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saient chez lui, l'engagèrent à ne plus sortir, et à prendre toutes les précautions que réclamait son état. Ils se promirent de se relayer auprès de lui tous les soirs, de manière à ce qu'il fût le moins possible abandonné à une triste solitude. En dépit de ces attentions, en dépit des secours de la médecine, le mal fit des progrès rapides. Sa forte constitution se minait à vue d'œil; et après environ deux mois de maladie, il expira, le 26 avril 1805, sans presque avoir été alité. Les sentiments de religion dont il était pénétré le soutinrent dans sa dernière maladie, et il vit approcher la mort avec le calme de l'homme de bien, la résignation du véritable chrétien.

Villoison était un homme d'un savoir prodigieux. Le champ, si vaste, des littératures et des monuments de l'antiquité était loin d'avoir absorbé ses investigations. Il connaissait à fond l'histoire, les institutions des différents peuples, anciens et modernes. Il pouvait parler, et parler pertinemment, sur une foule d'objets divers. Sa vaste mémoire lui fournissait à point nommé, et avec une fidélité imperturbable, tout ce qui pouvait éclaircir la matière qu'il voulait traiter. Une immense quantité d'anecdotes, de tous genres, répandait dans sa conversation une variété pleine de charme. On le voyait continuellement passer, sans aucun effort, d'une discussion approfondie sur un point abstrait d'antiquité, de philosophie, de littérature, à un entretien léger, et quelquefois tout à fait frivole. Je ne dissimulerai pas que dans sa conversation, comme dans ses ouvrages, il ne savait pas s'astreindre à un ordre régulier, méthodique. Dominé par une imagination vive et par un esprit brillant, il se laissait facilement entraîner dans de longues digressions, qui, tout instructives qu'elles étaient, s'écartaient un peu trop de l'objet de la discussion. Ses écrits laissaient souvent à désirer sous le rapport de l'élégance du style. Maniant fort bien l'épigramme, il se plaisait quelquefois à lancer un trait satirique contre des personnes dont il croyait avoir à se plaindre; mais ces paroles, plus gaies qu'arnères, n'étaient jamais inspirées par un sentiment de méchanceté. Lui-même s'empressait de tendre la main à ceux qu'il avait pu blesser par un trait un peu caustique; et en général il ne se brouillait avec personne. Quant à ses amis, il leur témoignait constamment une vive affection; seulement, il les embarrassait quelquefois, en les comblant de louanges, toujours sincères, mais qui n'étaient pas toujours exemptes d'un peu d'exagération. Il s'intéressait vivement aux jeunes gens qui se distinguaient par des connaissances précoces et par leur ardeur pour l'étude. Il applaudissait à leurs succès, et ne manquait pas de leur rendre tous les services qui dépendaient de lui. Outre les ouvrages dont j'ai parlé, Villoison a publié, à différentes époques, plu

à l'air de la fenêtre, de la porte; il est probable qu'une partie de l'humeur fut répercutée dans l'intérieur, et la guérison ne fut pas complète.

sieurs mémoires insérés dans différents recueils, et surtout dans le Magasin encyclopédique. On peut en voir l'indication dans la Notice de Chardon de La Rochette et dans celle de M. Boissonade. Un des morceaux les plus intéressants qu'il ait donnés est sans contredit son Mémoire sur la Troade, publié à la suite du Voyage de l'abbé Lechevalier. Depuis la mort de Villoison, Malte-Brun a fait imprimer dans les Annales des Voyages des observations sur les Grecs modernes extraites des papiers du savant helléniste. Étienne QUATREMÈRE.

Documents particuliers.

