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Ses affranchis les plus chers, et, à ce que quelques-uns ont dit, sa femme même, voyant qu'il étoit aussi dangereux dans ses amitiés que dans ses haines, et qu'il ne mettoit aucunes bornes à ses méfiances ni à ses accusations, s'en défirent. Avant de faire le coup, ils jetèrent les yeux sur un successeur, et choisirent Nerva, vénérable vieillard.

Nerva adopta Trajan, prince le plus accompli dont l'histoire ait jamais parlé. Ce fut un bonheur d'être né sous son règne : il n'y en eut point de si heureux ni de si glorieux pour le peuple romain. Grand homme d'état, grand capitaine; ayant un cœur bon qui le portoit au bien, un esprit éclairé qui lui montroit le meilleur, une âme noble, grande, belle; avec toutes les vertus, n'étant extrême sur aucune; enfin l'homme le plus propre à honorer la nature humaine et représenter la divine.

Il exécuta le projet de César, et fit avec succès la guerre aux Parthes. Tout autre auroit succombé dans une entreprise où les dangers étoient toujours présents et les ressources éloignées, où il falloit absolument vaincre, et où il n'étoit pas sûr de ne pas périr après avoir vaincu.

La difficulté consistoit, et dans la situation des deux empires, et dans la manière de faire la guerre des deux peuples. Prenoit-on le chemin de l'Arménie, vers les sources du Tigre et de l'Euphrate, on trouvoit un pays montueux et difficile, où l'on ne pouvoit mener de convois,

de façon que l'armée étoit demi-ruinée avant d'arriver en Médie '. Entroit-on plus bas, vers le midi, par Nisibe, on trouvoit un désert affreux qui séparoit les deux empires. Vouloit-on passer plus bas encore, et aller par la Mésopotamie, on traversoit un pays en partie inculte, en partie submergé; et le Tigre et l'Euphrate allant du nord au-midi, on ne pouvoit pénétrer dans le pays sans quitter ces fleuves, ni guère quitter ces fleuves sans périr.

Quant à la manière de faire la guerre des deux nations, la force des Romains consistoit dans leur infanterie, la plus forte, la plus ferme et la mieux disciplinée du monde.

Les Parthes n'avoient point d'infanterie, mais une cavalerie admirable: ils combattoient de loin, et hors de la portée des armes romaines; le javelot pouvoit rarement les atteindre leurs armes étoient l'arc et des flèches redoutables : ils assiégeoient une armée plutôt qu'ils ne la combattoient; inutilement poursuivis, parce que, chez eux, fuir c'étoit combattre : ils faisoient retirer les peuples à mesure qu'on approchoit, et ne laissoient dans les places que les garnisons; et lorsqu'on les avoit prises, on étoit obligé de les détruire; ils brûloient avec art tout le pays autour de l'armée ennemie, et lui ôtoient

Le pays ne fournissoit pas d'assez grands arbres pour faire des machines pour assiéger les places. (Plutarque, Vie dAntoine.)

jusqu'à l'herbe même : enfin ils faisoient à peu près la guerre comme on la fait encore aujourd'hui sur les mêmes frontières.

D'ailleurs les légions d'Illyrie et de Germanie, qu'on transportoit dans cette guerre, n'y étoient pas propres les soldats, accoutumés à manger beaucoup dans leur pays, y périssoient presque

tous.

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Ainsi, ce qu'aucune nation n'avoit pas encore fait, d'éviter le joug des Romains, celle des Parthes le fit, non pas comme invincible, mais comme inaccessible.

Adrien abandonna les conquêtes de Trajan', et borna l'empire à l'Euphrate; et il est admirable qu'après tant de guerres, les Romains n'eussent perdu que ce qu'ils avoient voulu quitter, comme la mer, qui n'est moins étendue que lorsqu'elle se retire d'elle-même.

La conduite d'Adrien causa beaucoup de murmures. On lisoit, dans les livres sacrés des Romains, que lorsque Tarquin voulut bâtir le Capitole, il trouva que la place la plus convenable étoit occupée par les statues de beaucoup d'autres divinités il s'enquit, par la science qu'il avoit dans les augures, si elles voudroient céder leur place à Jupiter; toutes y consentirent, à la réserve de Mars, de la Jeunesse, et du dieu

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Voyez Hérodien, Vie d'Alexandre.

Voyez Eutrope. La Dacie ne fut abandonnée que sous Aurélien.

Terme. Là-dessus s'établirent trois opinions religieuses que le peuple de Mars ne céderoit à personne le lieu qu'il occupoit; que la jeunesse romaine ne seroit point surmontée; et qu'enfin le dieu Terme des Romains ne reculeroit jamais: ce qui arriva pourtant sous Adrien.

CHAPITRE XVI.

De l'état de l'empire, depuis Antonin jusqu'à Probus.

DANS Ces temps-là, la secte des stoïciens s'étendoit et s'accréditoit dans l'empire. Il sembloit que la nature humaine eût fait un effort pour produire d'elle-même cette secte admirable, qui étoit comme ces plantes que la terre fait naître dans des lieux que le ciel n'a jamais vus.

Les Romains lui dûrent leurs meilleurs empereurs. Rien n'est capable de faire oublier le premier Antonin, que Marc-Aurèle, qu'il adopta. On sent en soi-même un plaisir secret lorsqu'on parle de cet empereur; on ne peut lire sa vie sans une espèce d'attendrissement: tel est l'effet qu'elle produit, qu'on a meilleure opinion de soi-même, parce qu'on a meilleure opinion des hommes.

La sagesse de Nerva, la gloire de Trajan, la valeur d'Adrien, la vertu des deux Antonins, se

'Saint Augustin, de la Cité de Dieu, Liv. VI, Chap. xx

et XXIX.

firent respecter des soldats. Mais lorsque de nouveaux monstres prirent leur place, l'abus du gouvernement militaire parut dans tout son excès; et les soldats, qui avoient vendu l'empire, assassinèrent les empereurs pour en avoir un nouveau prix.

On dit qu'il y a un prince dans le monde qui travaille depuis quinze ans à abolir dans ses états le gouvernement civil pour y établir le gouvernement militaire. Je ne veux point faire des réflexions odieuses sur ce dessein je dirai seulement que, par la nature des choses, deux cents gardes peuvent mettre la vie d'un prince en sûreté, et non pas quatre-vingt mille; outre qu'il est plus dangereux d'opprimer un peuple armé qu'un autre qui ne l'est pas.

Commode succéda à Marc-Aurèle son père. C'étoit un monstre qui suivoit toutes ses passions et toutes celles de ses ministres et de ses courtisans. Ceux qui en délivrèrent le monde mirent en sa place Pertinax, vénérable vieillard, que les soldats prétoriens massacrèrent d'abord.

Ils mirent l'empire à l'enchère, et Didius Julien l'emporta par ses promesses; cela souleva tout le monde; car quoique l'empire eût été souvent acheté, il n'avoit pas encore été marchandé. Pescennius Niger, Sévère et Albin, furent salués empereurs; et Julien, n'ayant pu payer les sommes immenses qu'il avoit promises, fut abandonné par ses soldats.

Sévère défit Niger et Albin : il avoit de grandes

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