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cette longue suite d'incursions, les peuples barbares, ou plutôt les essaims sortis d'eux, détruisoient ou étoient détruits; tout dépendoit des circonstances et pendant qu'une grande nation étoit combattue ou arrêtée, une troupe d'aventuriers qui trouvoient un pays ouvert y faisoient des ravages effroyables. Les Goths, que le désavantage de leurs armes fit fuir devant tant de nations, s'établirent en Italie, en Gaule et en Espagne : les Vandales, quittant l'Espagne par foiblesse, passèrent en Afrique, où ils fondèrent un grand empire.

Justinien ne put équiper contre les Vandales que cinquante vaisseaux; et quand Bélisaire débarqua, il n'avoit que cinq mille soldats '. C'étoit une entreprise bien hardie: et Léon, qui avoit autrefois envoyé contre eux une flotte composée de tous les vaisseaux de l'Orient, sur laquelle il avoit cent mille hommes, n'avoit pas conquis l'Afrique, et avoit pensé perdre l'empire.

Ces grandes flottes, non plus que les grandes armées de terre, n'ont guère jamais réussi. Comme elles épuisent un état, si l'expédition est longue, ou que quelque malheur leur arrive, elles ne peuvent être secourues ni réparées : si une partie se perd, ce qui reste n'est rien, parce que les vaisseaux de guerre, ceux de transport, la cavalerie, l'infanterie, les munitions, enfin

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les diverses parties, dépendent du tout ensemble. La lenteur de l'entreprise fait qu'on trouve toujours des ennemis préparés : outre qu'il est rare que l'expédition se fasse jamais dans une saison commode, on tombe dans le temps des orages, tant de choses n'étant presque jamais prêtes que quelques mois plus tard qu'on ne se l'étoit promis.

Bélisaire envahit l'Afrique; et ce qui lui servit beaucoup, c'est qu'il tira de Sicile une grande quantité de provisions, en conséquence d'un traité fait avec Amalasonte, reine des Goths. Lorsqu'il fut envoyé pour attaquer l'Italie, voyant que les Goths tiroient leur subsistance de la Sicile, il commença par la conquérir; il affama ses ennemis, et se trouva dans l'abondance de toutes choses.

Bélisaire prit Carthage, Rome et Ravenne, et envoya les rois des Goths et des Vandales captifs à Constantinople, où l'on vit, après tant de temps, les anciens triomphes renouvelés'.

On peut trouver dans les qualités de ce grand homme les principales causes de ses succès. Avec un général qui avoient toutes les maximes des premiers Romains, il se forma une armée telle que les anciennes armées romaines.

Les grandes vertus se cachent ou se perdent ordinairement dans la servitude; mais le gou

Justinien ne lui accorda que le triomphe de l'Afrique. * Forez Suidas, à l'article Bélisaire.

vernement tyrannique de Justinien ne put opprimer la grandeur de cette âme ni la supériorité de ce génie.

L'eunuque Narsès fut encore donné à ce règne pour le rendre illustre. Élevé dans le palais, il avoit plus la confiance de l'empereur; car les princes regardent toujours leurs courtisans comme leurs plus fidèles sujets.

Mais la mauvaise conduite de Justinien, ses profusions, ses vexations, ses rapines, sa fureur de bâtir, de changer, de réformer, son inconstance dans ses desseins, un règne dur et foible, devenu plus incommode par une longue vieillesse, furent des malheurs réels, mêlés à des succès inutiles et une gloire vaine.

Ces conquêtes, qui avoient pour cause, non la force de l'empire mais de certaines circonstances particulières, perdirent tout: pendant qu'on y occupoit les armées, de nouveaux peuples passèrent le Danube, désolèrent l'Illyrie, la Macédoine et la Grèce; et les Perses, dans quatre invasions, firent à l'Orient des plaies incurables'.

Plus ces conquêtes furent rapides, moins elles eurent un établissement solide; l'Italie et l'Afrique furent à peine conquises, qu'il fallut les reconquérir.

Justinien avoit pris sur le théâtre une femme

Les deux empires se ravagèrent d'autant plus, qu'on n'espéroit pas conserver ce qu'on avoit conquis.

qui s'y étoit long-temps prostituée ' : elle le gouverna avec un empire qui n'a point d'exemple dans les histoires; et, mettant sans cesse dans les affaires les passions et les fantaisies de son sexe, elle corrompit les victoires et les succès les plus

heureux.

En Orient, on a de tout temps multiplié l'usage des femmes, pour leur ôter l'ascendant prodigieux qu'elles ont sur nous dans ces climats: mais à Constantinople la loi d'une seule femme donna à ce sexe l'empire; ce qui mit quelquefois de la foiblesse dans le gouvernement.

Le peuple de Constantinople étoit de tout temps divisé en deux factions, celle des bleus, et celle des verts: elles tiroient leur origine de l'affection que l'on prend dans les théâtres pour de certains acteurs plutôt que pour d'autres. Dans les jeux du Cirque, les chariots dont les cochers étoient habillés de vert disputoient le prix à ceux qui étoient habillés de bleu ; et chacun y prenoit intérêt jusqu'à la fureur.

Ces deux factions, répandues dans toutes les villes de l'empire, étoient plus ou moins furieuses, à proportion de la grandeur des villes, c'est-à-dire de l'oisiveté d'une grande partie du peuple.

Mais les divisions, toujours nécessaires dans un gouvernement républicain pour le maintenir, ne pouvoient être que fatales à celui des empe

1 L'impératrice Théodora.

reurs, parce qu'elles ne produisoient que le changement du souverain, et non le rétablissement des lois et la cessation des abus.

Justinien, qui favorisa les bleus, et refusa toute justice aux verts', aigrit les deux factions, et par conséquent les fortifia.

Elles allèrent jusqu'à anéantir l'autorité des magistrats : les bleus ne craignoient point les lois, parce que l'empereur les protégeoit contre elles; les verts cessèrent de les respecter, parce qu'elles ne pouvoient plus les défendre '.

Tous les liens d'amitié, de parenté, de devoir, de reconnoissance, furent ôtés les fa milles s'entre-détruisirent: tout scélérat qui voulut faire un crime fut de la faction des bleus; tout homme qui fut volé ou assassiné fut de celle des verts.

Un gouvernement si peu sensé étoit encore plus cruel l'empereur, non content de faire à ses sujets une injustice générale en les accablant d'impôts excessifs, les désoloit par toutes sortes de tyrannies dans leurs affaires particulières.

Je ne serois point naturellement porté à croire tout ce que Procope nous dit là-dessus dans son

'Cette maladie étoit ancienne. Suétone dit que Caligula, attaché à la faction des verts, haïssoit le peuple, parce qu'il applaudissoit à l'autre.

2 Pour prendre une idée de l'esprit de ces temps-là, il faut voir Théophane, qui rapporte une longue conversation qu'il y eut au théâtre entre les verts et l'empereur.

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