* DANT (Jean), littérateur français, né à Castres, en 1565, mort dans la même ville, le 14 mars 1651. Il fit partie de l'Académie fondée dans sa patrie, et nombre de pièces de vers grecs, latins et français, composées par ses collègues, attestèrent les regrets que causa sa mort. Durant sa longue carrière, Dant composa de nombreux ouvrages, dont une partie resta manuscrite; il traduisit en vers français la Philis de Scyre, du comte Bonnarelli. Mais le seul de ses écrits qui ait conservé quelque intérêt aux yeux des bibliophiles a pour titre : Le Chauve, ou le mépris des cheveux, tiré de l'oraison grecque de Synisius; Paris, 1621, in-4° : le but de cet ouvrage, assez singulier, est de consoler les personnes qui ont perdu leur chevelure, en leur montrant que le mal n'est pas grand: d'après Dant, les cheveux sont «< la plus abjecte et la plus vile des choses, un honteux excrément; l'éléphant est la merveille des bêtes, parce qu'elle n'a point de poils ». G. BRUNET.

Nayral, Biographie et chroniques castraises; 1834, t. II, p. 80.- Bulletin du Bibliophile'; Paris, 1836, p. 24

Les

DANTAL (Pierre), grammairien français, né à La Souchère (Haute-Loire), le 18 novembre 1781, mort à Lyon, le 13 octobre 1820. Il était instituteur à Lyon, On a de lui: Abrégé de l'Histoire d'Égypte; Lyon, 1809, in-12; Cours de Thèmes rédigés d'après le rudiment de Lhomond; Genève et Paris, 1809, 2 vol. in-12; réimprimés avec quelques additions à l'usage des écoles publiques et particulières de septième à quatrième classe; Paris, 4c édition, 1824, 2 vol. in-12; mémes, avec les corrigés en regard, françaislatin, à l'usage des maîtres; ibid.; Nouveau Cours de Thèmes, pour les cinquième et quatrième, rédigés d'après les rudiments adoptés et recommandés par l'Universite impériale avec les mots latins en regard à l'égard des commençants; Paris, 1809, in-12; 3e édit., soigneusement revue et corrigée; Paris, 1823, in-12; avec les corrigés en regard, pour les maitres; ibid.; Calendrier perpétuel et historique, fondé sur les principes des plus célèbres astronomes, Copernic, Galilée, Clavius, Cassini, Newton, La Hire, Lalande, etc.; Paris, 1810, in-8°, avec pl.; Rudiment théorique et pratique de la Langue La

ține, calqué sur Lhomond, etc.; Paris, 1810, | in-12; 3e édition, Paris, 1823, in-12; · Nouveau Cours de Thèmes, pour les quatrième et troisième; Lyon, 1811, in-12; - Epitome Historix Francorum, ad usum tironum linguæ latinæ ; Lyon, 1813, in-12; et avec les corrigés en regard, à l'usage des maîtres; ibid.; - Le Petit Levamen des professeurs de basses classes, ou traduction des thèmes du rudiment théorique et pratique, latin et français; 3e édit., Lyon et Paris, 1813, in-12; les mêmes, avec les corrigés ; ibid.; Petit Cours de

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Thèmes adaptés aux règles du rudiment de Lhomond, à l'usage des huitième, septième et sixième classes, suivi d'un dictionnaire français-latin, 2e édit.; Paris, 1824, in-12; avec les corrigés; ibid. ; — Nouveau Cours de Thèmes sur l'histoire de France, depuis l'origine des Francs jusqu'à la fin du règne de Louis XV, à l'usage des sixième et cinquième classes; suivi d'un dictionnaire français-latin par Masselin; Paris, 1824, in-12; avec les corrigés; ibid.; Choix de jolies Fables, traits d'histoire, bons mots et anecdotes en latin élémentaire ; Nouveau Cours de Versions à l'usage des élèves de sixième et de cinquième ; Paris, 1827, in-12;

-

Quérard, Lu France litt.

