Page images
PDF
EPUB

milieu de cette apathie contemplative, l'homme s'exposait tour à tour à l'illusion, au fanatisme, au déréglement; il oubliait ses sens pour mieux exalter ses idées, dédaignait de régler ses actions, par respect pour l'immuabilité des décrets éternels; et, s'abandonnant à l'impiété du désespoir, il croyait pouvoir acquiescer d'avance à sa propre damnation, pourvu qu'il aimât Dieu comme s'il était possible d'aimer encore un Dieu dont on n'aurait plus rien à espérer, en lui sacrifiant, dans un pareil délire, jusqu'à la béatitude éter ́nelle '. » Ces monstruosités, condamnées par Innocent XI, ne furent pas entièrement ensevelies avec Molinos dans les prisons de l'inquisition. « D'autres visionnaires, confondant les élans de l'enthousiasme avec les mouvements du cœur, supposèrent aussi que l'homme pouvait être libéral envers Dieu, et aussitôt la contemplation mystique dégénéra en un état purement passif d'oraison, où les chimères, les extases, le délire de l'imagination, l'abandon de la volonté, ne parurent plus aux âmes tendres qu'une communication plus intime avec l'Être suprême. » Parmi ces ardents prosélytes de Molinos figura bientôt Mme Guyon, femme de beaucoup d'esprit et de piété, qui parut tempérer les dangers du quiélisme en le réduisant à une erreur de spéculation. Sa théorie était de demeurer dans une inaction absolue, de s'abîmer dans l'amour de Dieu, mais dans un amour oisif où sont supprimés beaucoup d'actes essentiels à la piété et expressément commandés de Dieu; c'était de vouloir sentir des vertus qu'il nous est seulement ordonné d'avoir. Fénelon, qui crut retrouver dans la bouche de Mme Guyon le langage inspiré des auteurs mystiques dont il avait fait dans sa jeunesse une étude particulière, fut séduit, et son cœur emporta sa raison. Il se laissa prendre à une doctrine exagérée du pur amour et à une malheureuse spiritualité plus sublime que celle qui nous est enseignée par Jésus-Christ; en effet, ce maître adorable, dit Bourdaloue 3, « sans rien relâcher de ses droits, ni rien rabattre du commandement qu'il nous fait de l'aimer comme notre Dieu, pour lui-même et plus que nous-mêmes, veut bien que notre amour pour lui ait un retour sur nous; et, pourvu que notre intérêt ne soit point Maury, Éloge de Fénelon. 3 Sermon sur la récompense des Saints,

2 lbid.

un intérêt servile, il consent que nous l'aimions par intérêt, ou plutôt que nous nous fassions un intérêt de l'aimer. Car c'est pour cela qu'il nous promet une récompense dont la vue est infiniment capable de nous élever à ce pur et parfait amour, qui, comme dit saint Chrysostôme, réunit saintement et divinement notre intérêt à l'intérêt de Dieu. »> Jusque-là cependant Fénelon avait gardé le silence, et quoi qu'il pût penser au fond, il ne prenait point ouvertement parti pour la nouvelle mystique. Tout au plus il faisait part à quelques amis de ses sentiments, qu'il était prêt d'ailleurs à leur abandonner dès qu'ils le voudraient; il écrivait à Bossuet: «Ne soyez point en peine de moi; je suis dans vos mains comme un petit enfant. Je puis vous assurer, ajoutait-il, que ma doctrine n'est pas ma doctrine. Elle passe par moi sans être à moi et sans y rien laisser. Je ne tiens à rien, et tout cela m'est comme étranger... J'aime autant croire d'une façon que d'une autre. Dès que vous aurez parlé, tout sera effacé chez moi. » C'était pendant les conférences d'Issy, où l'on examinait les livres de Mme Guyon, que Fénelon adressait à celui qu'il appelait son maître dans la science divine ces lignes si humbles et si soumises. Bossuet, qui s'était engagé à ne rien écrire dans un sens ou dans un autre avant de s'être fait une conviction et de pouvoir prononcer sûrement, évita de répondre, et continua l'examen qu'il avait commencé. Quelque temps après, Fénelon, qui venait d'être nommé archevêque de Cambrai, fut admis aux réunions, et l'on sait comment elles se terminèrent. On présenta à ce dernier trente articles à signer. Il en fit ajouter quatre, et il signa avec les autres commissaires les trente-quatre articles destinés à expliquer les vrais principes sur l'état d'oraison. Tout semblait fini, lorsque Bossuet, jugeant que ces principes généraux ne formaient pas pour les fidèles un corps de doctrine suffisamment développé, composa une Instruction sur les états d'oraison, dont il fit remettre le manuscrit à Fénelon, en le priant de l'approuver. Celui-ci refusa, sur ce qu'il avait entrevu, à la simple ouverture des cahiers de M. de Meaux, sans les lire, que Mme Guyon y était attaquée personnellement 2. Il renvoya

