blancs se rattachèrent les gibelins restés dans la ville et une nombreuse fraction des popolani; aux Donati noirs, les guelfes aristocra tiques et plusieurs familles populaires. Chaque circonstance mettait aux prises les factions ennemies; peu après l'affaire du bal de la Trinità, une collision éclata à la suite d'un enterrement. Le légat pontifical, envoyé pour rétablir la paix, vit son autorité méconnue; la ville fut mise en interdit.

Le 15 juin 1300, au milieu de ces discordes, Dante est nommé prieur, avec cinq collègues obscurs. Deux actes y signalent son passage au pouvoir. Avant de partir, le cardinal d'Acqua Sparta, d'accord avec les prieurs, essaye de se faire donner la balia, ou l'autorité suprême, pour tenter une réconciliation générale; un refús presque unanime repousse cette tentative. Citons maintenant la relation de Machiavel, dans son Histoire de Florence, livre II; sa grave autorité répond pour nous à M. de Sismondi, l'un des principaux écrivains qui ont nié l'importance politique de Dante. « Toute la ville était en armes; les magistrats et les lois se taisaient devant la violence; les citoyens les plus sages et les plus vertueux vivaient dans l'anxiété. Les Donati et leurs partisans s'effrayaient davantage, parce qu'ils se sentaient moins puissants. Corso Donati tint donc un conciliabule avec les autres chefs noirs et les

capitaines du parti; on y convint de demander au pape un prince du sang royal pour rétablir l'ordre dans Florence, et par ce moyen refréner les blancs. Cette assemblée et sa délibération furent dénoncées aux prieurs par leurs adversaires, et présentées comme une conjuration contre laliberté. Les deux factions avaient le fer à la main; les prieurs, enhardis par les conseils et la sagesse de Dante, qui à cette époque siégeait dans la seigneurie, armèrent le peuple de la ville. Aidés de son concours et des populations rurales accourues, ils forcèrent les chefs des deux factions à mettre bas les armes,et bannirent Corso Donati avec plusieurs noirs. Pour montrer l'impartialité de leur sentence, ils proscrivirent quelques membres de la faction dés blancs, qui rentrèrent bientôt sous divers prétextes plausibles. » Parmi ces membres on remarquait l'ami le plus cher du poëte, Guido Cavalcante, qui, ne pouvant soutenir le mauvais air de son séjour d'exil, obtint sa grâce : un tombeau à Florence, où il revint mourir. Dante quitta sa magistrature, et de ses tentatives pacificatrices il ne recueillit que la haine et la calomnie.

Les noirs rompent leur ban, et rentrent à leur tour dans Florence, tandis que Corso Donati, leur chef, vole à Rome presser l'arrivée du médiateur attendu. Dante, toujours regardé comme l'âme de sa phalange, y est député en toute hâte pour contre-balancer l'influence du parti opposé. Vers la fin de 1300, il arrive dans la ville éternelle, assiste au jubilé séculaire, et en date sa Trilogie. Ebloui par les pompes religieuses et confiant dans les promesses du pontife, il retourne dans sa patrie. A peine l'a-t-il revue que Charles de Valois franchit les Alpes, et passe à quelques milles de Florence, dans Pistoie, où Corso et les noirs vont lui offrir leur hommage. Les alarmes et les dissensions agitent de nouveau la cité florentine; un parti s'y prononce en faveur du prince français. Au milieu d'une assemblée où l'on délibère comment conjurer l'orage par une seconde députation au Vatican, l'ex-prieur s'écrie: « Si je reste, qui part? Si je pars, qui reste?»> Ces mots peignent la situation; trop de gens avaient intérêt à l'éloigner. Désigné par le choix, il se rend une seconde fois près du pontife, avec deux collègues, pour détourner ce qu'il appelle la destruction de son pays (1).