DANTAN aîné (Antoine-Laurent), statuaire français, né à Saint-Cloud, le 8 décembre 1798. Il fut d'abord élève de son père, modeste sculpteur en bois, puis du célèbre Bosio. Sa première statue, Télémaque, fut exécutée (en plâtre) en 1819. Il fit ensuite L'Asie, figure allégorique, remporta le second prix de sculpture en 1826, et le premier en 1828. Envoyé comme pensionnaire à Rome, Dantan aîné s'y fit remarquer par la pureté des formes et la beauté savante du modelé. Il revint d'Italie en 1833, et exposa en 1835 Un jeune Baigneur jouant avec son chien (statue en marbre); en 1836: un basrelief en plâtre représentant l'Ivresse de Silène, et le Buste de Mule de La Roche; - En 1838: Une jeune Fille jouant du tambourin ( statue en bronze). Depuis il a exécuté les Statues du maréchal de Villars et de Louis-Joseph de Bourbon, ainsi que les Bustes de Louis de France, dauphin, et de Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France, pour le Musée de Versailles ; la Statue de Juvenal des Ursins, qui se voit à l'hôtel de ville de Paris; celle de Duquesne, inaugurée à Dieppe en 1844; Saint Christophe, statue en pierre : à l'église de La Villette (1846); - le Buste du baron Mounier, pair de France: au palais du Luxembourg (1846); Malherbe, statue pour la ville de Caen (1847); - Le Buste de J.-J. Grandville salon de 1848; Jung-Bahadoor-Sing, ambassadeur du rajah de Nepaul, buste; salon de 1850;- Des Renaudes ; ibid. ; - Edmond Dupuis; ibid.;-Mma de Mirbel; ibid. Les ouvrages de M. Dantan aîné sont aussi remarquables par

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l'aspect que par le détail d'exécution. Ils révèlent un artiste fidèle aux tra litions des grandes écoles. Alfred DE LACAZE.

Documents particuliers.

*DANTAN jeune (Jean-Pierre), sculpteur français, frère du précédent, né à Paris, le 28 décembre 1800. Il reçut les premiers principes de la sculpture dans l'atelier de son père, et ce fut en jouant qu'il sentit naître et se développer son penchant à la caricature et à la reproduction plastique des objets. Comme son frère, Dantan jeune suivit les leçons de Bosio; après quelques études à l'Académie de Paris, il partit pour l'Italie, et s'appliqua surtout à l'étude du portrait. Il revint en France en 1830, et les premiers bustes qu'on remarqua de lui furent celui du pape Pie VIII et celui de Boieldieu, qui, exposé en 1831, mérita à son auteur une médaille d'or de seconde classe. Dès cette époque Dantan commença à cultiver sa disposition à saisir les ridicules d'une physionomie et à mouler les imperfections et les habitudes des figures, disposition qui devait le rendre créateur d'un geure où il est sans rivaux. Les premières charges qu'il exécuta ne furent pour lui qu'une sorte de délassement de ses travaux plus sérieux. Ses amis de Rome et de Paris, Carle et Horace Vernet, Lépaule, Ducornet, Cicéri, etc., exercèrent les premiers sa verve naissante. Leurs figurines rendues ingénieusement grotesques eurent un immense succès dans le monde artistique. Dantan osa davantage, et reproduisit sous des masques burlesques toutes les illustrations contemporaines. Bientôt la vogue s'empara du nom de Dantan, et la palme de la sculpture bouffonne lui fut décernée. Victor Hugo, Alexandre Dumas, Duvert, Chaudesaigues, du Sommerard, Romieu et bien d'autres littérateurs et critiques virent leurs images prendre rang dans le musée dantanesque. La musique fournit aussi ses célébrités: on vit successivement Berton étalant avec une comique satisfaction son habit d'académicien, tout chamarré de notes musicales; Ponchard s'abandonnant à toute l'expansibilité de sa voix; Paganini concentrant toutes les facultés de son âme dans un accord inspiré par une volonté puissante et la conviction que la merveilleuse flexibilité de ses doigts ne lui fera pas défaut; Castil-Blaze sur les épaules de Rossini, dont la statuette rappelle l'embonpoint du maestro; et tous les autres à la suite: Caraffa, Musard, Hubeneck, Monpou; puis Martin, Lablache, Santini, Tamburini, Rubini, Ivanoff, Nourrit, Levasseur, Dabadie; les trois têtes de Ferréol, Lemonnier et Thenard, surmontant une serinette; une série d'artistes aimés du public et reproduits dans les rôles où ils excellaient, dans leurs rôles de prédilection: Ligier, dans Louis XI; Bouffé, dans Le Gamin de Paris; Odry et Vernet, sous les cornettes de Mme Gibou et de Mme Pochet; Frédérick Lemaître et Serres, sous les haillons fantastiques de Robert Macaire et de