28 juillet 1694. — 2 V. la lettre de Fénelon au duc de Chevreuse, 24 juillet 1696.

à Bossuet son manuscrit en s'excusant de ne pouvoir le lire pour les motifs que l'on vient de voir. L'évêque de Meaux ne laissa pas de publier son livre. Mais Fénelon, qui avait une merveilleuse facilité et qui comprenait d'ailleurs qu'il ne pouvait plus se taire sans se compromettre aux yeux du public, se hâta de prévenir son rival en faisant imprimer les Maximes des saints. « On vit alors entrer en lice deux adversaires illustres, plutôt égaux que semblables : l'un consommé depuis longtemps dans la science de l'Église, couvert des lauriers qu'il avait remportés tant de fois en combattant pour elle contre les hérétiques; athlète infatigable, que son âge et ses victoires auraient pu dispenser de s'engager dans un nouveau combat, mais dont l'esprit encore vigoureux et supérieur au poids des années conservait dans la vieillesse une partie de ce feu qu'il avait eu dans sa jeunesse ; l'autre, plus jeune et dans la force de l'âge, moins connu par ses écrits, et moins célèbre par la réputation de son éloquence et la hauteur de son génie, nourri et exercé depuis longtemps dans la matière qui faisait le sujet du combat, possédant parfaitement la langue des mystiques; capable de tout entendre, de tout expliquer, et de rendre plausible tout ce qu'il expliquait. » Ils se prirent corps à corps, ils se portèrent bien des coups, dont quelques-uns, il faut le dire, ne furent pas assez mesurés. Des deux côtés on versait des larmes, mais en pleurant on reprenait la plume. La question pourtant n'avançait pas; et en effet où trouver des juges? Fénelon prit le parti, avec l'autorisation du roi, de déférer lui-même son livre au jugement de Rome. Longtemps encore l'affaire demeura pendante. On fit entendre à Louis XIV que le pape ne condamnerait jamais l'archevêque de Cambrai tant que celui-ci serait précepteur des enfants de France. Louis XIV, déjà prévenu contre Fénelon, se hâta de l'exiler dans son diocèse. C'est là qu'après s'être défendu jusqu'au bout avec une habileté et une facilité qui tenaient du prodige, il reçut enfin le jugement de Rome qui le condamnait.

C'était le 25 mars, jour de l'Annonciation. Il allait monter en chaire, et se disposait à prononcer un discours qu'il avait préparé pour la fête de la sainte Vierge. Aussitôt il change

D'Aguesseau.