Pendant ce temps-là, le prince français, décoré par un bref du titre de pacière, députe ses messagers dans la Toscane. Après avoir juré de respecter les lois et les libertés communales, il entre dans Florence, le 4 novembre 1301,avec 2,000 cavaliers, tant italiens que français. A sa suite marchent Cante de Gabrielli, son sicaire, et Corso Donati, nommé le Catilina de la république. Jetons un voile sur un triste épisode, déploré par tous les historiens. L'un des plus sincères, Dino Compagni, alors prieur en fonctions, s'écrie avec d'amers regrets : O bon roi Louis! qu'est de

(1) Dante, Le Banquet, liv. II.

venue la foi de ta royale maison ? » Le pillage, l'incendie, le meurtre, préludent pendant six jours à l'inique décret rendu contre le grand poëte. Charles de Valois feignait de ne rien voir, et laissait faire. Après ces sanglantes saturnales, de nouveaux prieurs, tous du parti des noirs, furent installés, le 11 novembre 1303, avec un nouveau podestat, Cante de Gabrielli d'Agubbio. Pendant cinq mois que dura sa magistrature, presque toutes les familles des blancs et des gibelins furent exilées, au nombre de plus de sept cents hommes; parmi eux figuraient Dante Alighieri, alors ambassadeur à Rome, les Cerchi, les Cavalcanti, Dino Compagni, et Petrarco dal Ancisa, père de Petrarque. Cette première sentence d'exil fut décrétée le 17 janvier 1302. « Dans son texte barbare, écrit en mauvais latin mélangé d'italien, dit M. de Sismondi, Dante est accusé d'avoir vendu la justice et reçu de l'argent, contre les lois. Mais le même reproche était adressé non moins iniquement à tous les chefs du parti vaincu. Cante de Gabrielli était un juge révolutionnaire, qui voulait trouver des coupables, sans s'inquiéter dé chercher l'apparence de preuves. » Outre le crime de prévarication, on lui reprochait de s'être opposé à la réception du prince français; enfin, une sentence aggravante, prononcée comme définitive, le 10 mars de la même année, le condamne à la peine du feu, s'il est pris sur le territoire de la république, comburatur sic quod moriatur !

Dante apprit ses deux condamnations à Rome, où il séjournait encore. En quittant Florence, il y avait laissé sa femme et ses cinq enfants (1), dont l'aîné, Jacques, devait avoir neuf ans, en outre deux jeunes neveux, François et André Poggi. Sa famille se voyait ruinée, sans asile. La flamme et le pillage avaient dévasté sa maison et ses métairies. On avait confisqué le reste de ses biens, dont un Adimari s'était emparé. Gemma, par bonheur, avait eu soin de faire enlever avant le pillage les coffres où elle avait renfermé quelques objets précieux et les papiers de son mari, entre autres ses manuscrits contenant les sept premiers chants de L'Enfer (2).

Ainsi, les gibelins, alliés avec les blancs, se trouvent désormais confondus dans la même proscription. Ils ne forment plus qu'un seul parti, uni dans un but commun: rentrer à Florence pour en chasser les noirs et y reconquérir leur position, avec leurs droits injustement ravis. Mais ils n'en gardent pas moins chacun leurs différences et leurs affinités particulières; il y a toujours les Secchi et les Verdi, c'est-à-dire les gibelins aristocratiques et impériaux purs, et les gibelins blancs, restés guelfes ou démocratiques. Dante appartient aux derniers.

(1) Deux autres étaient morts en bas âge.

(2) Ce trait, le seul qu'on en connaisse, ainsi que le nombre et la piété de leurs enfants, élevés par ses soins, repoussent les suppositions défavorables avancées sur les rapports de Dante avec sa femme.

Vers 1303, les exilés ont établi dans Arezzo,dont | Malaspina, grands amis des lettres, furent ses se