Bertrand; Perlet, Arnal, Achard, Levasseur, etc., etc. En même temps d'ingénieux rébus, traduisant le nom des personnages, venaient rendre ces types plus épigrammatiques, plus plaisants et aussi plus populaires.

Dantan ne se contenta pas d'avoir élargi pour les Français le cercle du rire et ajouté un grelot de plus à la folie humaine. I alla chercher de nouveaux types en Angleterre; là son talent entra dans une nouvelle ère, et atteignit à la hauteur de la satire. Les ducs de Cumberland et de Glocester; lord Wellinglon, lord Grey; lord Brougham, assis sur le sac de laine; lord Dorset ; le marquis de Clanricarde, gendre de Canning; O' Connell, l'orateur populaire aux gestes véhéments; Cobbett, négligé dans sa pose et sa toilette; Samuel Rothschild, nageant avec délices sur des monceaux d'or; sir Roger, le poëte banquier; lord Selton, lord Allan, George Bummel, et la plupart des représentants de la politique, de la finance et de la fashion anglaises, fournirent à Dantan certains traits de satire que ne sauraient atteindre ni la plume ni le burin. La charge de Talleyrand offrit surtout un mélange de sérieux et de grotesque impossible à rendre par tout autre que Dantan: cette figurine est considérée comme un portrait frappant de vérité. Le cadre de cet ouvrage ne nous permet pas de donner le catalogue complet des œuvres comiques et sérieuses de M. Dantan jeune; nous signalerons pourtant parmi les dernières les bustes de Jean-Bart, de Giulia Grisi, de Thalberg, de Bentinck, la statue de Boïeldieu, inaugurée à Rouen en 1838, les bustes de miss Adélaïde Kemble, exposé en 1844; - du célèbre architecte Soufflot; salon de 1845; - du docteur Jules Cloquet; ibid.; — du docteur Jobert de Lamballe; ibid.; du compositeur Onslow; ibid., du compositeur Cherubini; salon de 1847; de Lallemand; ibid.; - de Dittmer; ibid.; - de Rose Chéri, artiste drade Samson, de la Comédie

matique; ibid.;

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Française ; ibid.; de Fattet; salon de 1848; de A. Pérignon ; ibid.; du docteur Clot-Bey; salon de 1849; · du docteur Blandin; ibid., de Méhémet-Ali, pacha d'Égypte; ibid.; - de Maine de Biran; 1850 ; — du docteur Blanche; ibid.;-de Mène Maurice; ibid.; — de Cavantou; ibid.; de Rosa Bonheur, habile peintre de genre; ibid.; du compositeur Musard; ibid.; du compositeur Spontini; salon de 1852; du docteur Marjolin; ibid.; du marquis et de la marquise de Turgot; salon de 1853. Alfred DE LACAZE.

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Documents particuliers. - J.-B. Delestre, dans Le Dictionnaire de la Conversation.