son plan, et adresse à ses auditeurs une touchante allocution sur l'obéissance que nous devons à nos supérieurs. Il confirma ce premier acte de soumission par un mandement où il accepte sans restriction la condamnation prononcée par le saint-siége. Un célèbre écrivain de nos jours, grand admirateur, du reste, des talents de Fénelon, a voulu élever quelques doutes sur la sincérité de sa conduite en cette occasion. Pour nous, nous ne saurions croire un instant que Fénelon ait voulu autre chose que se soumettre. « On souffre; mais on ne délibère pas un moment, » écrivait-il à l'évêque d'Arras, dès qu'il eut reçu le bref d'Innocent XII. Il suffit d'ailleurs de parcourir sa correspondance pour voir qu'il était d'avance préparé à ce sacrifice. « Il est dans l'attente et dans la soumission d'un enfant de l'Église, qui doit lui être plus soumis qu'un autre, parce qu'il doit plus à l'Église à cause de sa place, et qu'il n'est digne d'être pasteur qu'autant qu'il est brebis docile. S'il se trompe, il sera celui qui gagnera le plus à cette affaire, car il sera détrompé. La vérité est bien plus précieuse qu'un triomphe 2. Il ne songe qu'à porter sa croix en paix, et qu'à prier pour ceux qui la lui font porter. Après avoir dit ses raisons à Rome, il subira toutes les condamnations que le pape voudra faire. On ne verra en lui, s'il plaît à Dieu, que docilité sincère, soumission sans réserve et amour de la paix 3. » Nous pourrions sans peine multiplier ces témoignages. Quant à savoir où était le bon droit, il n'y a qu'un mot à répondre, et c'est celui de Fénelon lui-même et de tout le monde catholique depuis saint Augustin: Rome a parlé. Après cela, qu'on plaigne Fénelon parce qu'on l'aime, parce qu'on ne saurait s'empêcher de l'aimer; que, d'un autre côté, à tort ou à raison, mais au moins légèrement, on accuse Bossuet d'insensibilité, de dureté, là n'est pas précisément la question. Si hauts que soient ces deux hommes, elle s'élève au-dessus d'eux. Il ne s'agit pas de prendre parti pour ou contre celui qui a plus ou moins nos sympathies; il s'agit de choisir entre l'erreur et la vérité: c'est la raison cette fois qui doit emporter le cœur. Quoi qu'il

1 Châteaubriand, Vie de Rancé. — 2 Lettre à la comtesse de Grammont, 12 septembre 1697. - 3 Lettre au duc de Beauvilliers, 12 août 1697.4 Lettre au C*** 19 mars 1700.

4

en soit, il est à regretter que ces tristes débats soient venus jeter la division entre deux grands hommes faits pour s'estimer et s'aimer toujours; et plus d'une fois sans doute ils s'affligèrent de ces fâcheuses extrémités où ils se virent si rapidement, et comme malgré eux, entraînés l'un et l'autre. « Trop heureux, disait Fénelon, si, au lieu de ces guerres d'écrits nous avions toujours fait notre catéchisme dans nos diocèses, pour apprendre aux pauvres villageois à craindre et à aimer Dieu! >>

MASSILLON.

Massillon (Jean-Baptiste), né à Hyères en Provence le 24 juin 1663, fit ses études au collége de l'Oratoire de sa ville natale; entra, en 1681, dans cette congrégation; fut ordonné prêtre; signala son talent dès son début dans la chaire, et alla néanmoins s'enfermer dans le monastère de Sept-Fonts, dont il prit l'habit, résolu d'échapper ainsi aux séductions de l'amour-propre que sa piété lui faisait redouter. Rendu cependant à la congrégation de l'Oratoire par l'autorité du cardinal de Noailles, Massillon professa successivement les belles-lettres et la théologie à Pézenas, à Montbrison et à Vienne; fut ensuite, en 1691, appelé à Paris pour y diriger le séminaire de Saint-Magloire; alla deux ans après prêcher le carême à Montpellier, et y excita une telle admiration, qu'il lui devint désormais impossible de fuir sa renommée. Rappelé aussitôt à Paris, il y prêcha le carême de 1699 en présence de Bourdaloue, qui, loin d'en être jaloux, vit avec joie s'élever quelque chose de plus grand que lui. La même année, il prêcha l'avent à Versailles devant une cour qui ne savait prodiguer au souverain que la flatterie. Il choisit pour texte de son premier sermon ces paroles de l'Écriture : « Heureux ceux qui pleurent!» Toute la liberté de la parole s'était réfugiée alors dans la chaire chrétienne; et Louis XIV savait recevoir de la bouche de la religion des leçons utiles et hardies qu'il n'aurait pas permis à une bouche profane de lui faire entendre. « Mon père, dit-il à Massillon après ce premier Avent, j'ai entendu plusieurs grands orateurs, j'en ai été content; pour

« PreviousContinue »