le podestat Uguccione les appuie, un gouverne-
ment composé d'un conseil des Douze (pouvoir
délibérant) et d'un conseil secret (pouvoir exécu-
tif). Dante, revenu de Rome, après avoir visité
Sienne et Bologne, va les rejoindre; il fait
partie des Donze, et contracte avec Uguccione une
amitié durable: c'est à lui qu'il dédia son Enfer.
Le comte Alexandre de Romena, vaillant gibelin
de la Toscane, est choisi pour commander les
forces militaires, environ 1,200 cavaliers et
4,000 fantassins. Une première tentative des
blancs gibelins, dirigée par Scarpetta degli
Ordelaffi, échoue contre la forteresse de Pul-
ciano; son gouverneur, Calboli, fait trancher la
tête à dix-sept prisonniers tombés entre ses
mains. Cette cruauté inspirera les paroles ven-
geresses du poëte, dont Can Scala (Bartholomeo)
protège l'infortune. L'année suivante, une tenta-
tive plus hardie et plus mémorable a lieu. Les
nouveaux excès des noirs, qui ont incendié Flo-
rence, rendent l'instant propice, et le légat du
pape Benoft XI, le cardinal de Prato, en donne
lui-même avis aux exilés. Ceux-ci rassemblent à
la hâte leurs auxiliaires, au nombre de 9,000,
et marchent, en avril 1304, contre Florence, où
les appellent des voix amies. Mais, au lieu de
saistr l'occasion, ils s'arrêtent dans les environs
pour attendre le chef gibelin, Toloseo degli Uberti,
qui leur amenait un renfort. Par un sentiment pa-
triotique, une phalange d'émigrés franchit dès
l'aube la porte du faubourg San-Gallo et pé-
nètre dans la ville. Des témoins oculaires les
représentent s'avançant couronnés d'olivier,
leurs enseignes déployées, l'épée nue à la main,
et venant se dérouler sur la place Saint-Marc, en
oriant: Vive la paix ! la paix ! Si Dante participa
en personne à l'expédition, comme plusieurs
le présument, il était à coup sûr dans cette avant-
garde; sa généreuse pensée l'inspirait pour éviter
l'effusion du sang. Quelques circonstances impré-
vues, l'antipathie excitée par les gibelins, la
maladresse des mesures prises firent tout avorter.
Les malheureux sont repoussés avec de rudes
pertes, et le poëte voit se fermer pour jamais
devant lui la cité natale.

Tu proverai si come sa di sale
Lo pane altrui, e com'è duro calle

Lo scendere, e il salir per l'altrui scale.
Du pain de l'étranger tu sauras l'amertume;
Tu sentiras combien il est dur au banni

De descendre et monter par l'escalier d'autrui.
Les premiers chez lesquels Dante va, en 1305,
demander un refuge, comme son aïeul le lui an-
nonce au Paradis par ces vers fatidiques, sont
les Scaligers, seigneurs de Vérone. Il y elabore
ses deux ouvrages commencés depuis son exil,
un traité philosophique intitulé : Le Banquet
(Il Convito), et celui sur la langue vulgaire : De
Vulgari Eloquio. Toutefois il n'y séjourne pas
longtemps: un acte daté du 6 août 1306 le montre
à Padoue, servant de témoin dans une affaire
privée; il y habitait la rue Santo-Lorenzo. Les

conds protecteurs et Franceschino, vers la fin de 1306, l'employa comme son ambassadeur auprès de l'évêque de Luni. Morello, fils aîné de Franceschino, était un chef noir. Mais pour Dante les couleurs changeantes des partis, dont il répudie également les excès, ne réglaient ni ses affections ni ses principes. C'est Morello qui lui rendit, avec de vives instances pour terminer son épopée, les sept premiers chants de L'Enfer, miraculeusement retrouvés par André Poggi dans les papiers dérobés à l'incendie de sa maison de Florenée. C'est à Morello qu'il dédiera Le Purgatoire. La Lunigiane, enclavée entre les monts et la mer, lui offre une retraite paisible. Il y passe plusieurs mois dans la solitude et le travail. Au commencement de 1307, une commotion l'arrache de son asile; Clément V, le nouveau pape siégeant dans Avignon, a déclaré la guerre aux Florentins par son légat, Napoléon Orsini. Les blancs gibelins se rassemblent cette fois sous la bannière papale; mais leur tentative n'a pas une meilleure issue que les précédentes. Le proscrit retourne dans la Lunigiane, où l'on perd sa trace pendant deux années (1).

Quoiqu'expatrié, il conservait des amis dans Florence, et il leur envoyait des messages poétiques, mystérieusement répandus chez les adeptes (2). Déjà il avait adressé un appel plus direct dans une épître latine, dont Léonard d'Arezzo cite l'exorde, emprunté à la parole du prophète : « Que t'ai-je fait, ô mon peuple? » Son Convito, ou Banquet, était en partie composé pour réfuter les bruits mensongers qui couraient sur ses premiers écrits, sur ses opinions et sa personne. Il y insérait ces admirables passages : << Ah! plût au dispensateur de l'univers que la cause de ma justification n'eût jamais existé! je n'aurais pas failli contre moi-même; je n'aurais pas souffert de peine injuste, je veux dire peine d'exil et de pauvreté. Car aux citoyens de la belle et célèbre fille de Rome, Florence, il a plu de me jeter hors de son doux giron, dans lequel j'étais né, dans lequel j'avais été nourri jusqu'au moment où j'atteignis l'apogée de mes jours, et dans lequel, si j'obtiens d'elle cette grâce, je souhaite ardemment reposer mon âme fatiguée et finir le temps qui m'est donné ici-bas; depuis lors j'ai parcouru en pèlerin, quasi mendiant, presque toutes les contrées où se parle ma langue natale, montrant malgré moi