DANTE OU DURANTE ALIGHIERI, l'Homère chrétien, naquit à Florence, le 8 mai 1265, au moment où le soleil était dans le signe des Gémeaux, ce qui lui fit prédire une brillante destinée, et il mourut exilé à Ravenne, le 14 septembre de l'année 1321, année mémorable par une

éclipse totale du soleil, suivant la chronique d'un des historiens de l'époque, Jean Villani. Poëte, soldat, publiciste, philosophe, homme d'État et simple citoyen, fondateur d'un art et d'une langue, tantôt l'un des chefs de sa cité républicaine, tantôt proscrit, presque mendiant dans l'exil, théologien membre tertiaire d'un ordre religieux et ardent apôtre d'une théorie politique opposée à la puissance temporelle des papes, guelfe et gibelin, condamné au feu par un tribunal révolutionnaire, poursuivi comme hérésiarque par l'inquisition et placé après sa mort jusque dans le Vatican parmi les docteurs de l'Église, il correspond à tout, et réunit en lui tous les extrêmes, tous les contrastes. Si Aristote fut l'encyclopédie vivante de l'antiquité (1), l'immortel Toscan, jeté dans la période orageuse dont son universalité réfléchit les faces diverses, par son existence militante aussi bien que par ses écrits, offre la personnification la plus complète du moyen âge. Longtemps demiperdu pour nous à travers ses ténèbres, ressuscité depuis peu par des investigations ferventes ou plutôt par la double force expansive de la forme et de l'idée, il y apparaît comme le flambeau qui éclaire le passé et l'avenir.

D'après la tradition, un Eliseo, issu d'une ancienne famille romaine, les Francipani, vint s'établir à Florence au neuvième siècle, quand Charlemagne, après avoir rebâti cette cité, détruite par Totila, roi des Goths, y appela des colons pour la repeupler. L'un de ses descendants, né en 1106, Cacciaguida, qui épousa Alighiera, de la maison des Alighieri Fontana de Ferrare (2), suivit l'empereur Courad III dans sa désastreuse croisade, fut armé chevalier de sa main, et périt sous le sabre des Turcs, en 1147. Ses enfants, fixés dans sa ville natale, adoptèrent le nom maternel, sans doute pour distinguer sa branche de celles de ses deux frères. Le troisième Alighieri, jurisconsulte, épousa en secondes noces Donna Bella, dont naquit notre poëte. Comme ses aïeux, quoique leur maison eût un chevalier pour souche, il avait embrassé le parti guelfe ou bourgeois, au milieu des factions qui divisaient la république florentine, et il avait subi un premier exil, vers 1248. Dans la bataille de Monte-Aperto, en 1260, les gibelins triomphèrent de nouveau, par le secours du roi Manfred, le valeureux bâtard des Hohenstaufen. Alighieri était banni pour la seconde fois à l'heure où Donna Bella mettait au jour un fils baptisé sous le nom de Durante, changé depuis en celui de Dante, par une abréviation familière. Guido Novello, des comtes Guidi, seigneurs du Casentin, gouvernait Florence comme podestat et lieutenant de Manfred; des agitations menaçantes l'obligèrent d'élire à sa place pour podestats deux chevaliers de Sainte-Marie, appartenant chacun à l'un des deux

(1) Voyez dans cet ouvrage l'article Aristote, de M. Hoefer.

(2) Nommés aussi Aldigieri, Aligieri, Alaghieri ou Alagieri, suivant l'instabilité commune alors des noms de famille.

camps opposés (Catalano et Loderingo, 1266). Ainsi, dès le berceau, l'enfant prédestiné puisait dans sa propre famille et dans sa municipalité, avec l'expérience des cruelles luttes civiles, les deux traditions antagonistes qui dominèrent ses actes et sa pensée, le principe impérialiste et le principe démocratique. Ces deux traditions se partageaient le monde. L'Italie, dont la papauté faisait toujours le centre de l'Europe, après l'immense mouvement des croisades, entrait dans une féconde période intellectuelle, signalée par d'importantes rénovations civiles et de grandes découvertes scientifiques.

