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Seroit-ce parce qu'il ne l'auroit pas pu, ou parce qu'il ne l'auroit pas voulu? Mais s'il ne l'a pas pu dans un temps, il ne l'a pas pu il ne l'a pas pu dans l'autre. C'est donc parce qu'il ne l'a pas voulu. Mais, comme il n'y a point de succession dans Dieu, si l'on admet qu'il ait voulu quelque chose une fois, il l'a voulu toujours, et dès le commence

ment.

'Cependant tous les historiens nous parlent d'un premier père: ils nous font voir la nature humaine naissante. N'est-il pas naturel de penser qu'Adam fut sauvé d'un malheur commun, comme Noé le fut du déluge, et que ces grands événements ont été fréquents sur la terre depuis la création du monde?

Mais toutes les destructions ne sont pas violentes. Nous voyons plusieurs parties de la terre se lasser de fournir à la subsistance des hommes: que savons-nous si la terre entière n'a pas des causes générales, lentes et imperceptibles, de lassitude?

J'ai été bien aise de te donner ces idées générales avant de répondre plus particulièrement à ta lettre sur la diminution des peuples arrivée depuis dix-sept à dix-huit siècles. Je te ferai voir, dans une lettre suivante, qu'indépendamment

'Dans les précédentes éditions, avant cet alinéa, on lisoit celui-ci : « Il ne faut donc pas compter les années du >> monde : le nombre des grains de sable de la mer ne leur » est pas plus comparable qu'un instant ». 34

TOME IV.

des causes physiques, il y en a de morales qui ont produit cet effet.

De Paris, le 8 de la lune de Chahban 1718.

LETTRE CXIV.

USBEK AU MÊME.

Tu cherches la raison pourquoi la terre est moins peuplée qu'elle ne l'étoit autrefois; et si tu y fais uy bien attention, tu verras que la grande différence vient de celle qui est arrivée dans les mœurs.

Depuis que la religion chrétienne et la mahométane ont partagé le monde romain, les choses sont bien changées : il s'en faut de beaucoup que ces deux religions soient aussi favorables à la propagation de l'espèce que celle de ces maîtres de l'univers.

Dans cette dernière, la polygamie étoit défendue; et en cela elle avoit un très-grand avantage sur la religion mahométane : le divorce y étoit permis; ce qui lui en donnoit un autre non moins considérable sur la chrétienne.

Je ne trouve rien de si contradictoire que cette pluralité de femmes permise par le saint Alcoran, et l'ordre de les satisfaire donné dans le même livre. Voyez vos femmes, dit le prophète, parce que vous leur êtes nécessaire comme leurs vêtements, et qu'elles vous sont nécessaires comme vos vêtements. Voilà un précepte qui

rend la vie d'un véritable musulman bien laborieuse. Celui qui a les quatre femmes établies par la loi, et seulement autant de concubines ou d'esclaves, ne doit-il pas être accablé de tant de vêtements ?

Vos femmes sont vos labourages, dit encore le prophète; approchez-vous donc de vos labourages faites du bien pour vos âmes, et vous le trouverez un jour.

:

Je regarde un bon musulman comme un athlète destiné à combattre sans relâche; mais qui, bientôt foible et accablé de ses premières fatigues, languit dans le champ même de la victoire, et se trouve, pour ainsi dire, enseveli sous ses propres triomphes.

La nature agit toujours avec lenteur, et, pour ainsi dire, avec épargne : ses opérations ne sont jamais violentes. Jusque dans ses productions, elle veut de la tempérance; elle ne va jamais qu'avec règle et mesure : si on la précipite, elle tombe bientôt dans la langueur; elle emploie toute la force qui lui reste à se conserver, perdant absolument sa vertu productrice et sa puissance générative.

C'est dans cet état de défaillance que nous met tos jours ce grand nombre de femmes, plus propre à nous épuiser qu'à nous satisfaire. Il est très-ordinaire parmi nous de voir un homme dans un sérail prodigieux avec un très-petit nombre d'enfants : ces enfants même sont, pour

la plupart du temps, foibles et malsains, et se sentent de la langueur de leur père.

Ce n'est pas tout: ces femmes, obligées à une continence forcée, ont besoin d'avoir des gens pour les garder, qui ne peuvent être que des eunuques; la religion, la jalousie, et la raison même, ne permettent pas d'en laisser approcher d'autres. Ces gardiens doivent être en grand nombre, soit afin de maintenir la tranquillité au dedans parmi les guerres que ces femmes se font sans cesse, soit pour empêcher les entreprises du dehors: ainsi un homme qui a dix femmes ou concubines n'a pas trop d'autant d'eunuques pour les garder. Mais quelle perte pour la société que ce grand nombre d'hommes morts dès leur naissance! quelle dépopulation ne doit-il pas s'ensuivre!

Les filles esclaves qui sont dans le sérail pour servir avec les eunuques ce grand nombre de femmes, y vieillissent presque toujours dans une affligeante virginité : elles ne peuvent pas se marier pendant qu'elles y restent; et leurs maitresses, une fois accoutumées à elles, ne s'en défont presque jamais.

Voilà comment un seul homme occupe à ses plaisirs tant de sujets de l'un et de l'autre sexe, les fait mourir pour l'état, et les rend inutiles à la propagation de l'espèce.

Constantinople et Ispahan sont les capitales des deux plus grands empires du monde : c'est que tout doit aboutir, et que les peuples, atti

rés de mille manières, se rendent de toutes parts. Cependant elles périssent d'elles-mêmes; et elles seroient bientôt détruites, si les souverains n'y faisoient venir, presque à chaque siècle, des nations entières pour les repeupler. J'épuiserai ce sujet dans une autre lettre.

De Paris, le 13 de la lune de Chahban 1718.

LETTRE CXV.

USBEK AU MÊME.

LES Romains n'avoient pas moins d'esclaves que nous; ils en avoient même plus mais ils en faisoient un meilleur usage.

Bien loin d'empêcher par des voies forcées la multiplication de ces esclaves, ils la favorisoient au contraire de tout leur pouvoir; ils les associoient, le plus qu'ils pouvoient, par des espèces de mariages par ce moyen, ils remplissoient leurs maisons de domestiques de tous les sexes, de tous les âges; et l'état, d'un peuple innombrable.

Ces enfants, qui faisoient à la longue la richesse d'un maître, naissoient sans nombre autour de lui: il étoit seul chargé de leur nourriture et de leur éducation; les pères, libres de ce fardeau, suivoient uniquement le penchant de la nature, et multiplioient sans craindre une trop nombreuse famille.

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