(1) La lettre d'un religieux, frère Hilaire, insérée dans les manuscrits de la bibliothèque Laurentienne et publiée par l'abbé Mehus en 1759, raconte éloquemment la visite de Dante au monastère del Corvo en 1308, où il confie sa cantica de L'Enfer au religieux, ami d'Uguccione. Cette lettre, contestée jusqu'à présent sans preuves, énonce deux faits positifs à la même date: l'achèvement de la première partie de son poëme et son départ pour un lieu inconnu, qui doit être Paris.

(2) Une représentation de l'enfer donnée sur l'Arno en 1304, l'année même de la tentative des blancs, et terminée par la catastrophe du pont de la Carrala, prouve que sa pensée restait toujours présente dans sa ville natale.

la plaie faite par la fortune, et que l'injustice impute communément au blessé lui-même. Véritablement je me suis trouvé, comme le navire sans voiles et sans gouvernail, entraîné vers différents ports, détroits et rivages, par le vent aride que souffle la pauvreté douloureuse. » — « Quelle pitié me saisit, dit-il ailleurs, mon infortunée patrie, chaque fois que je lis ou écris quelque chose qui concerne le gouvernement civil! » Florence formait son autre idole terrestre. Tout l'y ramenait, la haine et l'amour, la poésie et la dialectique. Même dans son traité philologique De Vulgari Eloquio, il semait des traits de douleur et de satire incisive. Il avait pour but d'y justifier la partie capitale de son œuvre, la nouvelle langue italique, dénigrée par les pédants, les aveugles et les envieux. Qu'on se reporte à l'époque. Après la confusion produite par le débordement des barbares, deux seules langues régulières subsistaient comme liens entre les peuples ennemis, vainqueurs ou vaincus : le grec pour l'Orient, le latin pour l'Occident; deux langues mortes! Avec les dialectes rustiques et les patois des jongleurs, il lui fallait remplacer Virgile. On concevra son immense innovation et ses innombrables difficultés. Déjà le religieux du couvent del Corvo,en transmettant le précieux manuscrit, s'émerveillait de voir vêtir << une si grande science d'un habit si grossier ». Écrit en latin, le poëme eût simplement grossi la liste des curiosités chères aux érudits; sa transformation en langue vulgaire lui donnait une popularité vivante et immortelle.

«

Nous avons relaté, d'après Marius Philelphe et Jean Serravalle, la mission et le baccalauréat de Dante en France avant son prieurat. Mais cela ne détruit nullement l'assertion de Boccace, corroborée par Benvenuto d'Imola, sur son voyage dans notre capitale à la date présente (1308) où s'accomplissait la lugubre procédure des templiers; car il exalte également le grand esprit (1) dont les syllogismes véridiques excitèrent l'envie, et l'ordre du Temple, dont il stigmatise le Pilate destructeur avec une impression terrible, celle d'un témoin ocnlaire. L'évêque de Fermo n'aura pas eu connaissance du second voyage, comme les autres biographes n'ont pas eu notion du premier. Une tradition, mentionnée par Benv. Cellini dans ses Mémoires, constate que Dante et Giotto habitèrent ensemble Paris, et nous fixe sur ce point. L'éminent artiste, notre hôte à cette époque, dut évidemment y accompagner alors son ami et compatriote vénéré (2). Le savant Brunetto Latini y avait trouvé autrefois des ressources, des protections, et ouvert une école de philosophie. Son élève ne pouvait-il espérer les mêmes avantages? Malheureusement

(1) Le professeur Siger, Paradis, ch. X; Purg., ch. XX. (2) Giotto, appelé en 1306 par Clément V dans sa cour avignonaise, d'où il repartit après la mort de ce pontife, en 1315, habitalt en 1308 la Provence, passage naturel des voyageurs transalpins.