L'expulsion de Guido Novello, dont la lieutenance temporaire s'écroulait avec la race impériale déchue, ramena en 1267 sous leur toit natal tous les guelfes exilés depuis sept ans. Alighieri put embrasser son fils et lui donner ses enseignements tutélaires; mais le jeune Dante resta bientôt orphelin. Heureusement sa famille, malgré ses vicissitudes, sans être riche, possédait assez d'aisance pour lui assurer des ressources et, s'il le désirait, son droit d'action dans les affaires du gouvernement. Outre sa maison florentine, il avait quelques biens-fonds, diverses métairies à Camerata, près de Plaisance et de Pise, ainsi que des objets mobiliers, dont plus tard la perte devait lui être sensible. Sa mère, Donna Bella,qui survécut quelque temps, ne négligea rien, selon les vues paternelles, pour cultiver ses facultés précoces. Avant de mourir, elle confia son éducation au savant Brunetto Latini (1), secrétaire de la république, professeur célèbre, et coreligionnaire politique du jurisconsulte défunt. Dante sous un tel maître reçut une précieuse impulsion, et se familiarisa vite avec toutes les notions scientifiques et morales dont les études embrassaient le cercle. Toutefois une puissante, une mystérieuse influence, agissant déjà sur son âme réfléchie et ardente, y développa ce que la scolastique ne pouvait donner, le feu rayonnant de la poésie et du génie, comme d'autres leçons plus profondes y développeront le vaste sentiment de l'humanité.

Dans sa dixième année, il avait rencontré une charmante enfant, dont la figure angélique sembla lui révéler le beau idéal avec l'amour; chacun connaît la Béatrice qu'il a immortalisée au-dessus de toute femme mortelle. Nous ne répéterons pas l'anecdote, peut-être romanesque, vulgairement empruntée à Boccace, sur leur première entrevue dans une réunion de famille chez les Portinari, leurs voisins, où Alighieri aurait conduit son jeune fils un jour de fête et de printemps. Le poëte a retracé son chaste amour dans sa Vita nuova, comme un exorde à sa vision future; mais il ne précise aucun détail local, et lui laisse un voile mystique. Quoi qu'en aient dit certains commentateurs et quelles qu'en fussent les allégories latentes, cet amour ni son objet ne furent une pure fiction. Les renseignements recueillis sur les Portinari,

(1) Voyez BRUNETTO LATINI.

fondateurs de l'hospice de Santa-Maria, ainsi que sur le mariage de leur fille Béatrice ou Bice avec l'un des Bardi,attestent la véracité biographique du pieux narrateur. Sous l'empire de cette passion, il traverse une adolescence agitée, en proie à des commotions étranges, à des phases maladives. Tout enfant, il aime et pense profondément; il compose des vers qui émeuvent le mens divinior fermente en lui. A propos d'un sonnet, ou songe énigmatique, sur lequel il les consulte, il entame une correspondance par symboles avec les troubadours en renom, Guido Cavalcante, qu'il appelle son premier ami, Cino de Pistoie, son second, Dante de Majano, son homonyme, et autres qui forment les fidèles d'amour.

Cependant sa famille, suivant l'usage, l'envoie perfectionner son instruction à l'université de Bologne, nommée Mater studiorum, puis à celle de Padoue, célèbre par sa primauté dans la jurisprudence. Au sortir de ses études, il fait son apprentissage militaire dans les guerres entre Florence et les villes rivales. Bientôt se réalise la vision qui dans une maladie lui a montré Béatrice morte: vers 1287, elle s'était mariée au riche seigneur Simon di Bardi, le fils d'un des amis de son père; elle expire le 9 juin 1290, dans sa vingt-sixième année. Un an après, Dante publie sa Vita nuova, élégiaque monodie qui prélude à son épopée. Si nous en croyons un commentateur (Buti), il aurait pris alors, comme novice, l'habit de Saint-François. On désigne même le monastère de San-Benedetto in Alpe, dans les gorges de l'Apennin, comme l'asile où il aurait commencé son noviciat. Le projet d'une retraite absolue dut lui venir en plusieurs occasions de malheur ou de trouble. Des écrivains franciscains affirment qu'il appartenait à leur ordre, dont il portait toujours le cordon comme affilié, et il voulut mourir sous cet habit.

