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et les punissoient de leur propre lâcheté. Chez les Romains, le consul décimoit les troupes qui avoient fui, et les ramenoit contre les ennemis. Le gouvernement des Carthaginois étoit trèsdur ils avoient si fort tourmenté les peuples : d'Espagne, que, lorsque les Romains y arrivérent, ils furent regardés comme des libérateurs; et si l'on fait attention aux sommes immenses qu'il leur en coûta pour soutenir une guerre où ils succombèrent, on verra bien que l'injustice est mauvaise ménagère, et qu'elle ne remplit pas

même ses vues.

La fondation d'Alexandrie avoit beaucoup diminué le commerce de Carthage. Dans les premiers temps, la superstition bannissoit en quelque façon les étrangers de l'Égypte ; et lorsque les Perses l'eurent conquise, ils n'avoient songé qu'à affoiblir leurs nouveaux sujets: mais, sous les rois grecs, l'Égypte fit presque tout le commerce du monde, et celui de Carthage commença à déchoir.

Les puissances établies par le commerce peuvent subsister long-temps dans leur médiocrité; mais leur grandeur est de peu de durée. Elles s'élèvent peu à peu et sans que personne s'en aperçoive; car elles ne font aucun acte particulier qui fasse du bruit et signale leur puissance :

1 Voyez ce que dit Polybe de leurs exactions, surtout dans le fragment du Liv. IX, Extrait des vertus et des vices.

mais lorsque la chose est venue au point qu'on ne peut plus s'empêcher de la voir, chacun cherche à priver cette nation d'un avantage qu'elle n'a pris, pour ainsi dire, que par surprise.

La cavalerie carthaginoise valoit mieux que la romaine, par deux raisons: l'une que les chevaux numides et espagnols étoient meilleurs que ceux d'Italie; et l'autre, que la cavalerie romaine étoit mal armée; car ce ne fut que dans les guerres que les Romains firent en Grèce, qu'ils changèrent de manière, comme nous l'apprenons de Polybe'.

Dans la première guerre punique, Régulus fut battu dès que les Carthaginois choisirent les plaines pour faire combattre leur cavalerie; et, dans la seconde, Annibal dut à ses Numides ses principales victoires 2.

Scipion, ayant conquis l'Espagne et fait alliance avec Massinissa, ôta aux Carthaginois cette supériorité. Ce fut la cavalerie numide qui gagna la bataille de Zama, et finit la guerre.

Les Carthaginois avoient plus d'expérience sur la mer, et connoissoient mieux la manoeuvre que les Romains mais il me semble que cet avantage n'étoit pas pour lors si grand qu'il le seroit aujourd'hui.

Les anciens, n'ayant pas la boussole, ne pou.

1 Liv. VI, Chap. xxv.

Des corps entiers de Numides passèrent du côté des Romains, qui dès lors commencèrent à respirer.

- voient guère naviguer que sur les côtes; aussi ne se servoient-ils que de bâtiments à rames, petits et plats; presque toutes les rades étoient pour eux des ports; la science des pilotes étoit très-bornée, et leur manœuvre très-peu de chose : aussi Aristote disoit-il ' qu'il étoit inutile d'avoir un corps de mariniers, et que les laboureurs suffisoient pour cela.

L'art étoit si imparfait, qu'on ne faisoit guère avec mille rames que ce qui se fait aujourd'hui avec cent 2.

Les grands vaisseaux étoient désavantageux, en ce qu'étant difficilement mus par la chiourme, ils ne pouvoient pas faire les évolutions nécessaires. Antoine en fit à Actium une funeste expérience 3; ses navires ne pouvoient se remuer, pendant que ceux d'Auguste, plus légers, les attaquoient de toutes parts.

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Les vaisseaux anciens étant à rames, les plus légers brisoient aisément celles des plus grands, qui pour lors n'étoient plus que des machines immobiles, comme sont aujourd'hui nos vaisseaux démâtés.

Depuis l'invention de la boussole, on a changé de manière; on a abandonné les rames 4, on a

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1 Polit. Liv. VII, Chap. vi.

Voyez ce que dit Perrault sur les rames des anciens, Essai de physique, Tit. III, méchanique des animaux.

3 La même chose arriva à la bataille de Salamine. (Plut. Vie de Themistocle.) L'histoire est pleine de faits pareils. 4 En quoi on peut juger de l'imperfection de la marine

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fui les côtes, on a construit de gros vaisseaux; la machine est devenue plus composée, et les pratiques se sont multipliées.

L'invention de la poudre a fait une chose qu'on n'auroit pas soupçonnée; c'est que la force des armées navales a plus que jamais consisté dans l'art car, pour résister à la violence du canon et ne pas essuyer un feu supérieur, il a fallu de gros navires. Mais, à la grandeur de la machine, on a dû proportionner la puissance de l'art.

Les petits vaisseaux d'autrefois s'accrochoient soudain, et les soldats combattoient des deux parts; on mettoit sur une flotte toute une armée de terre. Dans la bataille navale que Régulus et son collègue gagnèrent, on vit combattre cent trente mille Romains contre cent cinquante mille Carthaginois. Pour lors les soldats étoient pour beaucoup, et les gens de l'art pour peu à : présent les soldats sont pour rien, ou pour peu, et les gens de l'art pour beaucoup.

La victoire du consul Duillius fait bien sentir cette différence. Les Romains n'avoient aucune connoissance de la navigation: une galère carthaginoise échoua sur leurs côtes ; ils se servirent de ce modèle pour en bâtir en trois mois de temps, leurs matelots furent dressés, leur flotte fut construite, équipée; elle mit à la mer, elle trouva l'armée navale des Carthaginois, et la battit,

des anciens, puisque nous avons abandonné une pratique dans laquelle nous avions tant de supériorité sur eux.

A peine à présent toute une vie suffit-elle à un prince pour former une flotte capable de paroitre devant une puissance qui a déjà l'empire de la mer; c'est peut-être la seule chose gent seul ne peut pas faire. Et si de nos jours un que l'argrand prince réussit d'abord ', l'expérience a fait voir à d'autres que c'est un exemple qui peut être plus admiré que suivi '.

La seconde guerre punique est si fameuse, que tout le monde la sait. Quand on examine bien cette foule d'obstacles qui se présentèrent devant Annibal, et que cet homme extraordinaire surmonta tous, on a le plus beau spectacle que nous ait fourni l'antiquité.

Rome fut un prodige de constance. Après les journées du Tésin, de Trébie et de Thrasymène, après celle de Cannes, plus funeste encore, abandonnée de presque tous les peuples d'Italie, elle ne demanda point la paix. C'est que le sénat ne se départoit jamais des maximes anciennes : il agissoit avec Annibal comme il avoit agi autrefois avec Pyrrhus, à qui il avoit refusé de faire aucun accommodement tandis qu'il seroit en Italie et je trouve dans Denys d'Halicarnasse 3 que, lors de la négociation de Coriolan, le sénat declara qu'il ne violeroit point ses coutumes ancennes; que le peuple romain ne pouvoit faire

'Louis XIV.

* L'Espagne et la Moscovie.

'Antiquités romaines, Liv. VIII.

TOME IV.

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