NOUV. BIOGR. GÉNÉR. -T. XII.

tout était bien changé. Les persécutions, dirigées avec cruauté contre un ordre puissant, n'épargnaient pas non plus les Italiens, notamment les Florentins, emprisonnés et rançonnés comme usuriers. Les déboires amers que Dante éprouva s'ajoutèrent à ses légitimes vindictes contre la maison de France.

Des événements d'une importance majeure se passaient au delà des Alpes. Henri VII de Luxembourg, élu roi de Germanie et des Romains, avait succédé à l'empereur Albert, assassiné par son neveu Jean, au milieu du mouvement de l'indépendance helvétique. Le nouvel empereur, d'accord avec Clément V, annonce qu'il va descendre en Italie pour y rétablir l'ordre, et ressaisir, en s'y faisant sacrer, l'antique domination acquise à ses devanciers. Les espérances de l'exilé se raniment, et il repart en toute hâte. Loin d'abjurer ses opinions en se déclarant gibelin, il tentait un moyen extrême pour les faire triompher; car, ainsi que lui, les hommes les plus avancés, jurisconsultes et poëtes, frappés par les déchirements des républiques italiennes, souhaitaient ardemment un pouvoir unitaire supérieur, comme la seule sauvegarde de la vraie liberté, de la vraie nationalité; et les empereurs allemands s'étaient attribué ce grand protectorat dans leurs pactes avec les républiques comme dans leur longue lutte avec la théocratie papale.

En 1310 Dante fait ensemble sa réapparition et sa profession de foi par une lettre solennelle à tous les princes et à tous les peuples italiens, lettre dont voici les principaux passages : « Le nouveau jour commence à répandre sa clarté; voici vers l'orient l'aurore qui dissipe les ténèbres de la longue misère !.... Nous allons goûter l'allégresse attendue, nous qui sommes dans le désert depuis si longtemps. Le soleil de la paix va se lever, et la justice, obscurcie dans les voies rétrogrades, reverdira devant la splendeur... O ma patrie! réjouis-toi! il arrive celui qui te délivrera du cachot des méchants. Il frappera les coupables; mais n'aura-t-il nulle pitié? Non certes; il pardonnera à tous ceux qui demanderont miséricorde, car il est César... Le trompera-t-on par des ruses? Non, car il est régénérateur autant qu'auguste; il ne se vengera pas des injures. Vous qui pleurez dans l'oppression, reprenez vos esprits, car votre salut est proche. Levez-vous devant votre roi, ô habitants de l'Italie! conservez-lui non-seulement l'obéissance, mais le gouvernement ». Tout en restant autonomes.

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retiré chez les Scala, dont le jeune rejeton, Can le Grand, lève intrépidement le drapeau impérial. Afin de mieux préparer les voies, il y rédige son traité De la Monarchie, où il définit les deux parts et les deux devoirs du pape et de l'empereur dans le gouvernement des peuples. Le poëte écrit cette fois avec la plume du publiciste et du législateur. Dans les analyses ou extraits publiés, on n'a jamais cité le passage suivant, qui en donne admirablement la mesure : « Les citoyens ne sont pas institués pour les consuls, ni la nation pour le roi, mais au contraire les consuls pour les citoyens et le roi pour la nation. Les cités ne sont pas établies pour les lois, mais les lois pour la cité. Ainsi ceux qui vivent selon la loi ne sont pas organisés pour le législateur, mais lui pour eux, selon l'avis du Philosophe. Quoique les consuls ou les rois soient les maîtres de tracer la route aux autres, ils sont leurs ministres par rapport au but, et le monarque incontestablement le ministre de tous, car il est ordonné d'avance dans sa fin et dans ses lois, comme la monarchie, pour le bien-être du monde » (1). Ne nous étonnons pas si Dante proclamait dès le quatorzième siècle les principes inscrits dans le Contrat social et la révolution française: il les puisait aux mêmes sources, dans le droit romain et la politique du Stagyrite.