Sa Vita nuova et ses Canzones lui avaient acquis une rapide renommée. On l'appelait communément le Poëte, quoique beaucoup d'autres écrivissent des vers en rimes latines et vulgaires. Une pléiaae d'hommes éminents l'environnait Arnolfo, l'architecte des trois principaux monuments de Florence; Cimabué, dont il reçut des leçons de dessin, avec Giotto et le mosaïste Gaddi; le savant Cecco, illustre professeur et astrologue de Bologne; François Barberino l'auteur des Documenti d'Amore; les troubadours cités plus haut, enfin toute une élite d'esprits distingués, dont la plupart jouent un rôle actif dans les affaires publiques comme dans son épopée. Lorsque Charles II d'Anjou traversa Florence, en 1289, pour aller se remettre en possession de son royaume, Dante fut présenté à son royal héritier par Brunetto, et prit place dans l'escorte que le comune donna à ce prince pour le protéger contre les ligues hostiles. Ce fut là son début sous le drapeau national.

Ses premières campagnes méritent d'être mentionnées. Il se distingua honorablement à la ba

taille de Campaldino, où les gibelins furent si cruellement défaits. Les Florentins, alliés avec d'autres villes guelfes, avaient envoyé des forces contre Arezzo, devenu le centre du gibelinisme. Corso Donati commandait le principal corps florentin, comme capitano, et le comte Buonconte de Montefeltro les Arétins. Dante marchait sous les ordres de Vieri del Cerchi, chef de la cavalerie, et avait sollicité l'honneur de faire partie des feditori, c'est-à-dire des cavaliers d'attaque. Selon le rapport de Léonard d'Arezzo, il combattit à cheval sur la première ligne, et courut de grands dangers. On a du poëte lui-même une lettre, datée de 1300, où il raconte ses impressions, après avoir décrit les manoeuvres des troupes. « Je n'étais plus inexpert dans les armes, dit-il; néanmoins au commencement j'eus une grande peur (ebbi temenza molto), et à la fin une très-vive joie, à la suite des diverses péripéties de la bataille. » Horace, qui fit le même aveu, n'avait pas montré le même courage. La contre-révolution gibeline, simultanément accomplie à Pise par la chute d'Ugolin, provoqua la ligue toscane. Dante assista dans cette seconde guerre au siége de Caprona, défendue par une garnison lucquoise. La garnison fut contrainte de se rendre sous condition d'avoir la vie sauve; mais les paysans irrités voulaient la massacrer pendant qu'elle défilait, pâle et tremblante, devant les vainqueurs, et le poëte-soldat rappelle cette scène dans un des chants de L'Enfer. Parmi les troupes florentines ou alliées combattait Bernardino da Polenta, neveu de Guido Polenta de Ravenne, père de la célèbre Françoise, peu après tragiquement assassinée à Rimini. Dante y eut encore pour compagnon le juge de Gallura, Nino Visconti, son noble ami, l'intègre petit-fils du traître dont le supplice attendrira les plus barbares. Le capitaine général, podestat des Pisans, était le fameux Guido de Montefeltro, depuis cordelier, et père de Buonconte, tué à Campaldino, où son cadavre ne put être retrouvé entre les morts autour du poëte s'amoncelaient ('s'affolevano) les épisodes et les personnages de ses chants à venir.

