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La grandeur de Pyrrhus ne consistoit que dans ses qualités personnelles'. Plutarque nous dit qu'il fut obligé de faire la guerre de Macédoine, parce qu'il ne pouvoit entretenir huit mille hommes de pied et cinq cents chevaux qu'il avoit 2. Ce prince, maître d'un petit état dont on n'a plus entendu parler après lui, étoit un aventurier qui faisoit des entreprises continuelles, parce qu'il ne pouvoit subsister qu'en entrepre

nant.

Tarente, son alliée, avoit bien dégénéré de l'institution des Lacédémoniens ses ancêtres 3. Il auroit pu faire de grandes choses avec les Samnites; mais les Romains les avoient presque

détruits.

Carthage, devenue riche plus tôt que Rome, avoit aussi été plus tôt corrompue : ainsi, pendant qu'à Rome les emplois publics ne s'obtenoient que par la vertu, et ne donnoient d'utilité que l'honneur et une préférence aux fatigues, tout ce que le public peut donner aux particuliers se vendoit à Carthage, et tout service rendu par les particuliers y étoit payé par le public.

La tyrannie d'un prince ne met pas un état plus près de sa ruine que l'indifférence pour le bien commun n'y met une république. L'avan

Voyez un fragment du Liv. I de Dion, dans l'Extrait des vertus et des vices.

2 Vie de Pyrrhus.

Justin, Liv. XX, Chap. 1.

tage d'un état libre est que les revenus y sont mieux administrés ; mais, lorsqu'ils le sont plus mal, l'avantage d'un état libre est qu'il n'y a point de favoris: mais quand cela n'est pas, et qu'au lieu des amis et des parents du prince il faut faire la fortune des amis et des parents de tous ceux qui ont part au gouvernement, tout est perdu; les lois sont éludées plus dangereusement qu'elles ne sont violées par un prince, qui, étant toujours le plus grand citoyen de l'état, a le plus d'intérêt à sa conservation.

Des anciennes mœurs, un certain usage de la pauvreté, rendoient à Rome les fortunes à peu près égales mais à Carthage, des particuliers avoient les richesses des rois.

De deux factions qui régnoient à Carthage, l'une vouloit toujours la paix, et l'autre toujours la guerre ; de façon qu'il étoit impossible d'y jouir de l'une, ni d'y bien faire l'autre.

Pendant qu'à Rome la guerre réunissoit d'abord tous les intérêts, elle les séparoit encore plus à Carthage '.

Dans les états gouvernés par un prince, les divisions s'apaisent aisément, parce qu'il a dans'

La présence d'Annibal fit cesser parmi les Romains toutes les divisions: mais la présence de Scipion aigrit celles qui étoient déjà parmi les Carthaginois; elle ôta au gouvernement tout ce qui lui restoit de force; les généraux, le sénat, les grands, devinrent suspects au peuple, et le peuple devint furieux. (Voyez dans Appien toute cette guerre du premier Scipion.)

ses mains une puissance coercitive qui ramène les deux partis; mais dans une république elles sont plus durables, parce que le mal attaque ordinairement la puissance même qui pourroit le guérir.

A Rome, gouvernée par les lois, le peuple souffroit que le sénat eût la direction des affaires : à Carthage, gouvernée par des abus, le peuple vouloit tout faire par lui-même.

Carthage, qui faisoit la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avoit, par cela même, du désavantage : l'or et l'argent s'épuisent; mais la vertu, la constance, la force et la pauvreté ne s'épuisent jamais.

Les Romains étoient ambitieux par orgueil, et les Carthaginois par avarice; les uns vouloient commander, les autres vouloient acquérir; et ces derniers, calculant sans cesse la recette et la dépense, firent toujours la guerre sans l'aimer.

Des batailles perdues, la diminution du peuple, l'affoiblissement du commerce, l'épuisement du trésor public, le soulèvement des nations voisines, pouvoient faire accepter à Carthage les conditions de paix les plus dures: mais Rome ne se conduisoit point par le sentiment des biens et des maux; elle ne se déterminoit que par sa gloire; et comme elle n'imaginoit point qu'elle pût être, si elle ne commandoit pas, il n'y avoit point d'espérance ni de crainte qui pût l'obliger à faire une paix qu'elle n'auroit point imposée.

Il n'y a rien de si puissant qu'une république

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où l'on observe les lois, non pas par crainte, non pas par raison, mais par passion, comme furent Rome et Lacédémone: car pour lors il se joint à la sagesse d'un bon gouvernement toute la force que pourroit avoir une faction.

Les Carthaginois se servoient de troupes étrangères, et les Romains employoient les leurs. Comme ces derniers n'avoient jamais regardé les vaincus que comme des instruments pour des triomphes futurs, ils rendirent soldats tous les peuples qu'ils avoient soumis ; et plus ils eurent de peine à les vaincre, plus ils les jugèrent propres à être incorporés dans leur république. Ainsi nous voyons les Samnites, qui ne furent subjugués qu'après vingt-quatre triomphes'. devenir les auxiliaires des Romains; et, quelque temps avant la seconde guerre punique, ils tirèrent d'eux et de leurs alliés, c'est-à-dire, d'un pays qui n'étoit guère plus grand que les états du pape et de Naples, sept cent mille hommes. de pied et soixante et dix mille de cheval pour opposer aux Gaulois 2.

Dans le fort de la seconde guerre punique, Rome eut toujours sur pied de vingt-deux à vingtquatre légions; cependant il paroît, par TiteLive, que le cens n'étoit pour lors que d'environ cent trente-sept mille citoyens.

2

Florus, Liv. I, Chap. xvI.

Voyez Polybe. Le sommaire de Florus dit qu'ils levèrent trois cent mille hommes dans la ville et chez les Latins.

Carthage employoit plus de forces pour attaquer, Rome pour se défendre : celle-ci, comme on vient de le dire, arma un nombre d'hommes prodigieux contre les Gaulois et Annibal qui l'attaquoient, et elle n'envoya que deux légions contre les plus grands rois; ce qui rendit ses forces éternelles.

L'établissement de Carthage dans son pays étoit moins solide que celui de Rome dans le sien: cette dernière avoit trente colonies autour d'elle, qui en étoient comme les remparts'. Avant la bataille de Cannes, aucun allié ne l'avoit abandonnée ; c'est que les Samnites et les autres peuples d'Italie étoient accoutumés à sa domination.

La plupart des villes d'Afrique, étant peu fortifiées, se rendoient d'abord à quiconque se présentoit pour les prendre aussi tous ceux qui y débarquèrent, Agathocle, Régulus, Scipion, mirent-ils d'abord Carthage au désespoir.

On ne peut guère attribuer qu'à un mauvais gouvernement ce qui leur arriva dans toute la guerre que leur fit le premier Scipion: leur ville et leurs armées même étoient affamées, tandis que les Romains étoient dans l'abondance de toutes choses 2.

Chez les Carthaginois, les armées qui avoient été battues devenoient plus insolentes; quelquefois elles mettoient en croix leurs généraux,

Tite-Live, Liv. XXVII.

Voyez Appien, liber libycus.

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