:

Cependant l'empereur d'Allemagne entre à Milan (décembre 1310), et y ceint la couronne de fer le jour de l'Epiphanie. Il tente d'abord la pacification entre les partis dans les États Lombards. Ses partisans l'entourent; Dante vient le saluer au passage, et retourne dans les solitudes alpestres. Leur conférence n'a pas de témoin; mais la lettre qu'il lui adresse quatre mois après en révèle l'objet car tandis que ce prince s'occupe de petites guerres et s'amuse à se faire fabriquer une couronne d'or avec les dons des Vénitiens, la ligue ennemie, commandée par le prince angevin, s'organise dans la Toscane pour embrasser les villes papales et la Lombardie même. « Pourquoi tarder?» lui crie la voix inapaisable du banni. << On croit, ô notre soleil! que tu t'arrêtes ou que tu vas en arrière, et nous nous écrions avec le précurseur Es-tu celui qui doit venir? ou en attendons-nous un autre?.... Ne découvres-tu point, ô excellent prince, du faîte de ta grande altitude, en quel lieu le renard de la corruption se cache, à l'abri du chasseur? Ce n'est ni dans l'Éridan, aux ondes rapides, ni dans le Tibre, ton tributaire; mais les eaux du fleuve de l'Arno entretiennent ses vices, et, tu ne le sais peut-être pas, cet abominable fléau s'appelle Florence.... Elle est la vipère qui se redresse contre les entrailles de sa mère, la brebis contagieuse qui souille le troupeau... Tu dois tuer l'hydre, en coupant sa tête. » Scriptum sub fontem Sarni. Florence était en effet l'hydre anarchique, la

(1) Extr. de notre trad. Voy. ci-après l'anal. de l'ouv.

tête guelfe; mais Dante appelait la fureur des armes allemandes contre son pays. « Ne l'excusons pas, dit en cet endroit un écrivain (1); car, d'excuse en excuse, nous serions peut-être forcés d'excuser ses bourreaux. » Nous n'excusons pas. Les anciens, par une vue profonde, assimilaient la fatalité au crime, et lui imposaient l'expiation. Toutefois, la république florentine, devant les périls, s'aperçut qu'elle s'était aliéné trop d'enfants, et que le parti de Henri VII s'en grossirait beaucoup. En octobre 1311, elle amnistia ses exilés; le père de Pétrarque avait déjà antérieurement obtenu sa grâce. Une clause exceptionnelle en exclut, avec quelques autres chefs gibelins, le condamné de Cante Gabrielli. Le prieur Baldo d'Aguglione, transfuge du parti blanc, introduisit cette clause, qui servait bien des animosités et de vils intérêts effrayés par le retour du banni; tels étaient ses proscripteurs.Henri VII,sans écouter son conseil, court dompter Crémone, Brescia et Pavie, cités rebelles, se fait sacrer dans Rome au milieu de luttes violentes, revient vainement mettre le siége devant Florence le 19 septembre 1312, et, après avoir lancé une superbe menace contre Robert de Naples, meurt subitement à Buonconvento, le 24 août 1313, sous le poids du chagrin et de la fatigue, disent les uns, par le poison, disent les autres.

:

Le poëte, hâtons-nous de le constater, depuis son hommage passager, n'avait plus reparu dans le camp de l'empereur. Après sa missive des sources de l'Arno, il s'était abrité en divers lieux dans le Casentin, où il eut à souffrir pour ses opinions gibelines; dans la tour de Porciano, où la tradition le montre traitreusement retenu par un comte de Romena; puis à Gênes, où Uguccione, nommé vicaire impérial, le soustrait à la vengeance de Branca Doria, le puissant meurtrier qu'il a plongé tout vivant dans son Enfer. Pour comble de maux, à l'heure où il répandait son plaidoyer monarchique, la mort de son hé ros emporte ses espérances. Il s'éclipse encore dans l'ombre de la vie errante. Vers 1314, Dante reprend la plume de publiciste, dans une lettre aux cardinaux, lors de la vacance du siége romain pour l'élection d'un nouveau pape. Il y proteste contre la translation du pontificat dans Avignon, et y rappelle éloquemment aux princes ecclésiastiques dégénérés les grands évêques et les saintes traditions de l'Église primitive. Cette épître contient sa profession de foi religieuse, et ceux qui ont incriminé son catholicisme ont volontairement fermé les yeux. « Pour nous, y est-il dit, il n'est pas moins douloureux de pleurer Rome déserte et veuve que de voir la plaie lamentable des hérésies.... Qu'on ne me reproche pas la présomption d'Osée, si j'élève la voix pour la vérité! car lui courut à l'arche; moi, je cours aux boeufs qui refusent d'obéir et qui marchent dans une mauvaise route. Une

(1) M. Artaud de Montor, Histoire de Dante.

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