Dante épousa, vers 1292, Gemma, de la noble maison des Donati, dont le chef, Corso, tenait haut la bannière, et dont l'alliance lui promettait un puissant concours. Les documents authentiques manquent sur son mariage et les années qui le suivirent; seulement son nom se trouve inscrit dans un registre de l'an 1197, sur la matricule de l'art des médecins et pharmaciens, le sixième des arts majeurs, avec sa qualification distinctive: Dante degli Alighieri, poeta fiorentino. Cette inscription dans l'une des classes savantes lui ouvrait le chemin des principales magistratures. D'autres indices ou témoignages privés nous aideront à le suivre jusqu'à la fin du treizième siècle. Tout en méditant sa Comédie, dont il esquisse en latin les premiers chants, le poëte s'initie pendant cette période au manie

ment des affaires publiques. En 1292 avait lieu à Florence l'orageux prieurat de Giano della Bella, démocrate intègre, qui par des mesures vigoureuses essaya d'établir le gouvernement populaire sur des bases indestructibles, et fut obligé de s'exiler devant les intrigues des factions comme devant les caprices de la multitude. Une de ces mesures, connues sous le nom d'ordonnances de justice, rangeait parmi les grands et privait de certaines immunités civiques quiconque avait compté un chevalier dans sa famille. Le petitfils de Cacciaguida devint donc du même coup un grand et un exclu. Cependant, il ne resta pas neutre au milieu des querelles où s'agitait son avenir ainsi que le salut de son pays; il s'exerça dans les comices à parler cette énergique langue populaire dont il nous a légué le modèle. Signalé par ses facultés éclatantes, il remplit avec succès diverses charges ou missions pour le comune, soit auprès des républiques et seigneuries voisines, soit dans les États pontificaux. A Ferrare, on lui accorde le pas sur les autres ambassadeurs; à Pérouse, il délivre des concitoyens, qu'il ramène dans la patrie; à Naples, où il renoue ses liens avec le fils de Charles II, le prince Charles-Martel, il sauve du supplice un accusé florentin, Vauni Barducci. « Excellent roi, dit-il dans sou plaidoyer, rien ne te fait plus ressembler au Créateur que la miséricorde, la justice et la pitié. » En 1295 il vint à Paris conclure un traité entre la France et la Toscane (1). Cette mission servait de corollaire au traité de paix négocié par Boniface VIII entre Florence et le roi Jacques d'Aragon. Dante, à qui Brunetto avait enseigné la langue d'oil, saisit l'occasion de ce voyage pour compléter ses hautes études dans l'université où ses plus illustres compatriotes allaient solliciter le diplôme de docteur (2). Une

(1) Plusieurs biographes reportent à 1308 son voyage en France. Nous apprécierons en son lieu cette seconde version; mais les témoignages les plus sérieux corroborent ici la relation de Marius Philelphe, adoptée par Pelli.

(2) Les récits du poète, d'après différentes comparaisons et descriptions topographiques, semblent marquer d'abord un itinéraire qui passant par Arles, Paris, Bruges et Londres, aurait fint dans Oxford. Aucun document précis pour l'Angleterre et la Flandre ne vient appuyer cette hypothèse, ni l'indication vague de Boccace à ce sujet. Quant à Paris, les témoignages abondent, indépendamment du texte où l'enseignement du docte Siger, dans la rue du Fouarre, se trouve caraetérisé d'une façon trop précise pour n'y pas voir l'hommage d'un auditeur et d'un disciple fervent; il y est aussi parlé de l'excellence de notre art dans l'enluminure. La date forme toute la difficulté. Le passage très-net du commentaire que Jean Seravalle, évêque de Fermo, écrivait à Constance en 1416, la fixe, comme nous, entre 1295 et 1298.

« Dante, dit le docte évêque, fut bachelier dans l'uni versité de Paris, où il lut les sentences pour le grade de maître; il lut aussi la Bible; il répondit à toutes les questions, selon l'usage, et fit tous les actes nécessaires pour obtenir le doctorat en théologie. Il ne restait plus que l'inceptio ou le conventus. Mais l'argent lui manqua pour cet acte, et il revint en chercher à Florence, déjà regardé comme un parfait théologien. Noble par sa naissance, doué d'un sens naturel très-élevé, il devint alors prieur du peuple florentin, se mit à suivre les offices du palais, négligea les écoles, et ne retourna point à Paris. »

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